Tous les traumatismes sociaux, et donc les conflits et rapports conflictuels qui en découlent sont dans une certaine mesure une question de représentation. Ce qui inclut donc la question du signifiant et du signifié, chère au monde des études culturelles. La résultante de cette problématique voit son point de bascule, tant bien social, économique ou politique, dans la complexe notion du point de vue. Cette question est sujette à changement, elle est amenée à muter en même temps que la société ainsi que ses normes et valeurs. Une des crises sociales ayant lentement évoluée est celle de la discrimination raciale et des égalités dans une société qui se dit issue d’une nation libre. Les États-Unis sont le théâtre d’une multiplication des cas de traitements à caractère raciste. Un abus de pouvoir mis en lumière par de nouvelles générations, de plus en plus éduquées sur le sujet et le passé coloniale et esclavagiste de la plus grande des nations modernes.
Avec le temps et les profondes mutations sociales, politiques et culturelles, de nombreuses autres problématiques sont apparues. On peut notamment mettre en avant la question de la transidentité et de la possibilité d’un changement de genre. De ne pas se cantonner au genre que l’on a attribué à un individu au moment de sa naissance lié à des attributs physiques distincts. Un questionnement social qui a été assujetti au progrès et donc, à l’écrit scientifique et à la recherche. La sociologue franco-chilienne Karine Espineira a travaillé sur ce sujet et en a tiré des conclusions générales, allant au-delà de la question de transidentité. Pour elle, la légitimation de ce fait social, aujourd’hui entré dans les mœurs, permet de donner une nouvelle dimension à la lutte contre tout type d’inégalités.
Dans ces mêmes traitements inégaux, l’autrice prend également en compte la question du féminisme, né au à l’aube des années 70s, et donc par extension de la problématique des rapports entre les hommes et les femmes. En cinquante années, le mouvement a grandi, est devenu très important et occupe aujourd’hui une place prépondérante dans les débats sociaux publics. Il est devenu tant répandu qu’il a perdu cette sorte de statut subversif qu’on lui a attribué lors de son apparition et de sa démocratisation, pour finalement devenir une cause évidemment d’une grande importance, mais politiquement correcte et établie socialement parlant. On peut aujourd’hui répertorier de nombreuses figures artistiques importantes et considérées cultes dans le monde du féminisme et des luttes contre l’oppression féminine et l’égalité homme/femme. On peut notamment mettre en avant l’artiste et chanteuse japonaise Yoko Ono et tout son travail autour de l’expérimentation artistique. Comme figure purement visuelle, l’exemple sans doute le plus connu réside dans les travaux de l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo.
Quelque soit la lutte concernée et les problématiques énoncées, l’art a toujours été un facteur important dans ce processus de conscientisation et dénonciation d’un problème sociétal profond. En ce qui concerne la musique, les genres mettant un certain accent sur l’importance du texte rencontrent une faculté plus naturelle et légitime à aborder ce genre de sujets. L’un des microcosmes musicaux aujourd’hui considéré comme le possible tremplin de paroles engagées est le Rap et plus largement le Hip-Hop. De par le succès et la notoriété de cette musique, le message d’inclusivité et de lutte pour une société plus juste et égalitaire se répand, gagne en importance chaque jour. L’un des artistes les plus influents de cette mouvance vient de la côte Ouest américaine, et plus particulièrement de Compton dans le comté de Los Angeles. C’est là que Kendrick Lamar Duckworth a grandi et s’est forgé en tant qu’homme.
Ce dernier vient d’un milieu social dans lequel les inégalités sociales sont courantes. D’ailleurs, ce manque d’égalité profond a acquis une telle notoriété publique que la réputation de cette ville a aujourd’hui une allure terriblement noircie. Ces problématiques touchent précisément la différence de traitement constatée et persistante entre les personnes blanches et celles dites racisées. De manière plus générale, c’est un problème demeurant depuis bien des décennies, nourrissant un cercle vicieux aussi déplorant que long. L’un des derniers événements de grande ampleur en date concernant cette problématique raciale aux États-Unis remonte à 2020 et la mort tragique de Georges Floyd. Un scandal qui aura d’ailleurs occupé pendant plusieurs mois le monde entier, poussant même l’ONU à appeler à la reconduction constante des luttes contre le racisme.
Ce problème social profond et typiquement américain qu’est le racisme et les inégalités sociales menant à une division de la population, jusqu’aux hautes sphères politiques et médiatiques, Kendrick Lamar s’en est servi de support pendant toute sa carrière. Avec le temps, le rappeur est devenu une figure de proue de cette lutte constante contre les institutions officielles. Cet engagement va même aller jusqu’à lui faire remporter un prix Pulitzer en 2018 pour son album DAMN et plus largement pour l’ensemble de son œuvre. De plus, ce dernier rencontrera également le 44ème Président des États-Unis, Barack Obama, dans le bureau oval. Lui qui est également un véritable symbole des luttes anti-discriminations américaines et de l’inclusion des populations opprimées dans une société plus juste et paisible.
K-Dot, de son surnom, évoquera également d’autres sujets de société touchant la première force économique mondiale. Cet ensemble de thématiques politiques traité fera avec le temps de lui une réelle figure d’engagement et de soutien populaire. Avec ce succès d’estime très important s’étant additionné à l’immense succès commercial du rappeur, Kendrick Lamar est rapidement devenu une personnalité importante. Il s’est transformé en une sorte de miroir poétique de la population américaine contemporaine, un reflet renvoyant une image brutalement honnête et sans concession. La représentation d’une société opprimée qui se verra attribué en 2015 au Sénat le titre honorifique d’ « icône générationnelle » pour son engagement, tant bien artistique que social en faveur des populations de son district d’origine.
Le but de cet article est d’analyser et de définir comment l’originaire de Compton est devenu une figure qui cristallise les luttes sociales contemporaines via la prisme de son art. Nous observerons dans un premier temps comment ce dernier met en exergue et illustre son milieu et contexte social, quelle analyse en fait-il. Nous verrons ensuite comment son engagement politique fort (notamment dans les luttes contre les discriminations raciales) a fait de lui une sorte de figure christique aux États-Unis. Puis dans un troisième et dernier temps, nous analyserons de quelle manière Kendrick Lamar a lui-même déconstruit certains traumatismes inhérents aux communautés noires et afro-américaine, par les biais d’une introspection profonde et d’un regard assagi sur notre structure sociale. Ceci lui permettant dès lors de s’exprimer sur des sujets sociétaux sensibles et universels.
LE RÉCIT AUTOBIOGRAPHIQUE DE GOOD KID, M.A.A.D CITY ET LA VIE À COMPTON
En 2021, sur mille résidents du district de Compton, 38 ont commis au moins un crime, ce qui correspond à un taux de 3.8%. C’est le contexte dans lequel Kendrick Lamar Duckworth a grandi. Dans cette zone du comté de Californie cohabitent majoritairement deux ethnies : les afro-américains et les latinos. Ces derniers cités sont issus d’une importante vague d’immigration depuis le Mexique et l’Amérique Centrale ayant pris place pendant les années 1980. De facto, de nombreuses relations conflictuelles ont vu le jour et continuent encore aujourd’hui d’entériner la paupérisation de la population de la ville. Le taux d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté est très haut, 28%, et en suit un taux de chômage égal à 20%. Pour terminer, c’est à Compton que naquirent les premiers gangs américains qui, avec un certain développement, sont aujourd’hui éminemment puissants à travers tout le territoire états-unien.
Le premier album de Kendrick Lamar, good kid, m.A.A.d city, est en quelque sorte le récit de la vie d’un enfant dans cette ville infestée par le crime et l’insécurité. La première chose très intéressante à mettre en avant est le paradoxe que le titre de ce disque met en évidence. Le bon enfant, symbole de l’innocence et de la jeunesse (good kid), et le lieu dangereux et imprévisible dans lequel il grandit et se construit en tant que personne à part entière (m.A.A.d city). Comme on peut aisément le comprendre, ce premier album constitue le récit de la vie de Kendrick Lamar, raconte son histoire, ses craintes de la vie dans le « hood » de Compton. On peut se pencher de plus prés sur la pertinence et surtout l’audace de cette démarche. Si depuis le majestueux 808s & Heartbreaks de Kanye West et le touchant Man on the Moon de Kid Cudi, la vulnérabilité n’est plus tabou chez les rappeurs, cette dernière est ici à nuancer. Le rappeur exprime ici une réelle sensibilité, une poésie touchante et chancelante s’exprimant sur son enfance au milieu des gangs et les différents et insécurités y régnant.
On peut notamment y entendre Kendrick Lamar évoquer l’influence des guerres de gangs et notamment celle prenant place sur tout le territoire américain entre les Crips et les Bloods. Ces groupes, en majorités composés d’afro-américains sont en activité depuis plus de cinquante ans et sont en conflit depuis autant de temps. On y retrouve une imagerie très marquée qui a de nos jours pleinement intégré la culture Rap, et de manière plus générale la culture populaire. En effet, chacun des deux gangs est associé à une couleur particulière : le rouge pour les Bloods et le bleu pour les Crips. Cette question de gangs et de toute la violence qui en suit, particulièrement avec les trafics de drogue et l’omniprésence d’armes occupe l’immense majorité des textes de good kid, m.A.A.d city.
Dans le morceau m.A.A.d city, Kendrick Lamar cite d’ailleurs directement deux gangs, dont notamment l’un des deux évoqués précédemment : « If Pirus and Crips all got along / They’d probably gun me by the end of this song ». En plus de directement citer ces derniers, le rappeur met ici en avant leur violence et leur virulence. Ici, le crime est présenté comme une facilité, une tentation à laquelle il est difficile de résister quand on se souvient de la pauvreté régnant à Compton. Dans ce cas, on peut dire que le crime est une norme, quelque chose d’encré dans les codes sociaux de ces personnes, des méthodes qui, dans ces cercles socio-économiques précis, représentent une porte de sortie évidente d’une paupérisation de plus en plus prononcée. Cette normalisation de la pratique d’activité fuyant les limites de la légalité prend une mesure toute autre quand elle devient un moyen de pression social.
Le titre The Art of Peer Pressure prend le parti de mettre en avant cette pression effectuée par un groupe social défini, ici ses amis. Comme l’indique Kendrick Lamar, le morceau constitue le conte d’un récit épisodique, celui d’un braquage auquel il a participé. À travers ce paradoxe filé, on retrouve une opposition qui revient plusieurs dans les paroles et qui présente toute la complexité des liens sociaux dans un tel contexte : « But shit I’m with the homies right now ». On peut donc ici observer toute la problématique de l’influence qu’exerce la question de la pression sociale sur les agissements et modes de pensée d’un individu. Pour être plus précis, lorsque le personnage de Kendrick Lamar est en présence de ses amis, qui sont une figure à part constituant un protagoniste de l’histoire, ce dernier adopte des comportements déviants. Les quatre premiers vers du refrain représentent parfaitement ce changement de caractère et de comportement :
Smokin’ on the finest dope, ayy-ayy-ayy-ah,
Drank until I can’t no mo, ayy-ayy-ayy-ah,
Really I’m a sober soul,
But I’m with the homies right now.
The Art of Peer Pressure (good kid, m.A.A.d city)
On peut voir que la consommation de drogues et d’alcool est ici justifiée par le fait que Kendrick Lamar se trouve en compagnie d’autres personnes qui elles, en consomment. Toute la narration du morceau est basée sur cette notion d’altération comportementale. Elle est en réalité reliée non pas seulement à groupe d’amis, mais bien à un groupe social bien plus important et étendu : la ville de Compton. Ici on comprend que ses comportent déviants et violents ne font leur apparition chez le narrateur seulement lorsqu’il est en compagnie des individus exerçant une pression sociale. Par ailleurs, The Art of Peer Pressure n’est pas un traitement isolé de cette question de nécessité de céder à une pression sociale pour s’intégrer. En effet, on retrouve également le titre Swimming Pools (Drank) qui lui traite des conséquences et effets de cette exposition à un tel environnement pendant une longue durée.
Le morceau est basé sur une métaphore qui est directement exposé dans son titre : l’association de la figure de la piscine avec l’ivresse. Swimming Pools (Drank) traite du phénomène latent dans les communautés afro-américaines qui, suite à une pression sociale forte des paires, tombent dans l’alcoolisme. Pour être plus précis, il est ici propos des comportements d’auto-dépréciation menant à une consommation excessive d’alcool. On retrouve d’ailleurs cette image d’une noyade dans une piscine de liqueur. Ce problème social fort et extrêmement problématique est en réalité comparable à une maladie héréditaire, qui traverse les générations. C’est d’ailleurs ce que confirme dans les notes laissées concernant les paroles et thématiques de l’album :
« Ce morceau parle de moi me remémorant les années ou j’étais un enfant témoin d’une vie dans une maison se livrant à la consommation d’alcool. Tellement d’alcool que ça aurait pu remplir une piscine. Au final, ce souvenir est devenu une réalité quand je suis devenu un adulte. ».
Cette omniprésence de produits et de consommations nocives est accompagnée d’un contexte de violence suivant les personnages du récit et la population de Compton. Le morceau en deux parties Sing About Me, I’m Dying of Thirst fait part de ce climat turbulent tournant autour de la narration du disque. Le rappeur fait d’ailleurs part de cette présence constante de la violence et du crime dans son entourage d’une manière habile et poétique : « This orphanage we call a ghetto is quite a routine ». La violence prenant quotidiennement place n’est plus choquante, elle n’étonne plus, au contraire, elle devient une routine à laquelle le personnage principal s’habitue. Au sein de ce titre, Kendrick Lamar raconte l’histoire de l’une de ses connaissances, Dave, tué par balle. Le rappeur emploi un ton fataliste, démontrant à quel point ce genre d’évènements tragiques est monnaie-courante. On l’entend même, au sein du premier couplet, dire : « Niggas like me never prosper ». Tout le monde à Compton connaît le crime, d’une manière ou d’une autre. Tout le monde est familier à ce climat social délétère au sein duquel la violence et la mort occupent une place particulière.
À vrai dire, ce morceau pose les premières fondations de la mutation du personnage. La deuxième partie, induite par un beat-switch habilement amené, s’ouvre sur une phrase clairvoyante quant aux intentions de fuite de Kendrick Lamar : « Tired of runnin’, tired of huntin’ ». On retrouve cette idée de besoin de fuir cette criminalité héréditaire d’ailleurs illustrée par la citation précédemment mise en avant. L’objectif ici énoncé est de sortir d’un cercle vicieux dans lequel sa famille est imbriquée depuis plusieurs générations. Il est possible ici d’évoquer l’idée de briser une certaine tradition. On peut finir sur ce titre en abordant également la symbolique religieuse contenue dans le titre du morceau et explicité durant sa conclusion. La soif dont le personnage souffre renvoie à la chrétienté et à l’eau bénite. C’est en cela que le skit donne tout son sens à la piste dans le contexte narratif de good kid, m.A.A.d city : « That means you need water, holy water. You need to be baptized, with the spirit of the Lord ».
Cette idée de contexte social au caractère héréditaire creuse un peu plus le climat inégalitaire régnant aux États-Unis, et tout particulièrement dans une ville comme Compton. On peut constater à travers tout le long de good kid, m.A.A.d city, mais aussi dans toute la carrière de Kendrick Lamar, un discours émettant l’idée d’une division, d’une scission en deux de la société américaine. Cette dernière se voit caractérisée par une différenciation raciale, donc motivée par une démarcation déterminée entre différentes ethnies. Au-delà d’un phénomène de racisation, nous avons ici à faire à une processus de racialisation. Par le biais de cette catégorisation ethnique de la société, une des classes, ici l’ethnie et les populations blanches, établissent un rapport de domination qu’ils exercent à l’encontre du reste de la population.
Cette idée de division peut être perçue par le prisme du marxisme et de la notion de lutte des classes. Comme on l’a évoqué précédemment, ici cette division est motivée par la racisation et la différenciation ethnique. Le rapport de domination induit donc un dominant ainsi qu’un dominé. Ici, les dominants sont les personnes blanches, alors que les dominés sont représentés par la population de Compton, à savoir majoritairement des groupes afro-américains et latinos. En étant toujours dans cette optique, la superstructure dont fait part Karl Marx dans le manifeste du parti communiste est représentée par le capitalisme. C’est cette superstructure qui induit indubitablement une organisation sociale et économique basée sur un rapport de domination se traduisant par une inégalité sociale et donc également économique tangible dans l’œuvre de Kendrick Lamar.
Pour quitter ce contexte, la solution est de s’élever socialement, et par conséquence économiquement. Seulement, cette question d’élévation s’heurte au milieu social dans lequel elle prend forme. Dans le contexte de Compton, cette solution s’avère être le meurtre et le crime. Ici, il est question de s’affranchir de l’influence et du fonctionnement de la superstructure capitaliste par le biais de l’illégalité. On peut interpréter cette démarche comme une forme de résistance se rapprochant de ce que Karl Marx, toujours dans le manifeste du parti communiste, appelait la lutte des classes. En ce sens, l’objectif est de contourner les rapports inégalitaires de la société de Compton et donc, de s’éloigner le plus possible d’une quelconque forme d’inégalité sociale. Le but ici est de passer de l’autre côté, de passer de dominé à dominant. C’est une notion que le rappeur présente tout au long de la première partie de good kid, m.A.A.d city. Le personnage de Kendrick Lamar s’adapte à son contexte et ses rapports sociaux pour tenter d’en atteindre les hautes sphères, celles des individus contrôlant les moyens de production.
Cette élévation sociale dont font part les textes écrits par le rappeur sont une allégorie du rêve américain. En prenant en compte les études postcoloniales et la théorisation des rapports sociétaux depuis l’avénement du colonialisme et du fonctionnement de sa structure, on peut attester du caractère illusoire de ce mythe. Pour conforter cela, on peut notamment mettre en avant la disparition de la notion de lutte des classes à part entière du fait de l’adaptation des élites bourgeoises. Comme Raymond Williams le développe dans son essai Working Class Culture, par l’avènement des middle-classes (classe moyenne en français) la population est devenue moins prolétaire et plus bourgeoise. Les barrières entre les classes sociales se sont brouillées lors de la deuxième moitié du vingtième siècle, tuant alors la lutte des classes marxiste pourtant unanimement reconnue à l’époque. En d’autres mots, la bourgeoisie s’est adaptée aux changements prenant place à cette époque précise amenant une mutation des codes sociaux, de la structure sociale capitaliste et de son rapport de domination, et dans le cas du texte de Williams, également culturel.
Cette notion de domination entre deux classes distinctes nous renvoie à la théorie de la colonialité du pouvoir et de l’incapacité des subalternes, des dominés, à acquérir une certaine forme de pouvoir. Cette forme d’impuissance systémique induite et forcée par la structure sociale capitaliste amène une dépendance envers ce que, dans un schéma marxiste, l’on pourrait appeler la bourgeoisie. N’ayant pas accès aux moyens de production, les subalternes sont obligés de faire appel à ses propriétaires, les classes supérieures socialement et économiquement plus élevées, pour pouvoir en faire usage. C’est dans cette optique que l’album good kid, m.A.A.d city baigne dans ce rêve américain que nous avons évoqué auparavant. Celui-ci est ici caractérisé par l’idée de devenir riche, de s’élever socialement et d’atteindre un statut de célébrité. Par ce biais, l’objectif est de s’affranchir de la norme sociale subalterne en vigueur à Compton et de passer de l’autre côté du spectre, de devenir un individu contrôlant la superstructure.
On peut retrouver cette idée de quête inlassable de célébrité et de richesse dans le morceau Backseat Freestyle, troisième chapitre du disque. Les premières lignes laissent d’ailleurs transparaître cette idée : « All my life I want money and power ». La vie de Kendrick Lamar se résume à une quête sans fin d’une porte d’entrée donnant vers une autre sphère sociale, plus élevée. La seule chose qu’il recherche est la richesse et le pouvoir, l’accès à la superstructure marxiste et à son contrôle. Ce troisième titre de good kid, m.A.A.d city fait office de flash-back, à un moment où le personnage est âgé de 16 ans. On peut relier cela au rêve illusoire de la méritocratie, porté par l’insouciance juvénile ici tangible. On peut d’ailleurs également rapporter que dans l’introduction du freestyle, le rappeur établi un parallèle entre lui-même, et Martin Luther King Junior, figure emblématique des luttes pour l’égalité raciale aux États-Unis ; « Martin had a dream / Kendrick have a dream ». La futilité du discours caractérise l’évidente innocence et candeur dues au jeune âge du personnage. Dans ce contexte, les pensées et les discours non pas seulement de la jeunesse mais de toute la population de Compton est conditionnée. Comme Kendrick Lamar lui-même le confie dans les notes annexes du morceaux Money Trees : « Tout tournait autour de l’argent. On ne se préoccupait que de ça ». Le morceau traite du besoin irrépressible de possession matérielle dans l’objectif de se rapprocher du mode de consommation capitaliste de la bourgeoisie marxiste.
Cependant le morceau good kid marque un tournant dans l’album. C’est à ce moment-là que le rappeur conscientise sa situation et établit un constat clair et lucide : le schéma social structurel dans lequel il est né et a grandi ne représente qu’une vérité isolée, seulement valable auprès de ses paires. Le titre, produit par le membre de The Neptunes, Pharrell Williams, fait office d’un portrait honnête et réaliste du mode de vie que prônait Kendrick Lamar depuis le début de l’album. On peut prendre comme illustration les paroles du refrain chantées par le producteur du morceau : « Mass hallucination, baby / Ill education, baby / Want to reconnect with your elations? ». La structure sociale dans laquelle est imbriqué le personnage est ici présenté comme une illusion, une machine mettant le voile sur une réalité socio-économique terne et structurellement basée sur une inégalité épistémique forte. Ce chapitre faisant office de rupture dans l’album prend la forme d’une épiphanie, c’est à ce moment précis que le personnage de Kendrick Lamar prend conscience de la nécessité de s’échapper de sa condition sociale précaire. C’est à partir de ce moment précis que le good kid met en œuvre son départ de la ville folle.
Par ailleurs, le disque est accompagné d’un court-métrage de prés de quinze minutes, du même titre. Ce dernier ayant comme bande-son les morceaux de ce premier album présente une représentation visuelle de l’extrême pauvreté et précarité prenant place à Compton. On y voit des images d’archives datant notamment de 1992 et 1993, tournées par la famille de Kendrick Lamar pendant son enfance. On y voit comment cette violence est l’œuvre d’une normalisation sociale forte. Cette dernière s’infiltre dans les scènes de vie quotidiennes pour prendre une place non-seulement usuelle mais majeure. Leur spontanéité et leur imprévisibilité témoignent de leur violence et de leur brutalité.
En somme, good kid, m.A.A.d city présente un climat social archaïque et profondément plongé dans une spirale illusoire qui tend à normaliser une structure sociale purement inégalitaire dérivée du colonialisme. En dressant un portait aussi brutalement honnête de sa ville natale, Kendrick Lamar met en avant une omniprésence de la criminalité et de l’illégalité induite par le système américain et son conditionnement socio-économique. Avec ce premier album, le rappeur californien ne traite que de Compton, mais dans la suite de sa discographie, ce dernier va s’attaquer à des problèmes sociétaux plus globaux. C’est avec son deuxième et troisième album, To Pimp a Butterfly et DAMN, que Kendrick Lamar Duckworth va étendre son discours et prendre part à une volonté d’égalité raciale aux États-Unis. Un virage militant aux contours authentiques qui va donner naissance à une figure christique plaçant une auréole au-dessus de la tête du rappeur.
UN DISCOURS REVENDIQUANT UN ENGAGEMENT POLITIQUE VISANT LE RACISME SYSTÉMIQUE AMÉRICAIN
Ces deux albums sont dans leurs formes mais surtout dans leurs fonds bien plus radicaux et traitent de thématiques plus larges. To Pimp A Butterfly ainsi que DAMN. traitent tous deux de la vie des afro-américains dans leur pays. La pochette du second disque du rappeur de Compton constitue un exemple concret de cette direction bien plus drastique concernant son propos. Comme ce dernier le décrit lui-même, il s’agit d’une représentation de lui entouré de ses amis d’enfance ainsi que de sa famille en face de la maison blanche. Il profite d’ailleurs du décryptage de cette photo pour établir le lien entre ce second projet longue-durée et Good Kid m.A.A.d City, déclarant que ceux présents sur le cliché sont des témoins du récit de 2012. On observe sur le bas de la pochette un juge, allongé avec des croix sur les yeux, que l’on présume alors mort. C’est en réalité non pas une attaque envers le système judiciaire américain. C’est une métaphore du regard des systèmes officielles aux États-Unis, portant une vision erronée de ces personnes, les voyant comme de mauvaises personnes. Cette photo a donc pour but de dénoncer un racisme systémique visant tout particulièrement les individus vivant dans des zones comme Compton, majoritairement peuplées de minorités raciales et qui sont enclines à la violence et au crime. Ce que Kendrick Lamar met ici en avant, ce n’est pas les faits en soit mais bien leurs origines et leurs raisons. Comme le décrit clairement le rappeur : « Ce sont juste des produits de leur environnement ».
Le fait que cette photo soit prise en face de la Maison Blanche représente également un symbole très fort. Cela renvoie non seulement à la métaphore mise en place avec ce juge et l’allégorie de la justice et son racisme normalisé, mais également à la portée des mots et de la musique de Kendrick Lamar. On fait alors le lien entre cette image du pouvoir suprême aux États-Unis, le lieu de résidence de son Président, et l’amitié publique entre le rappeur et l’homme à la tête du pays à ce moment-là : Barack Obama. Les deux hommes entretiennent un respect mutuel qui a notamment amené à une rencontre dans le Bureau Oval en 2016. Ces derniers ont particulièrement échangé à propos des divers problèmes dont les communautés afro-américaines sont victimes au sein du pays, tentant d’y trouver des solutions. Cet entretien fait écho au titre Hood Politics dans lequel l’originaire de Compton fait part du sentiment de culpabilité l’imprégnant concernant sa survie et sa sortie de son milieu social d’origine. Il y interpelle le 44e Président des États-Unis d’Amérique, mettant en avant son inaction politique semblable à celle de ses confrères avec la phrase : « Obama say, “What it do?“ ».
Rien que par cela, le discours du rappeur mute à travers ce second album. Le caractère autobiographique et résolument personnel prend toujours place, mais se mêle à une pensée bien plus orientée vers l’autre et les problématiques publiques et communes. L’autre exemple important prenant place dans To Pimp A Butterfly réside dans le morceau Alright. Ce dernier traite férocement et très frontalement du problème persistant de la brutalité policière sur le territoire américain touchant particulièrement les communautés noires et afro-américaines. Ce problème de société persistant aux États-Unis, présent depuis la ségrégation a mené à la naissance du mouvement Black Lives Matter. Ce dernier fût fondé en 2013 en réponse à l’acquittement de l’homme responsable du meurtre de Trayvon Martin. Une affaire portant sur la mort par balle du jeune floridien, alors âgé de 17 ans, abattu par George Zimmerman le 26 février 2012.
Ce même morceau produit par Pharrell Williams deviendra alors l’hymne officieux du mouvement à sa sortie. Ce dernier étant notamment chanté par les foules lors des différentes manifestation aux États-Unis réclamant plus d’égalité raciale concernant les décisions judiciaires. On y entend et lit des paroles provocantes et brutales qui laissent transparaître un sentiment de révolte latent dans le contexte américain de l’époque. On peut particulièrement mettre en avant ces mots prononcés par Kendrick Lamar :
« Nigga, and we hate po-po / Wanna kill us dead in the street for sho’ / My knees are gettin’ weak, and my gun might blow ».
Ces paroles font alors directement référence à la brutalité policière systémique prenant place aux États-Unis touchant tout particulièrement les communautés afro-américaines. Le dernier exemple majeur en date étant la triste mort de George Floyd en mai 2020, tué par un officier de police lors d’une arrestation. Le clip du morceau prend d’ailleurs le parti visuel très fort d’inverser ce rapport de domination. Le plan prenant soin de montrer ces derniers en train de porter par la force de leurs bras la voiture dans laquelle le rappeur se trouve. Ce dernier servant donc un propos mettant en avant le besoin de changement et d’action populaire. Cependant, malgré ce ton polémique et clairement protestataire, Kendrick Lamar se veut optimiste. Le refrain du morceau répétant la phrase « We gon’ be alright ».
Musicalement, To Pimp A Butterfly prend une forme très différente de good Kid, m.A.A.d City. Ce dernier se dresse alors comme un hommage à la culture musicale afro-américaine, et plus particulièrement à l’une de ses versions les plus nobles : le Jazz. On remarque spécifiquement le morceau For Free qui prend la direction tangible du Jazz Rap. En son sein, on observe alors Kendrick Lamar rapper sur un morceau de Jazz à part entière. On remarque dans les crédits de ce dernier la présence de musiciens influents de la nouvelle génération américaine comme le pianiste Robert Glasper ainsi que le mutai-instrumentiste Terrace Martin. On note également la contribution du célèbre saxophoniste de Los Angeles : Kamasi Washington, en particulier responsable de l’arrangement des instruments à cordes sur l’ensemble du disque. Au-delà de l’affiliation purement musicale, on peut également rapprocher le Rap et le Jazz dans leurs velléités protestataires. Dans ce cas, on pensera surtout au Free Jazz qui à l’époque de sa naissance, dans les années 1960, agissait à contre-courant des normes et entretenait un engagement politique fort en faveur de l’égalité raciale et de la lutte afro-américaine pour des droits civils plus justes.
En dehors du giron du Jazz, on retrouve d’autres artistes afro-américains importants et influents. To Pimp A Butterfly s’ouvre notamment sur le morceau Wesley’s Theory en collaboration avec Thundercat mais surtout avec la légende vivante du Funk : George Clinton. On retrouve aussi l’une des influences majeures de Kendrick Lamar et du son de la G-Funk à savoir Snoop Dogg. Ce dernier charge le refrain du titre Institutionalized avec son flow caractéristique dans lequel il évoque Compton et la vie dans le district. Une autre référence plus abstraite est faite à la culture afro-américaine et plus particulièrement à une légende du Rap de la Côte Ouest. Le morceau de clôture du disque, Mortal Man, met en place un montage audio permettant de bâtir une conversation entre Kendrick Lamar et son idole, 2-Pac. Ces extraits audio sont tirés d’une interview réalisée avant que le rappeur ne décède le 13 septembre 1996. C’est d’ailleurs au sein de ce titre que le rappeur évoque l’une des inspirations majeures dans l’écriture du projet : Nelson Mandela.
Le premier refrain du morceau prononce directement son nom de la sorte : « The ghost of Mandela, hope my flows stay propellin’ ». Cette figure de la lutte contre le racisme a fortement inspiré la direction de To Pimp A Butterfly. Selon les mots de Dave Free, l’un des collaborateurs du rappeur, la visite en Afrique du Sud de Kendrick Lamar a conditionné la vision qui se matérialisera ensuite sur le second album de l’artiste. K-Dot lui-même met en avant cette influence ainsi que son importance cruciale :
« Tu sais Mandela se battait pour l’égalité, il a servi pendant 27 ans, 18 années dans cette petite cellule, mais il a toujours gardé sa capacité mentale, son intégrité et son enthousiasme à motiver non pas seulement lui mais les gens autour de lui. Il m’a inspiré à 100% ».
C’est finalement ce même morceau qui dévoilera entièrement le poème constituant le fil rouge du disque. Ce dernier s’intitulait initialement Tu Pimp A Caterpillar et a été écrit par Kendrick Lamar en hommage à 2-Pac. Cet aspect littéraire se traduit également par des références littéraires directes. C’est le cas du titre King Kuta renvoyant à l’auteur Alex Haley et au personnage de Kunta Kinte, protagoniste principal du roman Roots : The Saga of an American Family. On note également au sein des paroles des références au livre Invisible Man de Ralph Ellison. Ces deux œuvres empruntent donc au folklore de la littérature afro-américaine et traitent des conditions de vie des populations noires aux États-Unis ainsi que de l’héritage social issu de l’esclavagisme.
La piste évoque tout justement le refus de cette hérédité née dans un contexte de racialisation, plaçant alors au centre du fonctionnement du système étasunien un rapport de domination ethnique fort et prépondérant. King Kuta met en avant la nécessité de prise de perspective, une question charnière dans la vision artistique et politique de Kendrick Lamar, qu’il place au centre de son écriture. C’est par ailleurs un propos plus amplement exprimé sur le titre Institutionalized, la bipartition du système-monde entre pauvres et riches n’est qu’une question de perspective et de conception sociétale.
DAMN contient également son lot de références à la culture afro-américaine. La plus évidente étant l’utilisation de la voix de Martin Luther King Junior, l’une des figures les plus importantes de la lutte pour l’égalité des droits civils aux États-Unis. On l’entend par exemple dans l’introduction du titre YAH qui, comme la majorité de l’album, évoque un discours religieux. Le titre faisant particulièrement référence au nom hébreu de Dieu. Ce troisième disque met en contradiction les problématiques autour des textes bibliques avec la situation politique américaine, notamment gangrenée par la brutalité policière et la figure controversée et nationaliste de Donald Trump. Kendrick Lamar cite par ailleurs directement le 45e Président des États-Unis, exprimant un regret tout particulier concernant son élection :
« Homicidal thoughts; Donald Trump’s in office / We lost Barack and promised to never doubt him again ».
Kendrick Lamar utilise la figure biblique et plus particulièrement le symbole de l’apocalypse pour dresser un portrait résolument critique de la politique américaine. DAMN prend non seulement la forme d’une critique sociétale, mais surtout celle d’un avertissement concernant la direction prise par le pays et ses dirigeants. C’est ainsi que dans XXX, en collaboration avec les irlandais de U2, le rappeur détourne l’image du drapeau étasunien afin de servir son propos : « The great American flag is wrapped and grappes with explosives ». Cette dernière phrase est encore une fois précédée par un motif religieux, ce dernier invoquant la vierge Marie, Jesus et Joseph. Ce même morceau inclu également un discours très critique envers les institutions officielles américaines, avec en tête de liste les établissements scolaires. Selon lui, les États-Unis dissuadent de par le fonctionnement éducatif les jeunes adolescents noirs de faire des études : « Johnny don’t Hanna go to school no mo’, no mo’ / Johnny said books ain’t cool no mo’ / Johnny Hanna be a rapper like dis big cousin / Johnny caught a body yesterday out histlin’ ». Le rappeur en profite même pour adresser une pique très brève sur le port d’arme sur le territoire américain menant à des tueries publiques aux États-Unis : « Alright, kids we’re gon’ talk about gun control ».
Cette critique est initiée dès le début de l’album et prend une forme plus ou moins directe. Le titre BLOOD décrit la mort du rappeur, tué par balle par une femme aveugle. Cette dernière est en réalité une métaphore et représente l’allégorie de la justice, aux yeux bandés, portant une balance sensée symboliser l’équité dont la justice doit faire part. Ce meurtre par balle est une idée forte. Malgré ce devoir d’égalité, Kendrick Lamar, personnifiant ici toute la communauté noire et afro-américaine, est puni malgré son bon sens et sa bonté. Ce dernier tentant de l’aider à retrouver ce que cette femme semble avoir perdu. Cet emblème de la justice obéit ici à des normes emprises dans une société racialisée et aux fondements judiciaires inégaux, prenant dans un État au fonctionnement systémique raciste. Le morceau suivant, DNA, signifiant Dead Nigger Association, étudie la raison de cette différence de traitement, à savoir son héritage culturel. Tout comme To Pimp A Butterfly, l’album étudie et disserte sur la vie des communauté noires et afro-américaines aux États-Unis.
Paradoxalement, DAMN est l’album le plus commercial de la carrière du rappeur, mais est également celui étant le plus radical et frontal dans sa production et sa construction. Le morceau d’introduction, par exemple, s’attaque directement à Fox News et à la réaction de ses journalistes à la performance du rappeur aux BET Awards, ce dernier y ayant interprété son titre Alright. Cette réponse prend suite dans DNA, mettant en avant les mots de Geraldo Riviera au même micro de la chaîne américaine :
« This is why I say that Hip-Hop has done more damage to young African-Americans that racism in recent years ».
Ces derniers interprétant les paroles de l’originaire de Compton comme une volonté de révolte violente et radicale, tandis que le réel message est, comme le refrain le laisse entendre, un appel à l’espoir. Cela a alors le but de mettre en opposition la culture noire et afro-américaine ainsi que son expression avec l’interprétation blanche, ici personnifiée par les journalistes de Fox News. Cette même épistémé est par ailleurs l’objet d’une étude plus approfondie, analysant notamment les différents traumatismes ayant pris place dans cette société américaine au système sociétal inégalitaire.
LA DÉCONSTRUCTION DES TRAUMATISMES NOIRS ET AFRO-AMÉRICAINS
Cette différenciation ethnique forte et marquée sur le territoire américain a créé des stigmates, ce que l’on appellerait sur le plan psychologique des traumatismes dans les communautés noires et afro-américaines. Globalement, la carrière de Kendrick Lamar, lorsqu’il s’agissait d’évoquer ces thématiques, se concentrait sur des faits, leur description et une dissertation à leur propos. good Kid, m.A.A.d city était une description de sa vie à Compton et de son cheminement de pensée l’amenant vers la sortie de cette ville qu’il qualifie de folle. To Pimp A Butterfly et DAMN, sous couvert d’une discussion interne à l’allure philosophique et introspective, mettent en avant la vie des individus racisées aux États-Unis. Mais au-delà de ces aspects, le rappeur n’est jamais allé plus loin, n’a jamais pris le parti d’étudier en profondeur ces sujets pour en faire ressortir quelque chose. Jamais, du moins jusqu’à la sortie de son quatrième et très attendu album : Mr.Morale & The Big Steppers. C’est avec ce même double album que l’artiste va lire entre les lignes, plonger et nous proposer une plongée en apnée dans la psyché et l’héritage intra-générationnel de toute une communauté.
Pour commencer, ce disque est sans doute, avec To Pimp A Butterfly, le plus musical de toute la carrière de l’originaire de Compton. On y retrouve notamment un motif rythmique entretenant beaucoup de sens avec le propos de l’album : les claquettes. Aussi risible que cela puisse paraître, ces dernières constituent l’un des fils rouges incontournables du récit. On y décèle en réalité un double-sens insidieux qui décrit de manière très verbale le ton de l’album. Ceci est directement exprimé par Whitney Alford, la compagne de Kendrick Lamar, à la fin du morceau We Cry Together : « Stop tap-dancing around the conversation ». Ces claquettes alors omniprésents au sein de Mr.Morale & The Big Steppers représentent en réalité tout le tabou et le manque de communication englobant les différentes problématiques que l’album traite. Cette musicalité latente se retrouve à travers ce motif rythmique mais également du fait du soin apporté à l’écriture. On observe particulièrement un travail fourni et dense de la part du pianiste londonien Duval Timothy. Ce dernier participe au caractère résolument mélodique du disque. L’héritage Jazz, déjà perçu au sein de To Pimp A Butterfly, prend ici une part importante. Des morceaux comme United in Grief, Worldwide Steppers, Crown, Auntie Diaries ou encore Mother I Sober mettent en avant cet hérédité. Mais le travail apporté à ce projet lui confère surtout une théâtralité forte. Ceci peut être perçu comme une pièce, composée de parties, d’entractes ainsi que de tensions et de résolutions dramatiques. Cette comparaison avec le théâtre est renforcée lorsque l’on remarque la mention de narrateurs dans les crédits du projet. Ces derniers sont à compter au nombre de trois, à savoir Bill K. Kapri, Eckhart Tolle ainsi que celle présente le plus régulièrement, Whitney Alford.
L’objectif de Mr.Morale & The Big Steppers est de briser une cercle vicieux tarissant les communautés noires et afro-américaines. Composant une problématique inter-générationnelle que le rappeur met en avant à plusieurs moments clés du disque. Cela passe tout d’abord par l’éducation, fait que Kendrick Lamar étudie sur la piste Father Time au sein de laquelle il met en avant son éducation résolument masculiniste. Comme à l’accoutumée, K-Dot construit et structure son propos à partir d’expériences personnelles. Ici il évoque la masculinité toxique inculquée par son père, un poids lourd transmis de générations en générations. Ce fait étant notamment sujet à une certaine emphase lorsque l’on considère la vie dans des zones comme Compton, dans lesquelles règnent une atmosphère difficile et délétère. C’est à la fin de ce dernier qu’est mentionné pour la première fois l’un des pivots majeurs de toute cette déconstruction : Eckhart Tolle. Écrivain et conférencier, ce dernier va établir une figure de sagesse et de repère.
Comme le dit Kendrick Lamar lui-même dans le morceau d’introduction United in Grief : « I went and got me a therapist / I can debate on my theories and share it ». Mr.Morale & The Big Steppers est construit comme une séance de thérapie s’étendant sur près d’une heure et quart. Le conférencier canadien joue un rôle primordial dans ce cheminement, il s’agit du guide de cette déconstruction qu’entreprend le rappeur. Ce dernier aiguille par exemple le californien lorsqu’il tente de défaire la vision des genres établit par la société concernant la question de la transition de genre. Au sein du titre Auntie Diaries, on y observe premièrement une mise en parallèle avec la vision d’un enfant, mais également une mise en perspective avec les croyances catholiques du rappeur. Dans ce même morceau, il y évoque la transition de l’un des membres de sa famille, sa tante ayant opéré une transition pour devenir un homme. Il oppose alors sa vision juvénile à celle qu’il entretient à l’âge adulte.
Il expose par ailleurs dans ces mêmes lignes une autre question concernant la représentation des termes considérés comme offensant pour différentes communautés. Le point de départ de sa pensée réside ici dans l’utilisation de ce que l’on appelle aux États-Unis le « F-Bomb ». Cette expression désigne en réalité le mot « Faggot », une insulte homophobe que l’on pourrait traduire par « Pédale » en français. Kendrick Lamar exprime alors son point de vue quant à cette dénomination pour la déconstruire et la mettre en parallèle avec son vécu au sein de sa famille. Cette déconstruction est également directement exprimée concernant la religion. Au sein du dernier couplet de Auntie Diaries, on peut entendre l’artiste mettre en avant la contradiction concernant ses personnes ayant décidé d’opérer un changement de genre. Arguant que malgré l’amour de son prochain que la Bible et la parole divine est sensée véhiculer, cela ne s’applique qu’à une sélection de personnes :
« I said “Mr.Preachman, should we love thy neighbor? / The laws of the land or the heart, what’s greater? / I recognize the study she was taught since birth / But that don’t justify the feelings that my cousin preserved“ / The building was thinking out loud, bad angel / That’s when you looked at me and smiled, said “Thank You“ ».
À la fin de ce questionnement directement exposé dans l’antre de la religion chrétienne, le rappeur exprime un choix fort hérité de cette déconstruction : « The Day I chose humanity over religion ». Le morceau se termine avec une mise en perspective de l’utilisation de tels termes. Kendrick Lamar le compare alors à l’utilisation du mot « Nigger » et à un incident datant de mai 2018. Lors d’un concert en Alabama, et alors que le rappeur interprétait le titre m.A.A.d city avec une fan blanche sur scène, cette dernière a prononcé le mot « Nigger ». Ceci a alors causé un arrêt lors de la prestation, le rappeur lui reprochant de ne pas avoir censuré ce même mot. Cette situation a relancé le débat concernant l’utilisation de cette dénomination, omniprésente dans le monde du Rap. Cet évènement, très marquant pour K-Dot, a alors mâturé jusqu’à aboutir à cette mise en perspective entre le « F-Bomb » et le « N-Bomb », le poussant à la fin du morceau à déclarer : « “Faggot, faggot, faggot“, we can say it together / But only if you let a white girl say “Nigga“ ».
Kendrick Lamar explore également d’autres traumatismes, que lui-même a vécu, mais qui sont également inhérents à la globalité des communautés noires et afro-américaines. C’est notamment le cas sur l’ambient Mother I Sober sur lequel il accueille la chanteuse de Portishead : Beth Gibbons. En son sein, le rappeur évoque un sujet déjà présent dans sa discographie, à savoir l’addiction et plus particulièrement l’alcoolisme sur Swimming Pools dans l’album Good kid, m.A.A.d city. Ici, Kendrick Lamar Duckworth met en avant deux nouveaux types d’addiction, celles à la drogue et au sexe. La plus importante ici est celle menant aux relations charnelles car cette dernière va amener le rappeur à explorer deux thématiques difficiles : l’adultère et les agressions sexuelles. La première est décrite dans le troisième couplet, dans lequel il explore une discussion avec sa compagne, Whitney Alford, concernant la question de la tromperie. Ce dernier ayant entretenu des rapports intimes avec d’autres femmes. Le rappeur le revendique clairement, son infidélité est le fruit d’insécurités dont le résultat était la projection dans des relations sexuelles externes à son couple. C’est au sein de ce même couplet que K-Dot reconnaît avoir été sujet à une telle addiction :
« Broke me down, she looked in my eyes, “Is there an addiction?“ / I said “No“, but this time I lied, I knew that I can’t fix it / Pure soul, even in her pain, know she cared for me / Gave me a number, said she recommended some therapy ».
Ce discours sur l’addiction est ici croisé avec une thématique toute aussi difficile, tirant également ses origines d’insécurités directement héritées de la transmission générationnelle. Avec Mother I Sober, Kendrick Lamar dresse une dissertation sur la question des agressions sexuelles dans les familles et communautés noires et afro-américaines. Cela est amené avec l’évocation d’une question posée que le rappeur met directement en avant : « Family ties, they accused my cousin, “Did he touch you, Kendrick?“ ». On comprend donc que cette phrase présente une accusation d’attouchement de la part d’un cousin du rappeur sur sa personne, alors qu’il était encore enfant. Ce dernier indiquant par la suite que malgré les réponses négatives, sa famille ne le croira pas, continuant à perpétrer les accusations d’attouchement. Cette question fait le lien avec ce qu’une étude entreprise par Tommy J. Curry et Ebony A. Utley décrit comme une tendance dans les communautés noires. Selon cette même recherche, les jeunes hommes noirs sont à considérer comme étant à risque, ces derniers pouvant être sujets à des agressions sexuelles, que ce soit par des femmes ou hommes de leur âge, ou alors plus vieux. Ces cinq témoignages d’hommes noirs, victimes d’attouchements et d’abus sexuels, démontrent alors que ce groupe d’individus précis sont à considérer comme étant à risque.
Mais Mother I Sober ne se concentre pas seulement sur les petits garçons et jeunes hommes, mais à toute la communauté noire. C’est ainsi qu’il va traiter du cas de sa mère, cette dernière ayant été victime d’un viol dans sa jeunesse : « I never knew she was violated in Chicago, I’m sympathetic ». Cela fût très brièvement évoqué dans le morceau précédant Mother I Sober : Mr.Morale : « My mother abused young / Like all of the mothers back where we from ». Cette dernière phrase renvoie à une persistance d’agressions sexuelles et de viols commis sur les femmes dans les communautés noires et afro-américaines. Selon le Centre National des Violences Faites aux Femmes dans la Communauté Noire, une jeune femme noire de moins de moins de 18 ans sur quatre subit ou subira une agression sexuelle. De plus, cette étude indique que 35% des femmes ont, au moins une fois dans leur vie, vécu une situation de violence sexuelle. Le centre, dans la conclusion, tente de trouver une explication à ses chiffres en citant les mots de Lori Robinson :
« Because of African-Americans’ unique history of racist and sexist victimization, the Black community has an even harder time than others dealing with rape. This prevents survivors from getting help and our community from addressing the issue effectively ».
C’est donc pour cela, déclare Kendrick Lamar, que sa mère fût si insistante. Ce dernier dit même que ces traumatismes refont surface et se transmettent de générations en générations, mettant également en avant le manque de communication ainsi que le tabou inhérent à ce phénomène. Cette idée d’une cercle vicieux irrémédiable est transmise par la phrase suivante : « They raped our mothers, then they raped our sisters / Then they made us watch, then made us rape each other ». Le rappeur déclarant même que certains rappeurs sont également victimes de ces traumatismes.
On peut lier cette problématique à celle exposée sur le titre Worldwide Steppers. Au sein du morceau, Kendrick Lamar décrit la reproduction sociale en vigueur aux États-Unis et la vision accordée aux relations et unions inter-raciales. K-Dot décrit les relations sexuelles avec des femmes blanches comme une victoire. Cela peut être mis en parallèle avec les relations entre les deux ethnies, notamment la communauté blanche ayant réduit les communautés noires et africaines en esclavage. Il donne même un exemple d’une jeune femme blanche dont le père est shérif. Sur un ton à la fois froid mais également cynique, le rappeur déclare : « Because he had locked up Uncle Perry / She paid her daddy’s sins ». Il exprime même ce rapport conflictuel entre les communautés blanches et noires, ce dernier disant qu’il est sans doute raciste pour tenter d’expliquer toutes ces conquêtes blanches. On observe alors une tension sous-jacente dans ces mots écrits par le rappeur. Une cission qui aura alors, jusqu’à ce jour, parcouru toute la carrière et les travaux du rappeur.
CONCLUSION
Mr.Morale & The Big Steppers est un contrepoint, un réel pivot dans la carrière de Kendrick Lamar. Il s’agit d’un disque aux allures extrêmement vulnérables et francs. Comme l’intéressé lui-même le reconnaît publiquement et en interview : « This one is the reward for humanity for me ». Malgré ce caractère unique, on retrouve tout de même une constante dans ces quatre albums : la présence de thématiques sociales et de tensions raciales fortes. Durant tout le long de sa discographie, le rappeur a insufflé à ses travaux une dimension résolument politique et engagé. Ceci amenant ce dernier à être considéré comme une sorte de sauveur, une figure christique élevant sa personne et son art vers un statut presque divin.
Ceci est d’ailleurs largement représenté dans les travaux visuels de Mr.Morale & The Big Steppers, on peut l’observer arborant une couronne, similaire à celle du Christ ou encore léviter au-dessus de l’eau. Cette identité, le rappeur la refuse catégoriquement au sein du morceau Savior. Selon ses propres mots, « Kendrick n’est pas notre sauveur ». Le rappeur nie être le sauveur de toute une communauté, malgré son statut de porte étendard et sa parole y étant très importante. Le morceau de clôture de ce quatrième album est d’ailleurs dédié à cela. On entend K-Dot y déclarer le plus simplement du monde : « I choose me, I’m sorry ».
Malgré ce refus d’être considéré comme une figure de sauveur, l’impact de Kendrick Lamar sur les luttes et causes sociales contemporaines aux États-Unis est important. Le récit autobiographique de good kid, m.A.A.d city a notamment permis de mettre la lumière sur des conditions de vie et des habitus particuliers, inconnus d’une partie du public. Ses deux albums suivants, To Pimp A Butterfly et DAMN ont participé à l’étude d’un racisme systémique encore très persistant sur le territoire américain. Le second disque cité prenant par ailleurs le soin de s’attaquer aux médias étasuniens, premiers responsables de l’entretien de cette bipartition de la société. Certains des titres la carrière du rappeur constituent aujourd’hui des symboles importants des luttes pour l’égalité raciale.
On peut bien évidemment citer le morceau Alright, véritable hymne du mouvement Black Lives Matter. Ces travaux sont désormais majeurs. On notera surtout good kid, m.A.A.d city et To Pimp A Butterfly, particulièrement retenus comme étant des chef d’œuvres contemporains. Cette influence menant même l’originaire de Compton à remporter un prix Pulitzer, première pour un rappeur, noir qui plus est. Tout en bâtissant une discographie aux élans militants et philosophiques, Kendrick Lamar a élaboré un véritable hommage à la culture noire et afro-américaine. De par les multiples références à son idole : 2-Pac, la présence régulière de Jazz dans ses travaux ou encore les allusions faites au Civi Rights Mouvement, on reconnaît un réel intérêt et un attachement tout particulièrement à cette épistémé.
Avec seulement quatre albums studios, Kendrick Lamar est devenu une icône, que ce soit dans le monde du Hip-Hop et du Rap, mais également dans les communautés noires et afro-américaines. À travers ces mêmes travaux, le rappeur a laissé entrevoir une réelle sensibilité et une vulnérabilité le plaçant dans la même lignée que ses collègues comme Kanye West ou Kid Cudi. Cette tendance à opter pour un style introspectif permet de construire un discours engagé, se basant sur son vécu constituant un propos universel qui touche énormément de personnes. Cette dimension presque omnisciente est parfaitement représentée par les mots de l’artiste, sur lesquels nous terminerons cette étude, retranscris par le journaliste de The Guardian ; Dorian Lynskey :
« These are issues that if you come from that environment it’s inevitable to speak on — It’s already in your blood because I am Trayvon Martin, you know. I’m all of these kids. It’s already implanted in your brain to come out your mouth as soon as you’ve seen it on the TV. I had that track way before that, from the beginning to the end, and the incident just snapped it for me.»
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