À l’occasion de la sortie de son premier album tout en Français, nous avons eu l’occasion de parler avec le mythe Chilly Gonzales. Autour d’un café au centre de Paris, il nous raconte la création de cet opus (entre autres).
La Face B : L’un des derniers morceaux que tu chantais en solo s’appelait Shut up and play the piano, du coup qu’est-ce qui t’a donné envie de revenir au chant ?
Chilly Gonzales : Ça fait quand même depuis 2011 que j’ai pas écrit sérieusement des paroles. Quand j’ai fait ce morceau, je ne savais pas que j’allais arrêter pendant si longtemps. C’était un peu prophétique, dans le sens où en 2012 j’ai eu un bouleversement dans ma vie personnelle qui a fait que j’ai commencé une psychanalyse assez intense, et quand j’ai commencé je me suis rendu compte que les paroles ne venaient plus. J’ai embarqué pour une dizaine d’années de musique instrumentale, où j’ai pris beaucoup de plaisir à suivre mes instincts artistiques autrement qu’avec les paroles. Et fin 2021, j’ai arrêté la psychanalyse et quelques semaines plus tard les paroles sont revenues.
C’est peut-être un peu cliché de dire que l’un remplace l’autre, et que le rôle de l’écriture des textes dans ma démarche artistique c’est lié au fait de creuser en moi, sortir des trucs, pour le pire ou le meilleur, d’accepter ce qui sort. Une fois que les paroles viennent, je prends ça comme un signe qu’il faut y aller. Je suis toujours là-dedans, je suis en train de finir un autre album en Anglais, rappé aussi, qui va sortir l’année prochaine. Ça commence à couler comme un robinet qui était rouillé, mais une fois que c’est parti ça ne s’arrête plus.
LFB : Sur cette période de dix ans, ce que tu as à dire a changé, il y a peut-être moins d’égo et plus de toi ?
Chilly Gonzales : On peut dire que tout ce qui est aller sur scène, échanger avec le public, jusque 2011 j’avais besoin de prendre cette énergie du public un peu plus pathologiquement, c’était lié à un truc qui me dépassait. Aujourd’hui, j’aime toujours ça mais ce n’est plus un besoin, c’est plus sain. Je constate que tous les gens qui montent sur scène et sont forts sur scène, c’est un peu des psychopathes mais qui ont réussi à détourner leur pathologie en quelque chose de positif. Je le dis sur l’album « fini les malaises, fini les malheurs, je finis mon couplet en tonalité majeure, je vis ma meilleure vie ». D’ailleurs vous étiez contents de ré-écouter Teki Latex en rap ?
LFB : complètement !
Chilly Gonzales : Moi aussi ! C’était pas évident parce qu’il a commencé en tant que coach vocal et ghost writer de Wonderfoule et Piano à Paris qui étaient les deux premiers morceaux que j’avais écris. Mais le but c’était qu’il réussisse à m’aider autant que je puisse écrire tout seul. C’est un senseï généreux, il ne voulait pas faire à ma place, il voulait juste me donner confiance pour que je puisse faire tout seul, comme un bon papa. French Kiss c’est le premier morceau que j’ai réussi à écrire tout seul, mais il a continué avec moi dans la cabine de studio, pour que je puisse livrer des trucs en Français, des fois aux syllabes près pour que j’évite des pièges.
Il me disait « non là il faut que tu sois sincère, que tu pousses pas trop sur cette syllabe, là on a trop l’impression que tu as envie de plaire », il a vraiment un baromètre pour tout ce qui ringard dans le Rap, jusqu’au présent, il sait toutes les choses qui vont arriver, et donc il me protège du fait de faire des choses dont j’aurai peut-être honte dans quelques années. Il a des antennes très très précises sur le Rap, et le Rap Français en particulier. Mais, après quelques mois où il était en studio avec moi je lui ai dis « mais on va faire un morceau ensemble sur mon album ou non ? », il me disait « non, j’ai arrêté le Rap ». Et il y avait une phrase : « mais qui rentrerait dans les annales », que je n’arrivais pas à faire.
Et à un moment donné il s’est mis devant le micro, et il a fait cette phrase, il m’a montré l’exemple et j’ai aperçu un petit déclic. Quelques jours plus tard je lui demande comment c’était de faire cette phrase, et deux semaines plus tard il m’a dit « bon peut-être que je pourrais faire un refrain », et encore quelques semaines plus tard il me dit « bon, on va faire un morceau ». Il avait aussi eu un déclic dans sa vie, il arrive avec ce concept, « on est trop bien, on a fait des progrès par rapport aux années 2000 où on était frustrés ». C’est lui qui a dit « on vit nos meilleures vies » et on s’est dit que ce serait ça le morceau.
LFB : Le choix des artistes ou des reprises s’est fait comment ? Ça ressemble à une extension de ton livre où tu parlais de prendre la musique comme un plaisir et pas comme une prétention ?
Chilly Gonzales : Mais tu as absolument raison. Même s’il y a des gens sur l’album qui ont énormément de succès comme Juliette ou Richard, qui a vendu 80 millions d’album. C’est quand même des gens qui sont sous-estimés ou mal compris, ou mis dans la catégorie du marrant, donc on ne peut pas les prendre au sérieux. Même Armanet, c’est la Véronique Sanson de notre temps.
Les gens vont dire que ce n’est pas une chanteuse littéraire, donc je lutte toujours contre cette idée que les gens qui s’amusent ne pourraient pas avoir de profondeur. Le travail de Philippe Katerine par exemple, membre de ma musical family, même s’il est absent sur l’album que j’ai fait dans une vitesse énorme, parce qu’on avait déjà prévu l’autre album en Anglais rappé l’année prochaine. Et c’était trop tard pour intégrer Philippe mais c’est le genre de personne qui ont cette dualité de s’amuser et d’être de vrais poètes ou de vrais artistes. Ça peut être frustrant de temps d’être mis dans une case où on n’est pas pris au sérieux, mais quelque part on s’amuse et c’est nous les gagnants par rapport aux pauvres chanteurs qui doivent toujours se comporter de façon sérieuse.
Et donc là j’ai réuni des gens qui comme moi, croient qu’il faut prendre du plaisir. On va pas se priver de prendre du plaisir, de s’amuser, dire des choses marrantes, s’habiller en robe de chambre sur scène, ou d’être bouleversant d’une façon visuelle, tu vois comme Teki Latex est sappé, comme Bonnie Banane se présente sur scène, comme Juliette Armanet se jette dans le public, c’est vraiment mon équipe. Et même monsieur Clayderman, c’est un mec qui a amené le piano et la musique instrumentale à des milliards de gens partout dans le monde, il m’a inspiré à faire de la musique, je me suis dit c’est possible d’être pianiste et d’être cool, de s’habiller bien, d’avoir les cheveux blonds, un balayage, de porter un smoking, des chandails sur son piano.
Pour moi c’était fascinant de voir qu’un pianiste peut-être comme ça, par rapport aux pauvres pianistes classiques que j’observais quand je faisais le conservatoire. Donc peu importe si toute son oeuvre n’est pas à 100% à mon goût, parce qu’il représente l’exemple dont j’avais besoin pour pouvoir faire ce que je fais aujourd’hui.
LFB : Pour changer un peu de sujet, la transmission semble avoir une place importante pour toi, qu’est-ce qu’il y a de spécial dans l’enseignement ?
Chilly Gonzales : Je lutte contre l’idée que ce que fait l’artiste est sacré. Je n’aime pas l’idée de mettre sur un piédestal, considérer ça comme un tour de magie. Donc quelque part ça tombe un peu sur moi de montrer ce qu’il y a derrière le rideau, même si j’aime bien être larger than life sur scène, de façon un peu contradictoire. J’ai l’impression qu’on partage plus de son intimité en projetant des fantasmes. C’est pour ça que je me comporte comme un génie musical sur scène, parce que je fantasme de l’être et que c’est ce qui représente la véritable intimité.
J’ai observé ça chez les rappeurs, Sinatra, Bowie, les gros entertainers, ce sont des gens qui représentent leurs fantasmes et c’est comme ça qu’on se sent proches d’eux, il n’y a rien de plus intime. Et en même temps, dans le milieu musical, on se met un peu un rideau quand vient le moment de parler de leur processus. Donc je veux apparaître comme un super méchant et en même temps, décortiquer le processus de la musique et montrer que finalement, dans le classique ou le jazz ce sont les mêmes principes que dans la pop ou le rap. Ce sont toujours les mêmes principes de surprise et de satisfaction, avec une séquence d’accord, un build up et un drop ou avec un drum solo dans le jazz. Donc j’essaie de faire des connexions entres les styles, entre les époques, pour montrer qu’un style de musique n’est pas juste rattaché aux instruments qu’on utilise.
Quand je joue Knight Moves, c’est avec un piano, un cello et un violon et on a quand même l’impression d’entendre de l’électro. Pourquoi ? Parce qu’on joue avec l’esprit, quelque chose qui n’est pas lié avec le fait d’avoir une boîte à rythme sur scène. Pareil on peut jouer l’attitude du Rap sur un piano sans 808 (NDLR: une boîte à rythme célèbre). De même on peut avec un effet de peplum, de musique classique dans un morceau de Rap. Et finalement ce sont des principes assez bétons qui rassemblent les musiques Occidentales, et j’insiste bien sur le Occidentales, parce que c’est ce que je connais, ma culture.
C’est la musique classique et le jazz que j’ai étudiés, et puis la musique afro américaine qui pour moi contient toute la musique Pop jusqu’à aujourd’hui le Rap. Je ne connais pas trop les autres cultures, Asiatiques ou autres. Il y a sans doute d’autres esthétismes, d’autres outils que je ne connais pas. Ici, on raconte la musique en gérant la création des attentes, le fait de récompenser ou non les auditeurs.
LFB : Ta musique est ancrée dans l’époque où elle paraît, est-ce que ça te représente à ce moment-là ?
Chilly Gonzales : J’essaie de toujours trouver de nouvelles façons de me mettre dans l’inconfort. Pour moi, le confort c’est l’ennemi. Si j’étais dans le confort, on parlerait de Solo Piano 28. A chaque fois, j’essaie de retrouver quelque chose qui sort le meilleur de moi, c’est le cerveau du débutant. C’est grâce au piano, ma maîtrise, ma sagesse absolue au piano qui fait que je peux essayer autre chose. Sans ça, je n’aurais peut-être pas osé écrire un livre, parce que j’aurais été dans un rapport de comparaison avec les autres auteurs, avec Victor Hugo, comment je pourrais faire ?
Si je me mets au Rap Français, je ne vais pas me comparer à un grand rappeur. Mais le fait que j’ai cette base au piano me permet d’être dilettante, d’essayer quelque chose de nouveau et ça me rajeunit. Ça fait qu’hier je suis passé au podcast Le Code de Mehdi Maizi, j’étais sûrement le plus vieil invité qu’il ait jamais eu. J’ai 51 ans et hier j’ai fait mon premier média rap, donc je me dis que je découvre, j’ai le cerveau du débutant, je ne suis pas à l’aise du tout.
C’est pour ça qu’on a l’impression que les albums soient dans leur temps, et il me faudra tellement longtemps avant de revenir au piano solo, ce ne sera pas avant plusieurs années, parce que j’aurais d’autres choses à explorer avant que revenir au piano solo ne soit un challenge pour moi. J’observe ça chez quelques collègues, qui répètent les mêmes choses et je vois que je ne veux pas ça.
LFB : Donc là le challenge c’était quoi, de maîtriser l’humour Français ?
Chilly Gonzales : Déjà, d’écrire des textes. Même en Anglais, ça aurait été un grand moment. En Français, c’était le challenge de plus. C’est une langue intimidante parce que les Français ont une relation extrêmement forte avec leur langue, plus que les autres pays. Vous avez même une académie pour protéger votre langue même s’ils le font mal, ils essaient. Qui dit courriel à part les Québecois ? Il fallait que je m’affronte, m’approprier cette langue, en restant Chilly Gonzales. C’est pour ça que je dis je vous French Kiss avec MA langue Française, parce que ce n’est pas tout à fait la même que la votre. Avec l’aide de Teki Latex, j’espère que je l’ai fait.
LFB : L’interlude Gangstavour transforme un peu l’utilisation de la mélancolie par Chilly Gonzales, qui est beaucoup plus douce ici…
Chilly Gonzales : Et le prochain en Anglais est beaucoup plus fâché. Gangstavour, c’est vraiment une chanson d’amour pour moi. J’ai adoré le temps que j’ai passé avec Monsieur Aznavour parce que je me retrouve beaucoup dans sa démarche. Il avait 80 ans, il était motivé également par des choses nobles, le fait de partager sa musique avec les gens, et en même temps, toujours dans un mode rancunier. Toute sa carrière représente une vengeance sur un pays qui ne l’a pas aimé comme il aurait voulu être aimé, et là-dedans je me reconnais. On se demandera pourquoi ce gars-là, qui était considéré comme le Franck Sinatra Français, une légende vivante, qui a tout fait, comment peut-il ne pas être satisfait ? Mais moi je comprends pourquoi. C’est parce qu’on perd l’oeil du tigre si on est dans le confort. C’est pour ça qu’il devait garder cette flamme avec lui. La phrase « Y’a pas d’ascenseur ici, j’ai un ascenseur chez moi », c’est une pure phrase de rappeur. Je voulais représenter ça, cette démarche dans laquelle je me reconnais. J’espère qu’à 80 ans j’aurais la même envie que lui avait.
LFB : D’ailleurs quand on regarde ta carrière, qu’est-ce qui te challenge encore ?
Chilly Gonzales : Je ne sais pas, je suis en pleine découverte de la rencontre entre French Kiss et le monde. C’est un peu le début de la deuxième partie de la création. Pour moi, la sortie d’une oeuvre c’est la transition entre l’artiste et l’entertainer, je parle de l’album, son histoire, les clips, les concerts, et pour moi cette partie là compte autant que la création. La création, je me fais plaisir à moi-même, sans compromis, sans penser au résultat final, mais c’est que la première étape. La deuxième, c’est comment raconter l’histoire pour que la musique puisse avoir le plus de pouvoir possible. D’autres pensent que c’est se salir les mains de penser à la deuxième étape. Moi j’ai déjà fait la première étape, quand c’était pur, maintenant je viens me salir, j’aime bien, je suis un cochon dans la boue. Donc tant que la tournée n’est pas terminée, je vais découvrir plein de choses sur l’album. Et là, l’album prochain je ne peux pas trop en parler parce que je suis encore dans la première étape. Alors qu’ici je suis un cochon, une bête de scène, on n’appelle pas ça une bête de scène pour rien.
LFB : tu sais déjà comment cet album va vivre en concert ?
Chilly Gonzales : J’ai déjà fait deux concerts, mais il reste beaucoup de choses à évoluer. Mais déjà de jouer les morceaux pour des Français, sur chaque ligne, parfois chaque mot, j’ai pas trop l’habitude. Quand je joue mes morceaux en Anglais, c’est plus un tout qui fait les réactions, je n’ai pas l’habitude aussi millimétrées, donc c’est intéressant pour moi. Par exemple quand je dis « Je vous French kiss comme un vrai çais-franc », c’est suivi très vite par le name drop de François Miterrand, mais ça tombe pendant les rires de la première phrase, donc je perds la suite. Donc il faut que je rajoute une mesure au morceau pour mieux l’amener.
LFB : Est-ce que tu as des coups de coeur que tu aimerais partager ?
Chilly Gonzales : Oui bien sûr, je lis une série de livre qui s’appelle Les Rois Maudits, par Maurice Druon. Ça se passe au XIVème siècle, ça parle des rois qui s’empoisonnaient beaucoup. Et j’ai l’impression de mieux comprendre la dualité entre la sophistication et la barbarie des Français. Et niveau musique je m’éduque au Rap Français depuis un certain moment. J’aime beaucoup Makala, j’ai l’impression que le meilleur rappeur Français est Suisse en ce moment, je suis vraiment fan. On est en contact maintenant, on se croisera peut-être à Montreux. J’aime beaucoup 404Billy, qui a un peu cette énergie façon Mr.Oizo, joliment dégueulasse.