Je suis tombé sur For Who The Bell Tolls For, le nouvel album de Jonathan Rado, un peu par hasard en me perdant sur Spotify. Sa cover a tout de suite retenu mon attention. Le genre de covers électriques qui ne laisse aucun autre choix sinon celui d’écouter la musique qu’elle illustre. L’ambiance donne un avant-goût de ce qu’il reste à entendre : un album de deuil, vous l’aurez sans doute deviné. Si le noir domine, les couleurs n’en sont pas moins absentes et leur intensité semble se frayer un chemin vers quelque chose de plus lumineux. C’est justement de cet équilibre dont il est question dans l’album : le contraste de couleurs entre les différentes façons d’appréhender le deuil.
Premier album solo de Jonathan Rado depuis plus de 10 ans, For Who The Bell Tolls For tire son nom d’un des plus grands succès d’Hemingway. Pour qui sonne donc le glas ici ? Pour deux amis proches de l’artiste – le musicien Richard Swift ainsi que l’illustrateur Danny Lacy – à qui il souhaitait rendre hommage dans les 7 titres de l’album. For Who The Bell Tolls For est à leur image, et il n’est pas rare de voir l’hombre de Richard Swift se dessiner sur chaque morceau. Et c’est peut-être le plus bel hommage à rendre que celui de garder un peu de Swift dans ses compositions.
L’héritage d’un mentor que Jonathan Rado porte dans ses projets, en solo ou à plusieurs. Car Jonathan est aujourd’hui considéré comme un des producteurs de rock indé les plus courtisés du moment : The Lemon Twigs, Weyes Blood, Alex Cameron, Father John Misty, The Killers la liste est longue… Heureux hasard, on a réussi à se glisser dans son agenda le temps d’un entretien, dispo en intégralité ci-dessous.

LFB : Ça fait plus de 10 ans qu’on ne vous avez pas entendu en solo. Vous avez pourtant passé ces dernières années à travailler sur les projets d’autres artistes. Comment ces collaborations ont-elles nourri ce présent album ?
Jonathan : J’apprends quelque chose de nouveau à chaque fois que je travaille avec un artiste, tout le monde a des façons si différentes de faire de la musique. Les Lemon Twigs ont une connaissance extrêmement pointue de la musique qui me rend plus exigent. Alex Cameron m’a transmis ce goût des boîtes à rythmes et des synthétiseurs auxquels je ne m’étais pas vraiment intéressé jusque-là. Les Killers m’ont véritablement appris à écrire des chansons, Brandon Flowers est un maître en la matière. Je suis toujours en train de m’inspirer à droite et à gauche. Il m’a fallu beaucoup de temps pour faire cet album et je peux vraiment entendre comment ces différentes personnes m’ont influencé.
LFB : Vous dites avoir traversé une période de vide créatif pendant la création de For Who The Bell Tolls For. Trouviez-vous plus facile de répondre aux inspirations d’autres artistes plutôt qu’aux vôtres ?
Jonathan : Je peux avoir vraiment du mal à nourrir mon inspiration. Quand quelqu’un vient vers moi avec une nouvelle chanson et qu’il en est vraiment excité, ça devient tout de suite très facile pour moi aussi de partager son enthousiasme et de l’aider à la finir. Mais quand je suis seul, je ne cesse de me demander si c’est bon, si ça vaut vraiment la peine d’être terminé. Et il n’y a personne pour me dire : “bien sûr !”
LFB : Vous avez commencé de nombreux albums solo au cours des dernières années, sans nécessairement les terminer. Pourquoi cet album en particulier, For Who the Bell Tolls For, est-il sorti ?
Jonathan : C’est peut-être la première fois que j’arrive à dresser une collection de chansons qui semblent cohérentes entre-elles. Elles n’ont pas été mises ensemble au hasard, elles ont été créées dans le même espace temps et traitent d’un même sujet. Ça m’a vraiment fait du bien de finir cet album. J’ai également eu le sentiment que les gens aimeraient l’écouter. C’est souvent un obstacle que je me mets : est-ce que les gens ont besoin d’entendre ces chansons ? Je fais beaucoup de musique et je me retrouve souvent avec des expérimentations loufoques. Je ne pense pas que quiconque ait besoin d’entendre ça, je les aime bien mais est-ce que je dois vraiment publier tout ce que je fais ?
LFB : L’album aborde explicitement le deuil de deux amis dont vous étiez proche. Il n’est pourtant jamais question de regret ou de nostalgie, ce qui peut sembler irrationnel dans ces moments. Pourquoi avoir choisi ce point de vue ?
Jonathan : Il y a tellement d’albums sur le deuil qui sont si tristes. Ils abordent ce thème d’un point de vue très réaliste et dramatique. J’aime ces albums et quand j’ai besoin de pleurer, ce sont ceux que j’écoute.
Mes deux amis – Richard Swift et Danny Lacy – étaient des personnes très drôles et sarcastiques. J’ai le sentiment qu’ils ne voudraient pas que leur mort soit honorée dans la tristesse et dans la morosité. J’ai voulu leur rendre hommage avec un peu d’humour, à leur image. Si les paroles sont tristes, la musique ne doit pas l’être également.
LFB : C’est un état d’esprit qui a marqué la New Wave des années 80, ce contraste entre des paroles très tristes et une mélodie joyeuse. C’est la sensation que vous souhaitiez provoquer ?
Jonathan : J’ai l’impression d’être toujours à la recherche de ce contraste. Ça ne me touche pas vraiment lorsque j’entends des morceaux qui sont uniquement tristes ou uniquement joyeux. L’autre jour She will be loved de Maroon 5 est passée à la radio. Je n’arrive pas du tout à m’y identifier, c’est juste trop joyeux. J’ai besoin d’apporter un peu de contraste dans ma musique.
LFB : For Who the Bell Tolls For se conclut sur ce magnifique titre intitulé Yer Funeral. Un morceau qui va d’une certaine manière à l’encontre du point de vue développé dans l’album. Yer Funeral symbolise-t-il la fin d’une forme de déni, celui du deuil ?
Jonathan : Cette chanson se désintègre petit à petit. Je voulais refléter l’image d’un cercueil qui descend peu à peu dans la terre, la décomposition d’un corps. Je me suis intéressé aux sentiments induits par le deuil et comment ceux-ci changent avec le temps. Les accords de la mélodie ne restent jamais uniquement majeurs ou mineurs, ils existent un peu dans ce juste-milieu mi-triste, mi-joyeux. Le temps permet d’accepter les choses comme elles sont, pour trouver un peu de réconfort. Ça me semblait être une bonne manière de terminer l’album.
LFB : Que représente la cover de l’album à vos yeux ?
Jonathan : L’album a eu beaucoup de covers. J’écoutais Kanye West pendant la création de l’album et j’étais influencé par ses pochettes : sur Yeezus il n’y en a pas, c’est juste le CD. Celle de The Life of Pablo est un simple collage avec du texte et quelques images. J’aimais ce type d’esthétique. Mon amie Aliza m’a fait une cover dans le style de Kanye, je l’ai d’ailleurs postée sur Insta. C’est resté la cover pendant longtemps, mais je trouvais qu’elle ne reflétait pas suffisamment ce à quoi sonne l’album réellement.
J’ai fait appel à mon ami Eric, le premier manager de Foxygen. Il me connaît depuis environ 15 ans et il connaissait aussi Richard Swift et Danny Lacy qui ont inspiré l’album. Je devais trouver quelqu’un qui connaissait vraiment bien la source d’inspiration de l’album pour en faire la cover. Je lui ai envoyé les chansons et je lui ai expliqué le concept. Il regardait un film au même moment et il s’en est inspiré pour faire la cover. Il a pris une image du film qu’il a légèrement repeinte et modifiée. Sa version était parfaite. On y voit une cloche et deux silhouettes qui ressemblent étrangement à celle de Swift et Dany. On peut entendre l’album en voyant cette pochette, il a brillamment relevé le défi.

LFB : J’aimerais parler du titre Easier que vous avez dédié à votre mentor Richard Swift. Vous dites que pour lui tout était trop facile (‘2EZ’). Est-ce qu’à son image, il a été facile de composer ce morceau ?
Jonathan : Ça m’est venu très rapidement, c’est tellement rare ! Je jouais ce petit air de piano qui me rappelait ceux de Richard Swift en chantonnant. Tout est sorti d’un coup et, quand je suis arrivé au refrain, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. C’était si triste. « You made it easier« , c’est tellement Swift. Je n’essayais même pas d’écrire une chanson à propos de lui, je balbutiais juste des mots. C’était tellement lourd que ça m’a un peu brisé.
LFB : Richard Swift vous a appris à faire les choses facilement. Devenez-vous méfiant lorsque les choses se compliquent en studio ?
Jonathan : Je pense qu’il n’y a pas qu’une seule façon de faire de la musique. J’ai adoré travailler avec Swift parce qu’il avait ce talent pour rendre tout très simple. Il pouvait faire le plus beau rythme de batterie que vous ayez entendu et il vous dirait “2EZ man”. Il est extrêmement talentueux bien sûr, mais il ne se prenait surtout pas la tête. C’est ça que je trouve magnifique. En tant que producteur, j’essaie d’adopter cette même mentalité.
LFB : Vous dites avoir composé Farther Away autour d’une unique piste de batterie de Kane Richotte. Comment avez-vous composé le morceau à partir de ce matériel de base ?
Jonathan : J’écoutais énormément le tout premier album de Funkadelic paru en 1969 durant cette période. J’adore le son de la batterie sur cet album et je voulais que mes drums sonnent exactement pareil. J’ai demandé à Kane de venir au studio et je lui ai dit de jouer entièrement une chanson sans me dire de laquelle il s’agissait. Je ne le sais d’ailleurs toujours pas. Je suis entré dans la salle de contrôle, j’ai appuyé sur le bouton enregistrer et il a joué cette piste de batterie qui est devenue celle de Farther Away. La structure n’était pas traditionnelle, en 4/4, mais en décalé. C’était tellement excitant pour moi !
J’avais donc ces 5 mins de batterie toutes aussi incroyables que bizarres, et j’en ai pourtant rien fait pendant plusieurs mois. Je n’arrivais pas à trouver de mélodie. J’en ai finalement trouvé une en m’inspirant de Brian Eno. Il arrive souvent à faire des mélodies très pop sur des musiques expérimentales. Tout s’est parfaitement assemblé et c’est devenu ma chanson préférée de l’album.
LFB : Brian Eno est une de vos grandes sources d’inspiration. Est-ce que vous vous autorisez ses techniques de composition, par exemple les stratégies obliques, quand vous produisez pour d’autres artistes ?
Jonathan : J’ai réalisé l’album Golden Age du groupe Houndmouth avec mon ami Shawn Everett, un ingénieur du son et producteur talentueux. Nous étions tellement inspirés par les méthodes de travail en studio de Brian Eno, David Bowie et David Byrne que nous avons utilisé une stratégie oblique différente sur chaque chanson sur l’album. Quand je le réécoute maintenant, je ne suis vraiment pas sûr que c’était la bonne chose à faire. Houdmouth est un groupe de country alternatif, leur musique ne ressemble pas du tout à ce style futuriste, bizarre, que nous avons développé sur l’album. C’est sûrement la production la moins appropriée que j’ai jamais faite pour un groupe, je pense que leurs fans ont détesté cet album. Nous aurions simplement dû les enregistrer naturellement, mais nous étions omnubilés par les méthodes de production de Brian Eno. Moi j’adore l’album, ça a été très formateur sur mon travail en studio.
LFB : Vous avez donné un concert unique à l’occasion de la sortie de l’album. Est-ce que ça vous a donné envie de partir en tournée ?
Jonathan : Pas vraiment [rires]. J’ai adoré donner ce concert mais toute l’organisation autour, le transport, l’installation du matériel, c’est juste l’enfer. Je ne veux plus jamais refaire ça. Pourtant, j’adorerais pouvoir donner quelques concerts en Europe. Si des offres se présentaient, je les considérerais certainement et j’essaierais de trouver un moyen de les faire qui me conviendrait mieux.
Ce concert était également l’occasion de réunir Foxygen. Et en fin de compte, je pense que j’aime jouer de la musique avec Sam plus que de jouer seul en live.