Dans le giron du Rap UK, peu d’artistes peuvent se targuer d’occuper une place aussi importante et influente que Little Simz. Forte de plusieurs albums retentissants parmi ses pairs, la jeune londonienne a logiquement acquis un statut de tête d’affiche désormais immuable. Cependant, la native d’Islington ne compte pas se reposer sur sa réputation toujours grandissante, la preuve en est avec son nouvel album, Lotus.

Dans le rayon des prises de risque, Lotus s’impose comme une nouvelle pièce incontournable. Il faut dire que son auteur est coutumière des virages brusques et inattendus. Little Simz avait surpris avec son EP Drop 7, une véritable démonstration d’audace et d’adaptabilité éclaboussante et magistrale. À mi-chemin entre Rap ultra moderne et productions à la limite de la musique électronique industrielle. Mais avec ce sixième album, on a le sentiment que la rappeuse est passée à la vitesse supérieure. Ce nouveau projet cultive une ambition claire et assumée, celle de passer dans une nouvelle période créative.
Cela s’explique particulièrement par la rupture consommée entre Little Simz et son ancienne muse, celui qui l’a accompagné dans ses premiers succès critiques et commerciaux : le producteur Inflo. L’origine de cette brouille ? Trois fois rien. Une simple dette de 1.7 millions de Livres Sterling contractée auprès de la londonienne qui demeurait encore impayée en 2023. Une situation qui amènera les deux anciens proches collaborateurs à se retrouver, cette fois-ci pas en studio mais sur les bancs des tribunaux de la capitale britannique. Une affaire qui a inspiré plusieurs morceaux de Lotus dont le titre introductif, Thief, qui a un nom particulièrement évocateur. Le chapitre Hollow évoque également directement cette situation de conflit tandis que le premier single Flow et Lonely y font eux aussi rapidement référence.
Ce chamboulement soudain et brutal emmène inlassablement Lotus dans un processus créatif différent. Une entreprise marquée par le changement et la recherche de nouveaux repères. C’est dans ce contexte que la musique de Little Simz va prendre un nouveau tournant, une route risquée mais preuve d’une témérité et d’un courage irréfutable. En passant par l’Afrobeat, le Rock, la Brit Pop, la Soul et la Folk, le tout teinté d’une empreinte jazzy latente (en atteste notamment la présence de Yussef Dayes), la londonienne explore des spectres aussi variés qu’éloignés.

La démonstration de force première demeure dans le fait de parvenir à donner vie à une œuvre globale cohérente malgré un conglomérat d’idées toutes aux antipodes les unes des autres. Fait encore plus remarquable, si ce n’est pas jubilatoire, toutes ces anti-thèses harmoniques s’imbriquent avec un ton naturel presque non-chaland. Cela trouve en partie son explication dans le superbe travail de production de Milles James, déjà présent sur le génial Sometimes I Might Be Introvert sorti en 2021 mais aussi sur l’un des albums Jazz UK les plus marquants de ces dernières années : What Kina Music de Tom Misch et Yussef Dayes.
Ces connecteurs logiques, aussi ingénieux soient-ils, prennent dès lors une forme douce et pleine de sens qui permettent à Lotus de ne pas perdre de vue son propos, aussi bien musical que textuel. Ce sont ceux-ci qui amènent progressivement les changements d’ambiances et de dynamiques au sein de ce nouveau projet. On peut prendre comme exemple la dernière partie de l’album, modèle de construction et de connexité. L’enchaînement des morceaux Blood et Lotus, véritables sommets techniques et harmoniques introspectifs et touchants de l’album est une illustration parfaite.
Cette honnêteté vulnérable vient se mêler à des atmosphères différentes voire contraires. Entre la légèreté satirique de Young, la décontraction élégante d’Only et le caractère sombre et hargneux de Flood, Little Simz ne laisse pas ses acquis ronger l’originalité qui l’a toujours distingué. À vrai dire, on a même la franche impression que c’est l’inverse qui se produit. La rappeuse d’Islington ne propose jamais deux albums similaires sans pour autant rater le coche. Ce sixième album en est une nouvelle preuve tant ce dernier est versatile et surtout surprenant.
À vrai dire, il est même fort probable que nous n’ayons pas entendu de pièce d’une telle ampleur, aussi riche et maîtrisée, depuis l’impressionnant Mr.Morale & The Big Steppers de Kendrick Lamar. Certaines thématiques abordées par Little Simz touchent même du doigt les textes écrits par le natif de Compton. On peut particulièrement à l’invitation à l’émancipation et à la recherche de liberté, comme sur le morceau Free. En ce sens, on peut pousser la comparaison avec le morceau introspectif Blood, confession vulnérable sur les liens de plus en plus distants entre un frère et une sœur, sur lequel on sent l’influence de We Cry Together.
Ce sixième album baigne dans un savant mélange de rancœur et de résilience qui lui donne cette saveur douce-amère particulière. Il s’agit d’une pièce à part, digne d’une sensibilité presque dramatique par moment. Cette révolution artistique qu’entreprend Lotus n’est pas vaine, mais nécessaire tant pour la rappeuse derrière le micro que pour la personne qui écrit et vit cette musique. En résulte un disque intense, touchant et vibrant de par son énergie revancharde et vulnérable. Une sorte d’antithèse rare, du genre à prendre un sens qui bonifie une collection de treize morceaux que l’on pourrait bientôt qualifier de chef d’œuvre.