Musique Hors-scène #6 : Julien Manaud, Lisbon Lux Records

À la Face B, on avait envie de rendre visible celles et ceux qui accompagnent la musique au quotidien sans jamais être sur scène. Parce que ce sont, avant tout, des passionnés de musique ; et parce que sans eux, vos artistes favoris seraient peut-être encore des inconnus. Sixième épisode de notre rubrique avec Julien Manaud, fondateur du label québécois Lisbon lux records.

LFB : Commençons par le commencement. Tu pourrais nous raconter ta rencontre avec la musique ? Il y avait quoi comme musique chez toi, en grandissant ?

Julien Manaud : Ma mère écoutait beaucoup de musique classique. Mon père aussi, il chantait Bach à tue-tête dans la voiture le matin en me portant à l’école, mais également Peter Gabriel, Phil Collins. Ils m’ont vite mis au piano, j’ai fait quelques années de cours plus jeune. Puis il y a eu une période charnière, qui a commencé quand j’avais 11 ans, où j’ai découvert William Sheller. En rentrant de l’école le soir, je ne faisais plus beaucoup mes devoirs, je jouais Sheller chez moi.

LFB : Qu’est-ce-qui te plaisait chez lui à l’époque ?

JM : Je trouvais ça beau, la musique, les paroles. C’était un des premiers artistes non radiophoniques et francophone que j’écoutais. C’était un beau mix entre pop et classique aussi.

À 13 ans j’écoutais aussi des trucs très radiophoniques, De Palmas, sur la route ou tout l’euro dance de l’époque, Snap, 2 Unlimited, Ace of Base, j’avais tous les CD deux titres de Dance.

Ma première révolution fût de découvrir Les Inrockuptibles dans la chambre de mon frère. À l’époque, c’était le grand magazine papier super beau. C’était une période riche, l’époque de Bernard Lenoir sur France Inter, de l’émission de télévision Nulle part ailleurs, où je voyais des tas de groupes en live : Nirvana, PJ Harvey, Jeff Buckley, Portishead… C’est là que je me suis dit « Okay, il y a un monde que je ne connais pas…»

Puis ça a été la French touch. Qui nous a réconciliés avec le fait d’être français. Tout d’un coup, ça redevenait cool, alors qu’à l’adolescence on avait un peu honte, on voulait tous imiter les Anglais ou les Américains, on écoutait Blur et Pulp.

LFB : Tu es aussi musicien, avant de devenir le fondateur d’un label, et tu as grandi en France… Tu peux nous raconter le chemin qui mène à la création de Lisbon lux records au Québec ?

JM : Oui. Alors, on peut se demander pourquoi à la suite de tout ce que je viens de dire, un des premiers groupes avec lequel j’ai tourné était un groupe de ska (rires).

Enfin, c’est une histoire de vie… Au lycée, j’ai commencé à jouer un peu de guitare dans des groupes du lycée… Puis j’ai vu passer ce projet qui cherchait un clavier, alors j’ai décidé d’y aller, je me suis dit que ça me ferait tourner. Mais c’est drôle, parce que dès cette époque-là (j’avais dix huit ans), je commençais à faire des démarches pour contacter des tourneurs, et professionnaliser le groupe. Je me disais : « c’est pas parce que je suis musicien que je ne dois pas lire les contrats que je signe » Avec ce groupe, Zurribanda, on a dû vendre 5000 CD à l’époque, on a pas mal tourné en France et en Espagne. À l’époque je trainais tout le temps au Confort Moderne à Poitiers, c’est le lieu central de mon cheminement musical quand j’étais en France.

Puis tranquillement, mes goûts musicaux m’ont rattrapé, j’ai rencontré Jehnny Beth de Savages avec qui j’ai monté un projet de rock indépendant du nom de MOTEL, aux influences Jeff Buckley, Portishead… Ça a duré deux ans… Avant que Jehnny ne décide d’aller vivre à Londres.

Un des membres de Zurribanda était parti à Toronto, j’avais quitté mon boulot à Poitiers, alors je me suis dit que c’était peut-être l’occasion de voyager. J’ai visité Toronto puis Montréal en 2006, et j’ai adoré. Dans la foulée, j’ai demandé mon PVT (visa de travail NDLR). À l’époque personne ne le demandait. J’avais fait ma demande huit mois après l’ouverture, et ils avaient encore des places, alors qu’aujourd’hui c’est plein en quelques minutes.

J’ai intégré un groupe québécois qui s’appelait Chinatown. On a connu un certain succès, gagné quelques prix, on jouait à la radio… Puis après, c’est un cercle vertueux : tu rencontres l’amour, tu trouves du travail, et tu te réveilles en te disant « je ne repartirai jamais du Canada» …

LFB : Puisqu’on parle de rock indépendant, j’ai l’impression que la scène québécoise est particulièrement dynamique…

JM : Il y a une histoire derrière ça. Le Québec, c’est un pays dans un pays. D’un point de vue musical, c’est particulièrement frappant : la scène francophone a grandi relativement isolée du reste de la scène canadienne. Avec cette particularité d’être en français, et donc, de ne pas se confondre avec la scène anglophone canadienne, qui, elle, est très vite mélangée à la scène américaine. En arrivant au Québec, j’ai découvert une scène alternative très fière de sa francophonie… Ça m’a fait du bien, ça m’a réconcilié avec la musique francophone.

LFB : Ce qui est d’ailleurs paradoxal, c’est que Le Couleur (la première signature du label Lisbon lux NDLR) a aussi énormément d’auditeurs au Mexique et aux États-Unis…

JM : Oui. Mais retraçons le chemin. Le groupe dans lequel je jouais en arrivant au Québec, Chinatown, a duré quatre ans. Ça marchait un peu, mais suite à quelques mésaventures de label, j’ai décidé d’arrêter, parce que j’en avais marre d’être pauvre. (rires).

J’ai fait de la musique de pub pour une boîte française qui était basée à Montréal. J’en tire un souvenir un peu doux amer, d’un côté, j’ai détesté le milieu de la pub, sa toxicité, son machisme, et en même temps, j’ai adoré mon expérience avec mon collègue Nicolas Clergue, j’ai appris des compétences de business qui me sont encore utiles aujourd’hui. Notamment parce que je faisais plein de choses à côté de la musique, à commencer par de la comptabilité, mixer mes chansons…

Après un bref passage chez Ubisoft, j’ai eu envie de revenir au milieu des musiques actuelles. J’ai enregistré un album solo en anglais, un peu à la PJ Harvey. Un beau jour, un groupe du nom de Le Couleur me contacte pour faire un remix d’un de ses morceaux parce qu’ils aimaient bien mes productions sur Myspace. Petit à petit, ça a mené au fait que je produise leur EP Voyage Love, puis au fait que je devienne leur manager.

Mon premier MaMa Festival, j’y étais juste pour eux, j’essayais de leur trouver un label, mais ça ne mordait pas. Je pense que les gens en France ne comprenaient pas que je sois français mais basé à Montréal, enfin, quelque chose bloquait. Alors, avec Steeven, le batteur de Le Couleur, on a décidé de monter notre propre label. Je comprenais déjà comment fonctionnaient les attaché.e.s de presse, la distribution, la promotion, alors on a décidé de le faire nous-même, avec des modèles en tête comme DFA Records, Record Makers etc…

Le nom du label, Lisbon lux, vient d’un personnage du film Virgin Suicides, qui est joué par Kirsten Dunst. C’est un de mes films préférés, et Air, qui est une énorme influence dans ma vie depuis 20 ans en a fait la bande son… C’était chouette d’avoir une référence à ce groupe dans le nom du label.

LFB : C’est intéressant, et peut-être typiquement Canadien, le fait de créer des choses de manière très naturelle, à partir de rencontres…

JM : Peut-être, c’est vrai, c’est une histoire que d’autres labels partagent. Pour en revenir à la musique alternative au Québec, les majors n’ont pas la plus grande part de marché au Québec, car il y a beaucoup de labels indépendants.

Le marché au Canada est par ailleurs tout petit, et un peu segmenté : on peut être très connu parmi le public francophone et puis aller se promener dans un quartier anglophone pour redevenir un parfait anonyme. Et vice versa… Ça crée beaucoup d’humilité. De nombreux labels québécois ont été créé par des musiciens.

LFB : À propos de francophonie, il y a au Québec un engagement qui paraît assez radical…

JM : Absolument. Les Francofolies de La Rochelle autorisent la musique en anglais, alors que les Francos de Montréal, c’est 100% Francophone, pas de paroles en anglais. Le Québec défend ardemment sa langue car il a longtemps été menacé par l’invasion anglaise.

Le gouvernement québécois investi beaucoup dans la musique francophone. Au MaMa, la délégation québécoise est énorme chaque année. L’investissement public fait rayonner notre scène à l’international. Mais c’est aussi un inconvénient : on est très dépendant de ces subventions pour exister. Le marché de la tournée est limité et les distances immenses.

LFB : Chez Lisbon Lux, vous signez également quelques artistes français…

JM : Oui, en effet. On a toujours eu un peu cette étiquette de « frenchy » au Québec, dû au fait que j’étais le visage du label, mais ça commence à changer, je laisse plus de place à mon équipe désormais. Quand on est arrivé avec des disques qui sonnaient un peu comme Sébastien Tellier, on nous disait « c’est tellement parisien votre affaire » (rires). Mais Le Couleur avait grandi avec ce son là, Tellier, Stéréolab, François de Roubaix… Tu me parlais des streams de Le Couleur, c’est vrai qu’on a réussi à les exporter un peu. Parce qu’on avait cette approche là dès le début : les labels québécois se concentraient sur le développement du marché québécois, mais moi, j’arrivais avec ma vision européenne, et je pensais que Le Couleur avait quelque chose d’unique, alors j’ai commencé à me déplacer en Angleterre, en France, pour le vendre ailleurs. Les États-Unis ont beaucoup réagi à leur chanson Femme.

LFB : Est-ce-que c’était une nécessité pour toi d’importer Lisbon Lux en France à travers des artistes français ?

JM : En fait c’était plus une affaire de réseau. On a sorti le premier album de Kid Francescoli au Canada, puis aussi Malik Djoudi qui était un copain de lycée. Ces sorties-là nous ont donné envie de développer des choses avec la France. C’était naturel, je connaissais plein de gens de l’industrie ici.

Le groupe Social Dance, de Marseille, nous ont approché pendant le COVID avec des chansons en anglais. J’avais vraiment envie de les aider, sans en avoir les moyens financiers à l’époque. Mais je les trouvais super sympa, et je trouvais leur son très rafraichissant. Tout ce que je pouvais leur apporter c’était un regard externe et des conseils de stratégie. Je leur ai dit qu’il fallait apporter davantage de français dans le répertoire, que ça les démarquerait davantage que de chanter en anglais.

De manière générale, j’ai un jugement assez sévère sur les artistes français qui chantent en anglais…

LFB : Allez vas-y, balance (rires)

JM : Pour l’avoir fait moi-même, j’ai vu trop de francophones qui chantent en anglais fantasmer sur un marché qu’ils n’atteignent jamais. Le seul exemple « rock » qui ressort tout le temps, c’est Phoenix. Mais ils ont embarqué sur le train de la French Touch au bon moment, et le chanteur vit à New York depuis des années, il a épousé Sofia Coppola… Si tu habites à Dijon, ça va être difficile de passer pour une vedette anglaise ou américaine.

Ce que les américains disent souvent, c’est « vends-moi La France, n’essaye pas d’imiter autre chose. Parce que des groupes qui sonnent comme les Strokes j’en ai 500 sous le bras » … L’impératrice, Polo and Pan, La Femme sont des projets qui ont intéressé les États-Unis car ils incarnent quelque chose de la France. Alex de Polo & Pan est le Jean Dujardin des DJs, c’était gagné avec les US (rires)…

Et puis en général, ce qui manque aux groupes français qui essayent d’avoir une attitude américaine, ce sont les chansons. Le songwriting…. Quand les groupes français ont commencé à vouloir imiter Arcade Fire, ce qui manquait, ce n’était ni le son ni les arrangements, c’était la profondeur des textes, le vécu, l’authenticité du langage.

Imagine un américain du Kentucky qui imiterait Édith Piaf avec un accent affreux… On se demanderait pourquoi il le fait, ce qu’il essaie d’exprimer, c’est pareil à l’inverse. Je crois qu’il faut chanter qui on est, d’où on vient.

LFB : Maintenant que tu es un peu implanté dans les deux pays Québec et la France, est-ce-que tu vois des différences dans les manières de fonctionner de l’industrie musicale ?

JM : Oui, il y en a quand même beaucoup. Le Québec a une approche plus à l’américaine peut-être, moins de paperasse, plus d’action. J’aime bien le côté « pari » qu’ont les québécois, la prise de risque. Alors qu’en France on regarde de loin, et on attend de saisir le moment où ça buzz, ce qui peut être frustrant pour les artistes. C’est sûrement pour ça que l’on reçoit beaucoup 
de démos de France, on est plus poli et on répond aux sollicitations (rires) ! 


LFB : Vous faites du booking à Lisbon Lux ?

JM : Non. La raison, c’est qu’on a commencé à placer nos artistes chez d’autres tourneurs au Québec… J’aimerais bien engager un booker en interne, mais ça serait un équilibre difficile à tenir. Je me retrouverais à ne pouvoir lui donner que des artistes en développement, et ça n’est pas facile de faire tourner des artistes émergents si l’on a pas le poids de nos plus gros artistes pour négocier des dates… Il faudrait aussi lui donner certains de nos artistes comme Le Couleur pour avoir un peu de poids, mais ces derniers ne pourraient pas se permettre de redémarrer à zéro avec un jeune booker… Difficile de « ramener toutes les poules à la maison », comme on dit. Mon énergie a été mise sur le label pendant longtemps, et depuis quelques années sur l’édition.

LFB : Un sentiment que l’on peut avoir à propos de la scène québécoise, c’est qu’il s’agit d’une scène très ouverte stylistiquement, où ce qui compte, c’est d’écrire des bonnes chansons et d’avoir une personnalité forte, alors que la France est un peu plus frileuse, et aime les choses plus cloisonnées… Qu’est-ce-que tu en penses ?

JM : En tout cas les québécois ne semblent pas rentrer dans des cases musicales identifiables par les Français (rires)… Pour les québécois, Lisbon Lux a une identité très définie, parce qu’il sort de l’esthétique folk qui a une grande place là-bas. Notre seule artiste un peu dans cette esthétique c’est Yasmine (Baïou NDLR).

Elle m’avait écrit très innocemment, quelque chose du genre « salut, j’aime le Québec, j’aime Lisbon Lux records, voici mon EP ». Et je l’ai écouté non-stop pendant une semaine… Je suis tombé complètement en amour avec sa musique. Je lui ai écrit en lui disant « écoute, je ne peux pas te laisser passer. Je ne sais pas ce qu’on va faire, mais on va le faire ensemble, parce que si tu signes ailleurs je le vivrais trop mal ». Sa chanson Sahara, je l’écoutais au bureau en pleurant… J’ai beaucoup réagi au personnage, à ce qu’elle venait réveiller en moi.

Je crois que je fais partie de ces labels qui peuvent encore signer des artistes même s’ils n’ont pas de followers sur Instagram. ou Tik Tok. Si la musique vit en moi, je peux la vendre. Et je le sais très vite, c’est au coup de coeur, ça ne me prend que quelques écoutes pour savoir si c’est notre son ou pas.

Ça tient aussi en partie à la manière de nous approcher. Un artiste qui vient vers nous en nous disant « je suis sûr qu’on est fait pour sortir chez Lisbon Lux » ou alors « on est les meilleurs, voici l’album », ça me refroidit tout de suite. Alors que quelqu’un qui vient nous voir en nous disant « voici des démos, on aimerait avoir ton avis et on aime tel ou tel groupe chez toi », c’est autre chose, ça nous inclut dans le processus.

Ce que certains artistes oublient c’est qu’on n’est pas là uniquement pour remplir des tableaux excel et mettre de l’argent sur la table. On aime, on comprend la musique, j’ai commencé dans le milieu très jeune, en 1998, j’en ai vu pas mal.

LFB : Ça t’arrive aussi de faire le chemin inverse, d’aller vers les artistes ?

JM : Oui. Ceci dit, souvent, lorsque l’on fait ça, on n’est pas tous seuls. C’est la loi de l’offre et la demande.

J’ose espérer que notre direction artistique suffit à convaincre, on est comme un « bon resto de quartier », les gens viennent découvrir nos nouveautés. Certains acheteurs étrangers nous écrivent en nous disant « J’achète vos sorties avant même de les écouter », c’est le plus beau compliment que je puisse recevoir.

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