Terrenoire : « notre travail c’est regarder le monde et essayer de le nommer »

Terrenoire, c’est de la chanson populaire qui rend fier le quartier. C’est avec cette petite phrase en tête que l’on part une nouvelle fois à la rencontre de Raphaël et Théo, les deux frangins de Terrenoire. Avec eux, on a déchiffré Protégé.e, leur sublime second album qui vient de paraitre. On a parlé cartographie des lieux et des sentiments, évolution de l’artisanat musical, écriture et hip hop. Un long entretien à leur image : volubile, franc et humain.

terrenoire

La Face B : Salut Terrenoire, comment ça va ?

Raphaël : Super bien, beaucoup d’énergie. Trop content de sortir un disque et trop content d’avoir fait le geste au musée de la mine. Les deux gestes qui s’entrecroisent… On n’est jamais descendus aussi profond sous terre et du coup, ça augure une sortie vers le monde qui est super belle.

Théo : Ça va très bien aussi. Après tout ce qu’on a fait, monter ce spectacle du musée de la mine, s’occuper de la fin de cet album, lancer toutes ces méthodologies pour faire le disque. Maintenant que c’est sur des rails, il y a une espèce de séquence de juste faire les choses qui donne un grand océan de possibles. On est sur les rails.

Raphaël : On connaît un peu mieux notre métier et on le sent. C’est vachement agréable. On est moins dans l’inconnu. On est de meilleurs artisans, on sait faire les gestes.

Théo : Il y a moins de peur et plus de confiance à plein d’endroits.

LFB : Est-ce qu’il y a eu du doute ? Quand je vois l’album que vous proposez et l’attente qui peut exister, est-ce qu’il y a eu un questionnement de comment créer cet album et de passer l’étape du second album ?

Raphaël : On arrive à se tenir à distance des enjeux, comme un déni. Je préfère me dire que souvent pour un cinéaste, on dit qu’il a fait un premier film dont il a des défauts. C’est ce qu’on pense aussi de notre premier album, qui a ses qualités et ses défauts. Donc c’est continuer à déployer un discours artistique, une esthétique et surtout agrandir notre vision, nos arrangements et notre capacité à faire des textes, à faire des morceaux et à les produire. Le début de l’album n’a pas été facile à faire parce qu’il y avait trop de choses en même temps. Il y a eu un petit moment d’épuisement mais dès qu’on est reparti en janvier 2024, on a vraiment déroulé. On a senti qu’on était sur des rails. On a fait rentrer des musiciens en studio avec nous. On a un peu épaissi.

Il n’y a pas eu beaucoup de doute. On a essayé de nourrir la confiance pour la musique. On est dans un monde tellement étrange. Ce n’est pas grand chose de faire un album. Il faut aussi être dans une forme de légèreté. On a déjà énormément de chance de pouvoir être en studio, de faire de la musique.

LFB : D’avoir votre propre studio aussi.

Raphaël : Oui tout à fait. Pour moi, dès que nos énergies allaient bien et dès que nos vies allaient bien, on s’est dit qu’on allait kiffer. Et franchement, on a kiffé en studio.

Théo : On a trop kiffé la deuxième partie de l’album. La première, il a fallu la traverser. Mais du coup, ça solidifie. Quand il y a eu le second souffle, il y avait une immense joie. Quand les choses vont bien, c’est très agréable de faire de la musique.

LFB : Est-ce que vous envisagez la musique comme du charbon ? Ce n’est pas forcément le matériau le plus important mais c’est ce qu’on va en faire.

Raphaël : On a eu le temps d’y réfléchir. Le charbon, c’est du bois. Ce sont des arbres qui ont vieilli pendant 300 000 ans, sous terre. La terre noire, c’est le charbon. Le nom de notre quartier, c’est le charbon. Terre noire en égyptien, c’est Kemet. C’est le dérivé de chimie, d’alchimie. Donc le charbon, c’est vraiment cette idée de matière qui se transforme. C’est d’abord un arbre qui devient de la tourbe et qui devient autre chose. Nous l’idée, ça a toujours été ça, comment on transforme le nom de notre quartier en autre chose. Comment notre enfance devient quelque chose d’autre. Donc le processus presque de transformation alchimique, ça marche bien pour la musique. C’est quand même étrange, ce sont des battements d’air ce qu’on fait. Des mots avec des mots, et des battements d’air sur des battements d’air. C’est fréquentiel. La musique, c’est une énergie et faire un album, c’est essayer de ramasser une énergie comme ça pour qu’elle brûle. Déjà que ça brûle émotionnellement la personne qui l’a faite, donc nous et les musiciens qui sont venus enregistrer. Et puis les auditeurs, auditrices s’ils sont touché.e.s et que ça les brûle à l’intérieur.

LFB : L’idée, c’est de maintenir le feu en ajoutant du charbon à chaque fois.

Raphaël : Ouais, garder le feu allumé.

LFB : Pour ce second album, vous avez sorti un premier single. Est-ce que le single, ce n’est pas un peu envoyer en trompe-l’oeil ? Pour moi, c’est une transition un peu douce entre ce qu’était le premier album et ce que va être le second.

Raphaël : Un chien sur le port ?

LFB : Oui.

Raphaël : Transition douce, ce n’est pas comme ça.

Théo : On ne l’a pas pensé comme ça.

Raphaël : C’est une chanson qui est importante pour nous, qui parle d’une des premières traversées justement pendant l’écriture de l’album. Il y a quelque chose qui, esthétiquement, peut la relier à Jusqu’à mon dernier souffle, c’est sûr. C’était plutôt une manière de clore une épreuve, de la laisser derrière et d’ouvrir vers la suite. Et d’arriver un peu vers le haut. Et ensuite le fou dans la voiture, revenir au sol très, très fort dans le concret d’aujourd’hui.

LFB : C’est aussi le morceau qui ouvre plus ou moins l’album. Je posais la question, en écoutant protégé.e, est-ce que c’était un objectif de faire un album de hip hop expérimental quand vous vous êtes lancés sur ce deuxième album ?

Raphaël : C’est super intéressant que tu parles de hip hop parce que pour nous, on en écoute beaucoup. Il y a une écriture rap selon toi ?

LFB : Il y a un truc que je rapprocherais un peu de Tyler, The Creator. Dans cette façon de casser les structures, d’être surprenant tout le temps. Pour moi, thématiquement il y a trois choses qui reviennent beaucoup en dehors de l’intime dans l’album : le quartier qui est un mot que vous répétez énormément sur cet album-là, une valeur sociale qui se perd un peu dans le rap moderne mais qui est très présent sur du hip hop des années 90 et le fait de rendre fière la daronne qui est aussi présent dans l’album. Du coup, ce sont des éléments qui, pour moi, sont très hip hop et qui structurent un peu l’album.

Raphaël : Intéressant. C’est vrai qu’il y a eu plus du père dans le dernier et plus du daronne dans celui-ci.

Théo : C’est vrai que dans le chemin inconscient dans la manière dont est fabriqué cet album, je pense que ça génère ça. On a beaucoup laissé parler l’inconscient à l’intérieur. Je pense qu’il y a beaucoup des premiers amours de la musique qui sont venus naturellement. Et aussi l’époque nécessite aussi un retour un peu au texte et à raconter quelque chose, avant d’être embourbé dans le rien qui fige. Surtout sur un deuxième album qui pour moi est le moment où tu peux vraiment bien agrandir tes périmètres de jeu artistique, ton message. Donc pour moi, ce n’est pas très étonnant finalement que tu trouves le hip hop. Je pense que c’est l’enfance qui parle.

Raphaël : Je pense que c’est aussi parler de ce qu’on traverse. Pas essayer d’inventer des concepts mais parler vraiment du réel de nos vies. Du coup, ce qui a traversé nos vies cette année, ce sont des histoires intimes, les épreuves intimes, l’amour et beaucoup la société avec tout ce qui s’est passé et tout ce qui continue à se passer. C’est marrant que tu parles de quartier parce qu’on a essayé de faire l’album comme un ensemble de cartes, un ensemble cartographique pour essayer… Nous-même, on vit dans un monde qui nous déboussole. Je pense intimement et collectivement. On est déboussolés. On a essayé de penser ce disque comme une manière de retrouver son chemin ou en tout cas de questionner un chemin. Ça passe forcément par les deux échelles. Ce que permet une carte, c’est super, tu peux zoomer. Tu peux rentrer très profondément dans l’intérieur d’un être. C’est pour ça qu’il y a beaucoup le corps de l’autre. En fait, il y a beaucoup d’altérité. Et tout d’un coup, on dézoome et il y a aussi la société, les avions de guerre qui arrivent au loin. En tout cas, on n’a pas voulu faire un album complètement déraciné. Je suis un peu dérangé par ces albums qui sortent et qui semblent faits dans un bunker, dans une bulle toute douce. Je pense que notre travail, c’est aussi de regarder le monde et d’essayer de le nommer. On n’a pas fait un album hautement politique. Enfin, je ne sais même pas ce que ça veut dire. Mais on a essayé de dire des choses de l’époque.

LFB : Tu parles de cartes. C’est marrant parce que j’ai vu un peu dans la même idée, cet album comme un édifice, une sorte de cathédrale qui est impressionnante dans son ensemble mais qui trouve aussi son sublime dans les détails.

Raphaël : Baroque en fait.

LFB : Oui, tu as plusieurs textures musicales, différentes textures vocales. Il y a des choses qui, accumulées, font quelque chose d’impressionnant, et si tu les sépares, tu trouves de la beauté dans tout ce qu’il y a dans cet album. J’ai l’impression qu’il y a une quête de beauté malgré tout.

Raphaël : Pleurer devant la beauté, qui est une sorte de clôture. C’est peut-être le seul truc dont on est à peu près certains depuis le début du projet, dans un sens existentiel. On ne sait pas trop où va cette existence, la seule arme qu’on a, c’est le studio. Cet artisanat de beauté. Essayer de chercher des choses belles, c’est quand même un métier délirant. On passe des heures sur des détails, à peaufiner des détails, à faire passer des choses dans des bains musicaux pour que ce soit à la fin beau, que ça nous convienne et qu’on espère que ça touche quelqu’un. C’est la seule petite certitude qu’on a, on pourrait continuer à essayer de chercher la beauté. C’est ce qui nous fait du bien et j’ai l’impression que c’est ce dont on a besoin.

terrenoire

LFB : Il y a cette idée aussi d’intime qui traverse l’album. J’ai l’impression que c’est un intime personnel et collectif. Pour moi, ce n’est pas un album qui parle uniquement de la vie de Terrenoire. C’est un album qui parle des vies qui traversent la vie de Terrenoire.

Raphaël : Tout à fait. De toute façon, au niveau de l’écriture, la ligne d’horizon était plus haute. Je pense que c’est ça aussi un deuxième album. L’écueil du début, du lancement, c’est de trop s’acculer dans son propre système. Kendrick, l’album Mr. Moral & The Big Steppers, c’est un album qui était assez inspirant pour ça. À travers le travail intime presque psychanalytique, il y a ces échanges avec son psy. Il essaie de se libérer de ses malédictions familiales qui sont aussi celles de son quartier et de sa communauté. Ce truc hyper intime pour trouver le collectif, je pense que ça a été inspirant. J’aime beaucoup cet album, je l’ai beaucoup écouté, même si je ne comprends pas très bien l’anglais. L’intention, je pense qu’elle a traversé l’écriture.

LFB : On revient finalement sur le hip hop.

Raphaël : Les grands albums sont de ce côté-là pour moi.

LFB : C’est marrant que tu parles de ça parce que dans Goblin de Tyler, The Creator, Goblin, faisait aussi intervenir l’image du psychologue.

Théo : C’est vrai, il intervient sur les deux, trois premiers morceaux du début.

Raphaël : Nous on a démarré des thérapies. Donc je pense que c’est aussi un cheminement analytique intérieur. Ça permet un déplacement dans la création et dans ce qu’on entend, de ce qu’on veut dire. Et peut-être une meilleure connaissance de nous, qui est moins stérile.

LFB : Tu dis que l’album n’est pas forcément politique. Moi, je le trouve très politique, dans le sens où il y a deux morceaux qui le sont énormément : le fou dans la voiture et le bon sens. Qui est un morceau qui perd son souffle au bout d’un moment. C’est un morceau fou. Il y a déjà ces deux morceaux qui sont importants et qui sont des espèces de jalons sur l’album. Ils viennent et percutent, même dans la production. Ce sont des morceaux qui vous ont surpris dans leur création ?

Raphaël : Si, pour le coup c’est vraiment la carte qui nous a aidé. D’avoir des territoires particuliers.

Théo : Ce sont les morceaux les plus anciens et récents. Le fou dans la voiture a cinq ans au moins. Le bon sens a été fait quatre jours avant qu’on finisse les mix. C’était vraiment très rapide.

LFB : Il parle de pogrom et de choses très ancrées dans le maintenant.

Théo : Bien sûr.

Raphaël : Il avait cette immédiateté de presque ChatGPT. Théo a fait un morceau qu’on n’a pas conservé qui s’appelle la liste, où il posait la question de comment faire l’album le moins créatif possible. ChatGPT lui avait fait une liste, comme un jeu de cartes.

Théo : C’est les jeux créatifs de Brian Eno. Ce sont des phrases qu’il avait écrites. Ce sont comme des mini maximes en fait mais ce sont des anti-maximes donc ça permettait d’avoir une espèce de double aplat sur le truc. On a gardé cette idée.

Raphaël : On a gardé cette idée d’un titre qui est une longue, longue, longue répétition. Au bout d’un moment, la liste qui est un titre intéressant nous foutait le plomb parce qu’on sentait qu’il avait été écrit par une machine, une langue morte.

Théo : C’était lugubre.

Raphaël : Le bon sens, c’est l’un des points les plus extrêmes de l’album. Même soniquement. On a douté, on a hésité à le mettre à la fin mais maintenant qu’il y est, il complète vraiment le petit monde.

LFB : L’album est politique aussi parce qu’il a des valeurs, qui étaient présentes avant mais qui reviennent. Il y a l’acceptation de la vulnérabilité qui est un élément très important. Vivre sobrement, c’est un peu ça. Accepter ses émotions d’humain et vivre.

Théo : Avancer aussi.

Raphaël : Quitter ses vêtements de héros, même pour un homme. Enlever ces valeurs insupportables d’avancer armé, avec un bouclier, une épée, de vouloir avancer comme un conquérant. On pense que justement ce sens de la conquête qu’il y a à l’intérieur de plein de vies humaines et même de plein de manières de voir le succès de la musique… Ce qu’on dit quand on dit « libéré des rêves d’enfant sans ambition ». C’est que justement, je trouve qu’on est dans un monde qui nous pousse à la conquête et à l’ambition alors qu’on a besoin du contraire de ça. On a besoin d’une immense simplicité.

LFB : Et de ça vient aussi l’apaisement qui n’est pas forcément au début de l’album mais qui à la fin, l’est. Un morceau comme ton corps de daronne, je trouve qu’il y a beaucoup cette idée.

Raphaël : De simplicité. On a bu un peu de vin, on a mal à la tête. Tout va bien.

LFB : L’autre élément, c’est aussi le vivre ensemble qui est à contrario de tout ce qu’on essaie de nous fourrer dans le crâne actuellement. Je trouve qu’un morceau comme la grande ville, c’est un morceau qui est très beau parce qu’il nous rappelle, encore une fois, que si tu zoomes, tu as toutes ces individualités et des choses qui peuvent être horribles mais qui en même temps sont très belles et qui donnent envie d’avancer ensemble.

Raphaël : C’est très important ça. Des humains ensemble, c’est comme ça que se termine le dernier couplet. Pour moi, il y a une phrase importante qui est à la fin : « aujourd’hui dans la rue, j’ai vu des gens perdus, des choses émouvantes, des humains ensemble ». J’aime bien aussi l’idée que les jeunes aident les vieilles à porter leurs trucs impossibles. On parle en permanence de la violence, on choisit de zoomer sur la violence, sur ce qui nous différencie et ce qui nous polarise. Je lis des choses, je vois des choses qui doivent être réelles d’une certaine manière mais quand même, quand je sors dans la rue et si j’observe, je vois des gens qui se sourient quand même. À Paris, pas tout le temps (rires). Il y a des gens qui se filent un coup de main, il y a des gens qui s’aiment, d’autres qui se marrent ensemble, qui se font des blagues. J’ai passé plein de moments formidables avec plein de gens formidables ces derniers temps. J’ai de la chance, sans aucun doute. C’est le privilège de nos vies, j’y pense beaucoup. Je trouve que tout n’est pas sombre. Il y a des raisons de s’inquiéter mais il faut que cette inquiétude nous permette de faire bloc et d’ouvrir plutôt que de se resserrer. L’idée de protection, qui est le titre de l’album, est aussi ambivalente. De quelle préservation et de quelle protection on parle ? On est dans un monde où des Trump ou des Poutine veulent protéger leurs frontières ou les agrandir ? Il y a plusieurs idées de protection. Je pense qu’il y a l’idée que la protection, ça doit être une ouverture. La protection, faut que ce soit une protection qui inclut, qui ouvre, qui protège le plus grand nombre de personnes. C’est vraiment partout dans le disque.

LFB : Protége.e qui donne son titre à l’album, qui est un album avec énormément de textes, est le seul morceau de l’album où il n’y en a pas. Il a ce côté un peu générique mis au milieu de l’album.

Raphaël : Oui, et c’est aussi un peu la musique qui nous protège. C’est la musique qu’on écoute.

Théo : C’est ça qui est révélé à l’intérieur, c’est la musique qui nous protège. Le geste est à propos de ça.

LFB : C’est un morceau très orchestral, avec des cordes, qui perd les mots mais qui gagne l’ampleur de la musique.

Raphaël : Exactement. C’est exactement ça. C’est Théo qui arrange, qui compose tout ça, qui a développé son artisanat d’arrangeur. Au début, il y a eu pendant très longtemps un audio par-dessus ce truc. Pendant longtemps, je me suis dit que peut-être il fallait dire quelque chose. C’est mon écueil, vouloir dire. Finalement, cette respiration juste musicale, quand il n’y a plus de mots, ça veut dire que ça va, que la musique protège.

LFB : C’est un morceau qui en dit beaucoup sans le texte. Ça arrive souvent dans les albums. On a tendance à l’oublier mais des morceaux instrumentaux peuvent exister sur un album de chanson française.

Raphaël : C’est un peu rare, mais on trouvait ça cool que ça soit le nom de l’album. Que ça soit le cercle. Tu verras qu’il y a des cercles un peu partout, dans nos visuels et tout.

terrenoire

LFB : Musicalement, c’était quoi l’ambition ? C’est quand même un album qui prend énormément de risques sur les structures, les instruments qui sont utilisés, sur les cassures de rythme aussi. Comment vous vous êtes retrouvés à faire un album comme ça qui est très différent de ce que vous aviez pu faire auparavant ?

Théo : L’idée, c’était de coller le plus possible à l’idée de ne pas faire un album avec une certaine influence qui viendrait normaliser ou égaliser un album de folk. Ce n’était pas l’idée. Ce qui a créé la richesse musicale, ça a été de s’entourer de musiciens. Chose qu’on a rarement faite. Des instrumentistes, Marc-Antoine Perrio qui est un super artiste stéphanois, qui évolue avec beaucoup d’autres artistes en tant que compositeur/arrangeur. Alexis Moutzoris qui est le clarinettiste qui intervient sur plusieurs titres. Il y a eu Clément Carridge aussi qui a été le mixeur, qui a été très important dans la forme finale des morceaux.

Pour ce qui est de la musique, je pense que c’est quand même le côté ruminant qu’on est. On est lents et du coup, on mâche énormément. C’est quand même version, après version, après version. Il y a des v1 de morceaux qui sont juste la structure qui est réutilisée pour la v3. C’est quand même un processus de longue décantation et du coup de transformation alchimique. C’est l’idée du bain. Dix versions pour arriver à quelque chose d’autre, dix versions pour arriver à quelque chose d’autre harmoniquement, dix versions pour arriver sur la bonne structure qui reprendra les premiers trucs. C’est quasiment ça pour tous les titres. À part deux ou trois, vivre sobrement a été beaucoup plus simple. Le bon sens a été fait en deux jours. Mais pour la plupart, c’était quand même vraiment ça. Je pense que ce qu’on a ressenti, c’est qu’à travers la recherche, chaque titre a sa propre vérité et son propre bain. Du coup, ce sont des choses qui vivent de manière hétérogène les unes à côté des autres mais vu qu’elles ont été toutes traversées par cette méthodologie, ça fait que les musiques sont vraiment différentes dans les influences musicales. Par contre, elles ont quelque chose dans la patte, par la méthodologie, qui les rendent homogènes.

LFB : C’est vrai qu’il y a énormément d’explorations. La facilité aurait été de se dire qu’on fait un album 2 où on copie ce qui a marché sur le premier et tout le monde sera content. Tu parlais d’augmenter l’artisanat. L’artisanat, c’est aussi se rendre compte que tu peux prendre des risques et que les gens suivront. Parce que l’important, c’est aussi la sincérité et ce que vous, vous avez envie de dire sur l’instant. Ça se ressent musicalement. Il y a un élément qui est hyper important chez vous et qui l’a toujours été, c’est le piano. Je trouve que l’élément le plus important musicalement sur l’album, ce sont les percussions.

Théo : C’est marrant parce que j’ai l’impression qu’on a laissé la batterie sur cinq titres et qu’on l’a laissée après.

Raphaël : Tu n’es pas du tout la première personne qui nous dit ça mais on a vraiment une sensation de ce qu’est l’album qui n’est pas la sensation de ce qu’il est à la fin. Mais c’est trop bien. J’adore qu’il ait de l’énergie percussive.

LFB : Je trouve qu’il y a un truc comme si chaque morceau avait un cœur et que les percussions venaient donner le BPM de chaque morceau.

Théo : Attends mais sur combien de titres il y a de la batterie ?

Raphaël : Il y a de la drum quasiment partout. Elles prennent la parole et disparaissent plus régulièrement. Je crois que c’est surtout la variété des percussions utilisées. On a bien vu en préparant le live que le rôle du batteur, ça va être…

Théo : D’être un percussionniste classique un peu.

Raphaël : Il va avoir un rôle qui ne va pas être que de drumeur.

LFB : Comme tu dis, parfois elles apparaissent et elles disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues.

Raphaël : Dans Paris, ça fait ça.

LFB : Le fou dans la voiture, c’est un morceau qui est fait pour twerker. Il y a ce truc très urbain.

Théo : Clairement.

LFB : Pour moi, il y a vraiment cette idée qui joue sur les structures des morceaux. Chaque morceau ne se ressemble pas et chaque morceau a sa surprise.

Théo : Il y a des méthodologies qui ont été utilisées sur certains morceaux, par exemple la modulation vers le bas, sur ton territoire. À la fin, ça descend. Le jour où tout s’est ouvert, ça descend deux fois, pour plus de plaisir. C’est quelque chose qui était vraiment important. Pour le coup, ça créait dans la non-structure des rappels à l’intérieur-même de l’album. Et qui racontent le fait que pour t’élever, descends en toi.

LFB : Il y a des choses aussi par touches un peu dissonantes, voulues, pour garder l’attention. Pour moi, c’est un album qui peut se regarder dans son ensemble mais qui peut aussi se regarder point par point, où tu verras des choses différentes. Ce sont ces choses différentes qui font l’ensemble impressionnant.

Raphaël : C’est super intéressant parce que pour le coup, on a vraiment écrit ça au début avant même de commencer. On s’est dit qu’on voulait vraiment, par la carte, la possibilité de faire traverser aux gens différents coins, différentes membranes. On avait aussi cette envie que les gens puissent traverser les morceaux un peu dans l’ordre qu’ils veulent. Si tu rentres par ton territoire qui est le premier titre, on sait aussi que les gens likes des chansons. Ça serait intéressant de le lire en aléatoire parce qu’il raconterait complètement autre chose.

Théo : S’il commençait par le bon sens par exemple.

Raphaël : Ce qu’on a hésité à faire parce que c’est quand même un peu abrupt mais ça aurait énormément de sens. Je sais que Kendrick avait dit qu’il sortait un album, il avait sorti Damn et il l’avait juste sorti en inversé parce qu’il disait une chose à l’endroit et une autre chose à l’envers. J’aimerais bien…

Théo : Connaître suffisamment l’anglais pour faire la double expérience.

Raphaël : Ouais et même réfléchir à un autre tracklisting pour notre album. De voir ce que raconterait l’album complètement à l’envers par exemple. Faudrait peut-être commencer par pleurer devant la beauté.

LFB : Pareil, mettre protégé.e en premier qui est le titre instrumental pourrait donner une couleur complètement différente.

Raphaël : Tout à fait, comme un vrai générique de film. Normalement l’album, comme il est fait de contrastes, il y a plein de contrastes qui peuvent opérer dans d’autres sens. Il n’est pas monolithique.

Théo : C’est le bonheur de mettre plusieurs personnages vocaux dans un album. Ça permet d’énoncer, de créer une narration différente sans avoir une certaine lassitude ou de la contradiction. La contradiction a le droit d’exister du coup.

LFB : Il y a un jeu sur les voix qui n’était pas forcément là avant. Des morceaux comme hotline gorgone ou le jour où tout s’est ouvert par exemple. Il y a vraiment ce truc un peu ludique de s’amuser avec les voix et d’aller chercher autre chose. J’étais persuadé que c’était des femmes.

Théo : Tout le monde l’était mais c’est ma voix. Tu mets 6% en vari speed.

Raphaël : C’est comme une bande accélérée. Prince faisait beaucoup ça.

LFB : Du coup, ça rend le morceau encore plus sensuel que si ça avait été une autre voix.

Théo : Bien sûr.

Raphaël : Et il ne dit pas la même chose en plus.

LFB : Il y a cette sensibilité féminine qui ressort.

Théo : Exactement. Pour moi, c’était important à mettre, hybridifier la voix pour la caractériser mais aussi dans une volonté de la rendre entre deux mondes.

terrenoire

LFB : Tu parles de cartographie et de territoires. Habiter cet album par des parties sauvages, libres et surprenantes, c’était une idée que vous aviez dès le départ ? Même musicalement. Dans une carte, il y a des forêts, des lacs…

Raphaël : Oui, je pense que c’est le côté un peu aventureux de l’expérience de traverser le disque en entier. Après, on aime bien les musiques un peu chelou franchement. On aime beaucoup de musiques très différentes et je pense qu’on ne se pose même pas la question. On considère assez peu la dimension de risque. Pour nous, ce n’est pas risqué de faire de la musique. C’est risqué d’être pompier, de sauver des gens mais faire des chansons, ce n’est pas risqué. C’est juste : est-ce que ça nous touche aujourd’hui de faire une musique qui est libre ? C’est plus cette idée de savoir si on est libres. Il y avait cette volonté de dire qu’on allait sortir des carcans de la pop, qu’importe. On n’a pas pensé à se dire qu’il fallait faire quelque chose qui allait marcher. La seule certitude qu’on a eue sur le premier album, c’est que le titre le moins pop du monde qui est jusqu’à mon dernier souffle, sans refrain a été le titre le plus écouté de notre album. On a eu le meilleur cadeau du monde.

LFB : C’est un morceau qui a rencontré son époque en fait.

Raphaël : Oui, et il y a eu cette synchro télé, le Covid.

Théo : La première pandémie mondiale de l’histoire de l’humanité qui a enfermé le monde.

Raphaël : Je pense qu’il s’agit juste d’être très, très sincère avec ce qu’on veut raconter et au bout d’un moment, il faut être ouvert. Après, ça prend ou ça ne prend pas.

LFB : Pour moi, il y a une phrase dans l’album qui le résume, c’est : « Terrenoire n’est pas révolutionnaire, c’est des chansons populaires qui rendent fier le quartier ». Elle est hyper importante cette phrase.

Raphaël : Qu’est-ce que tu entends dans cette phrase toi ?

LFB : Il y a un peu l’idée de faire de la musique un peu égoïstement, et en la faisant pour soi et son entourage, ça aura forcément un impact sur les gens. Parce que sans calcul, c’est comme ça que tu touches les gens. L’idée de populaire est hyper importante dans cette phrase-là, le mot populaire n’est pas là par hasard.

Raphaël : Bien sûr. Je ne sais pas si faire les choses pour soi et ses amis, c’est être égoïste quand on crée. Je pense que calculer quand on crée, c’est horrible. Ça s’entend tout de suite. Les gens ont un cœur en fait. Il ne faut pas prendre les gens pour des crétins. Tout le monde connaît plus ou moins la musique mais ce n’est pas important. Tout le monde a un cœur, plutôt au bon endroit, et les gens entendent très bien quelque chose dit avec sincérité. Je pense qu’on dit les choses avec sincérité aux gens qu’on connaît et qu’on aime. On ne peut pas s’imaginer vouloir être un politicien et parler à tout le monde. Sinon, ça fait des sons de slogan et ça ne fait pas des choses qui sont sincères, qui sont comme un discours d’intimité.

LFB : Tu deviens le fou dans la voiture quoi.

Raphaël : Exactement.

LFB : J’ai une question sur la typographie qui pour moi est importante. Il n’y a pas de majuscules sur le titre des chansons. Est-ce que c’est une manière de dire que chaque mot a son importance ?

Raphaël : C’était l’idée de sobriété ouais. C’est Terrenoire en minuscule. Là, il y avait cette volonté de réduire quelque chose, aller à l’os. Plus petit, c’est beau.

Théo : Mais avec de la musique plus riche que le premier album.

LFB : Chaque mot a la même valeur et chaque être humain a la même valeur. Je pense que c’est aussi ce que ça dit.

Raphaël : Exactement. Tu as raison. Il y a quelque chose qui dysfonctionne beaucoup dans la société en ce moment, que les gens ressentent, ce sont les différences de hiérarchie et d’importance. Ça crée des situations de mépris qui sont terribles. On n’est pas allé aussi loin en mettant tout en minuscule mais en tout cas, on a voulu réduire. Ne pas avancer en majuscules, en lettres capitales. C’est le contraire de la capitale, on est des provinciaux bon sang ! (rires).

LFB : Est-ce que l’art et la musique sont le meilleur moyen d’éviter le déterminisme social ? Vous venez de Saint-Étienne, moi d’Hénin-Beaumont. On vient de milieux populaires où on aurait pu suivre une voie que d’autres ont tracée pour nous. Je trouve que la musique, touchée par la beauté, permet aussi de s’échapper.

Raphaël : Oui. La musique est une échappée.

Théo : C’est dans le poème du musée de la mine ça.

Raphaël : Tous les gens que je connais qui sont des musiciens, des créateurs, des artistes. Mais au-delà, on sait très bien que ce n’est jamais un hasard. La beauté, c’est toujours un ailleurs. Donc aimer la musique, aimer l’art, c’est toujours une manière de sortir de chez soi. C’est toujours une des possibilités de pouvoir partir et de ne pas être seul. C’est créer une compagnie magnifique et à l’intérieur, on rencontre d’autres gens aussi zinzins que nous qui veulent partir et qui aiment la même chose que nous. Ça fait une espèce de compagnonnage de beauté. Je crois à ça. Ce sont des fêlés. La fêlure, c’est aussi être chez soi nulle part quand on décide de partir avec la musique. Parce que tout d’un coup, on se met un autre habit mais par contre quand tu ne mets pas les habits de la conquête et de l’ambition sociale, bah ici tu n’es pas non plus chez toi si tu ne joues pas le jeu. Nous, ce qu’on aime faire, c’est qu’on vient déposer ce qu’on apprend ici, chez nous, on vient reprendre de l’énergie à la maison et on repart. Ça fait le festival et le spectacle de la mine. Ça nous semble un bel équilibre.

LFB : Je le ressens aussi. Il y a ce truc où quand je suis ici, je me sens de là-bas et quand je suis là-bas, je ne me sens plus vraiment chez moi. Il y a ce besoin de se rattacher, d’être ancré et que les racines sont hyper importantes. C’est aussi ce qui ressort énormément de votre musique.

Raphaël : Ce qui est terrible, c’est que les racines, c’est chopé par les réactionnaires. L’héritage, la racine, ce sont vraiment des notions, concepts qui sont chopés par les réactionnaires. Il faut qu’on récupère ça dans le sens. Le territoire, le territoire, la terre, les racines, le sol, etc. Sinon ça fait des humains remplis d’hélium qui veulent s’élever en permanence. Ce n’est pas une forme jouable. Pour moi, ça ne peut pas être d’un côté s’élever et oublier qui on est et d’où on vient, et d’un autre côté rester chez soi et se replier sur soi. Il y a une forme intermédiaire entre les deux qu’il faut réussir à nommer.

LFB : Et qu’il faut défendre.

Raphaël : Oui, et pour ça, il faut revenir chez soi, faire des formes de zinzins.

Théo : On ne peut apprendre qu’ailleurs par contre.

LFB : En parlant de racines et de famille, ça apporte quoi à la relation de faire de la musique entre frères ? Est-ce qu’il n’y a pas des fois quelque chose de dangereux de mettre un peu de business dans la famille ?

Théo : Avec Raph, on bosse beaucoup l’un et l’autre et on essaie d’avoir une exigence par notre amour fraternel qui fait qu’on se tient. Donc du coup, non pas de soucis.

Raphaël : C’est l’une des choses qui fait qu’on tient aussi aux racines. Mon frère, ce sont les mêmes racines que moi si tu veux. Quand on vient au musée de la mine faire des gestes, on vient en famille réemployer nos ancêtres, etc. C’est l’artisanat familial, comme une entreprise de maçonnerie. C’est quelque chose qui est important. Tu continues à faire famille.

LFB : C’est aussi ce qui nourrit votre projet finalement.

Raphaël : Ouais, c’est ce qui fait qu’on revient à la maison. Le festival, c’était quelque chose d’assez costaud sur les terres.

LFB : Ça a amené votre nouvelle famille dans votre ancienne aussi.

Raphaël : Ça fait exactement ça, ça fait big fish.

Théo : Ça fait des vases communicants.

LFB : Et ça crée de nouvelles racines. J’ai une dernière question : si vous deviez mettre protégé.e à côté d’un album, d’un livre et d’un film, vous choisiriez quoi ?

Raphaël : Moi ça serait Mr Morale en album.

Théo : Je pense à Perfect Days de Wim Wenders alors que c’est un truc ultra carré. Ça participe à l’immense richesse de ce qu’il se passe à l’intérieur de ces cycles. C’est plutôt l’idée de cycle et d’épanouissement intense à l’intérieur de ces cycles qui semblent être claustrophobiques tellement c’est réduit. Et un livre ?

LFB : Moi j’aurais dit La carte et le territoire de Houellebecq (rires).

Raphaël : (rires) C’est marrant parce que c’est un super titre. Le titre est excellent.

Théo : Il y a quand même eu Mille plateaux qui reprend cette idée de territoire très fort.

Raphaël : Il y a un livre qui m’a touché et qui a participé : Jean-Christophe Bailly qui a écrit un bouquin qui s’appelle Le dépaysement. C’est un géographe paysagiste qui traverse les villes et qui trouve toujours des axes étonnants pour rentrer dans les villes. Il a fait un truc sur Saint-Étienne et c’est le jardin ouvrier, sa porte d’entrée pour la ville. Tu ne dirais pas si tu vas à Saint-Étienne. Tu pourrais dire le stade, etc. Lui, c’est les jardins ouvriers. À Bordeaux, c’est un magasin d’objets de chasse et de pêche, de filets, de choses comme ça. Il part d’un objet et il parle du territoire et de l’âme de la ville à travers un objet. J’étais très intéressé par les villes l’année dernière pendant le truc dont j’ai passé du temps dans des villes. Strasbourg, je ne connaissais pas, j’ai été visiter. Ça m’intéressait de comprendre cette espèce de ville qui était ville des routes, le carrefour des routes, cette double culture. Le fait que ça ait été tout le temps battu par les guerres en Alsace. Il y a eu Albi aussi. Ouais, ça serait ce livre-là, pour la dimension cartographie de la France.

Retrouvez Terrenoire sur Instagram et Facebook.

Laisser un commentaire