Careful! : Nouvel opus du quatuor post-punk Deeper

Qui a dit que la seule terre promise du post-punk était l’Angleterre ? En 2020, le groupe originaire de Chicago sortait l’excellent, et déjà très marqué stylistiquement, Auto-Pain. Nous voilà maintenant trois ans plus tard, et c’est chez Sub Pop Records que les quatre garçons sortent le troisième volet de leurs aventures avec Careful!.

Ce nouvel album marque un plongeon encore plus profond dans l’univers sensible et froid de Nic Gohl et de ses acolytes (Shiraz Bhatti, Drew McBride et Kevin Fairbairn). Et cette dureté esthétique, on la ressent avant même de se jeter dans les 40 minutes du disque, rien qu’en regardant la cover de celui-ci. De manière encore plus flagrante qu’avec celle d’Auto-Pain, l’ambiance brutaliste et urbaine nous saute aux yeux avec cette photo de bâtiments qui se superposent géométriquement. Rajoutons à ça l’impression nostalgique et terne du sépia noir et blanc, et la seule vue de la couverture de cet album fait naître un sentiment de douce tristesse doublée d’une légère oppression. La typographie du «Deeper», avec ses lettres arrondies et son irrégularité, et, le graffiti «Careful!» que l’on voit tagué sur une des façades, créent éventuellement un décalage, et adoucissent quelque peu la froideur machinale et moderne de cette couverture.

Ces 13 morceaux, dévoilés au grand public le 8 septembre dernier, commencent avec Build a Bridge. Cette première track affiche directement la couleur et évoque presque immédiatement la facette architecturale du projet. Les nettes influences venues des eighties, la lancinance et le côté incisif et froid des guitares se mêlent avec brio aux synthés aériens et répétitifs. Le tout apparaît finalement comme un post-punk plus mélodique et subtil que celui proposé par la majorité des groupes venus d’Angleterre, mais également plus machinal et automatique. Et c’est justement à travers cette idée métaphorique de la machine que l’on ressent dans le rythme, et dans les paroles (« I saw the black, I saw the mirror, Is this really what you need? », « It’s the right kind of rhythm », « Fighting some sort of sense of reality, Upon looking in this old town ») que le constat, et peut-être même la critique du monde terne et mécanique qui nous entoure, nous apparaissent comme logiques.

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Juste derrière, Heat Lamp. Cette interlude de 40 secondes, uniquement constituée de synthétiseurs dans un style ambient, vient nous caresser le derrière de la tête. Digne d’une préparation au décollage d’une fusée, ce passage qui fait indéniablement penser à du Tangerine Dream nous affiche ici-même, en guise de préambule, la prise de position beaucoup plus électronique du groupe dans cet album. L’enchainement est parfait, logique, quand les premières guitares du morceau Glare commencent à sonner. Les fans de Preoccupations, de Crack Cloud, de Cola ou de N0V3L ne resteront clairement pas insensibles à la mélancolie radicale et à la déferlante de cordes noyées dans le chorus et dans la réverbération de ce tour de force résolument post-punk. L’efficacité de la batterie qui ancre au sol le tourbillon vaporeux de la voix de Nic, et du reste des instruments, nous envoie dans une machine à laver d’une violente tristesse et d’une rage désincarnée.

Deeper (Crédits : Sub Pop)

Le ton change avec Tele. On plonge un peu plus dans les abysses et dans la noirceur électronique de Careful!. Ce titre audacieusement plus sombre et plus mélancolique, semble tout droit sorti d’un club underground à la mode des années 80. Le retour d’un chorus très marqué sur la basse, la boîte à rythme aux accents EBM et indus et le chant plaintif et ténébreux s’unissent pour créer une véritable machine nostalgique et dark, une machine qui nous envoie dans une échappée presque robotique durant laquelle des figures comme Depeche Mode, Joy Division ou New Order ne nous sont pas inconnues.

Bite débarque avec une batterie complètement motorik et des mélodies guitares/voix très entêtantes. Ce morceau, que l’on pourrait qualifier de « post-kraut dépressif » sonne comme une lutte autant intérieure qu’extérieure, un tunnel sombre au bout duquel on peut tout de même apercevoir une faible et pâle lumière d’espoir.

Une fois de plus, on se retrouve face à une interlude ambient nommée Pilsen 4th. Cela traduit clairement une volonté de coudre l’album en un bloc, de raconter une histoire de A à Z et de proposer un objet musical global et cohérent.

C’est éventuellement à partir du morceau Sub, que certains vont commencer à ressentir le seul point faible de Careful! : sa répétition. Cette lancinance et ces mêmes suites et enchainements d’accords peuvent en effet évoquer une certaine redondance aux oreilles des plus pressés d’entre nous. Pourtant, cette transe algide émerge plus comme une contemplation désabusée et comme une affirmation d’un style que comme du recyclage.

Fame surprend avec son intro mystérieuse durant laquelle on peut entendre quelqu’un diriger rythmiquement un groupe de personnes en leur demandant de frapper dans leurs mains, ce qui finit par produire le rythme général du titre en question. La douce violence presque mystique dans la manière dont sont chantées les paroles, dont les cuivres s’envolent et dont les synthés indus se dissèquent et se superposent ne sont pas sans rappeler Squid ou même Viagra Boys.

On redescend presque instantanément du « bad trip » avec Everynight qui nous remet les pieds sur terre sans problème. Ce nouvel ancrage est d’abord du à une question que nous n’avons toujours pas abordé, mais, oui, Careful! est avant tout un album résolument pop. Et c’est justement cette ambivalence, ce paradoxe entre d’un côté, une facette profondément sombre, répétitive, triste et froide, et , de l’autre, le gros travail sur le son des guitares, des synthés et la chaleur générale de la production de l’album, qui font la force de celui-ci. Everynight en est l’exemple parfait, et prouve que ce troisième opus s’inscrit parfaitement dans le paysage actuel de cette scène post-punk.

La boite à rythme complètement lo-fi et industrielle du morceau Airplane Air nous renvoie directement à la radicalité et au brutalisme esthétique de cet album. Comme un témoin de notre époque, nous sommes hantés par la vision directe et sincère du groupe.

L’enchainement avec devil-loc se fait de manière très fluide et nous emporte à l’intérieur de ce qui est le seul morceau instrumental de Careful! sans compter les petites interludes. Pas de chant, pas de guitare. Uniquement une recherche dans les textures sonores. Le postulat électronique et synthétique de l’album prend ici une dimension plus marquée et surprend avec les accents et les notes quasiment IDM de ce titre.

Deeper (Crédits : Julia Fletcher)

Finalement, l’intensité et la puissance de Deeper, c’est d’arriver à atteindre l’érotisme de la simplicité musicale dans une tranquillité et dans un calme charmeur. Dualbass illustre cette idée d’efficacité parfaitement. Telle une autoroute, la ligne de basse trace tout droit son chemin et laisse place à des guitares aguicheuses, par dessus lesquelles le chant se pose dans une véhémence toute retenue. La classe.

En définitive, tout est logique dans Careful!. La fin est beaucoup plus ouverte et positive, avec le titre Pressure, que le début de l’album. On sort du tunnel, on sort du brouillard, le soleil se lève un peu à travers les nuages. Paradoxalement, à l’inverse du nom de ce morceau, la pression disparait complètement. La chape de plomb menaçante qui pesait sur nos épaules et sur nos esprits se dissipe et laisse apparaître le message global que le groupe souhaite faire passer à travers ce disque (c’est McBride qui le dit lui-même) : “Careful! is about looking out for one another.” (« Careful! parle de prendre soin les uns des autres »).

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