En octobre dernier, Paupière à dévoilé son EP Jettatura. On avait eu la chance de les rencontrer lors de leur passage au Pop-Up Du Label. Une rencontre au cours de laquelle on a parlé ésotérisme, transformation poétique du quotidien et amour du français.
La Face B : La première question que je pose toujours c’est : comment ça va ?
Pierre-Luc : Là ça va super bien. Le soundcheck c’est toujours un moment un peu crucial. Tu sais jamais tout à fait comment la salle va se comporter face à ta musique… On avait le souvenir de la dernière fois où on avait joué ici? et c’est pour ça qu’on avait décidé de revenir y faire le lancement de l’EP. Mais ça a été un peu plus chaotique que prévu.
Julia : Nous ça va très très bien. On est surpris pour la réaction qu’il y a autour de la sortie de notre EP, alors que ce n’est pas un album. On revient d’Asie aussi, on était à Séoul y a deux semaines et c’est sûr qu’on est sur un genre de petit nuage, de kimchi. Ça va très bien. Ça part en jetlag mais on est vraiment contents des répercussions.
P-L : Moi je trouve la ville magnifique.
LFB : Comment vous avez conçu ce nouvel EP ?
J : Il y avait beaucoup de démos et il y a un an et demi, si je ne m’abuse, notre gérant (nb : manager) nous a demandé si on avait envie de faire une résidence de trois jours. Il nous a loué une très grande salle pour faire du son, il y avait deux étages : c’était comme un genre de bulle de création. C’est là qu’on a vraiment peaufiné ces 5 morceaux. Il y a un an, c’est là où on a vraiment écrit les morceaux sans parole, mais on avait les mélodies vocales, et on a vraiment écrit les textes. On faisait des stations un peu, on travaillait les chants sur la musique. Et on montait après au deuxième étage avec Eliane sur la mezzanine pour écrire. C’est vraiment comme un partage.
P-L : Mais pour moi la grosse différence dans la conception même c’est qu’on a changé de réalisateur par rapport au premier album et à l’EP précédent. Ça a été beaucoup plus joué live, donc ça sonne un peu moins club, un peu moins électronique, c’est un peu plus organique. Quand on transpose les chansons en live, les pistes sont plus humaines, plus dry, c’est moins club mais faut le rendre club, plus puissant en spectacle. C’est ça la grosse distinction qu’il y a eu et c’était intentionnel de notre part d’aller là, mais on avait pas trop pensé aux répercussions du live. Et finalement ça se passe très bien, mais l’EP est plus organique, plus sensible, plus dynamique, plus riche pour moi émotionnellement. Le spectre est plus large.
LFB : J’ai trouvé ça plus nocturne aussi. Ça m’a plus fait penser à la nuit que l’EP précédent.
J : J’ai l’impression que chaque chanson a son univers à soi, si on pense à Coquille ou Twisted Minds, il y a deux volets.
Éliane : C’est vrai que je pense au clip qu’on a tourné de Humble Entente et de Twisted Minds, finalement ce sont deux trucs qui se passent de nuit, y a quelque chose d’assez sombre.
LFB : « Jettatura » ça veut dire mauvais œil en italien, c’est aussi une nouvelle de la Renaissance sur des histoires de possession. La pochette de l’EP représente une statue de la renaissance avec les yeux cachés à cause du mauvais œil. Vous parlez énormément de pharaons , il y a beaucoup de mysticisme dans cet EP là.
J :C’est sûr, la mythologie c’est dans nos thèmes.
LFB : Et là encore plus qu’auparavant. Je me demandais en quoi ça vous amusait de jouer avec ces idées là ?
J : Au final, tout ce qu’on finit par écrire en terme de textes ça finit toujours par parler soit de sa vie ou de ce qu’on observe tous les jours. C’en est l’expression directe. Mais je trouve que passer par une histoire fait un filtre peut être plus intéressant que de parler de sa peine d’amour directement ou de conflits, d’une situation malheureuse. Ça donne un peu le bouche à oreille qu’on ressent de plus en plus en fait par les réseaux sociaux (Instagram), la rapidité par les informations. Je trouve que ça rappelle beaucoup la mythologie en général où les gens croyaient ce qu’on leur disait et les histoires pouvaient se déformer ou se former au fil du temps et être réinterprétée.
P-L : Et bizarrement, souvent on a entendu dans la musique que plus tu parles, plus tu deviens personnel, plus ça impact dans le monde. C’est comme si en fait on faisait l’inverse, on prenait une histoire universelle pour arriver à toucher le commun des mortels et l’individu en soi.
J : Mais c’est un bon exercice pour sortir de soi au départ, comme si ça faisait moins mal que d’écrire directement ce que tu ressens que de passer par un chemin. Moi mon meilleur ami c’est Wikipédia, j’adore Wikipédia, juste pour l’inspiration et lancer des bribes de phrases, prendre des captures d’écran comme des screenshots. C’est un peu comme ça qu’on forme des textes au départ et après on les lient ensemble.
P-L : Les faits sont vérifiables.
J : On donne pas des leçons d’histoire, mais oui la mythologie c’est sûr qu’on adore. On a un côté un peu enfantin car dans l’histoire y a beaucoup de nostalgie, y a quelque chose qui est fascinant, de magique. La mythologie c’est un peu dans l’onirique, dans le rêve et ça nous intéresse beaucoup.
LFB : Et justement, vous cryptez entre guillemets vos histoires personnelles en rajoutant ces choses-là, les gens vont interpréter de manière différente, chaque personne avec sa sensibilité.
J : C’est ce qu’on veut. On aime le flou que chacun peut entendre.
E : Je trouve que ça magnifie le quotidien et la banalité aussi de nos vies. Je pense à Twisted Minds, on est très branchés dans cette chanson là mais ça devient plus grand que soi? Quelque chose de dramatiquement triste aussi.
J : C’est la seule qui n’a pas de référence mythologique d’ailleurs.
E : Oui c’est la seule, mais ça fait un peu le lien avec les autres.
P-L : On offre aux gens un spectacle, une évasion, il faut qu’il y ait du grandiose. Donc oui la forme c’est cute, le fun, l’intime, mais on veut une grandiloquence. Mais ça peut être disséquer et ramener à la base.
J : Je trouve que ça évoque la transcendance des émotions qu’on peut ressentir dans des relations banales par exemple.
LFB : Oui et vous amenez de la théâtralité.
J : Finalement y a rien de banal, chaque chose banale peut être grandiose et d’ailleurs, Jettatura, oui c’est le mauvais œil mais c’est aussi jeter un sort par le regard. C’est un peu ce qu’on essaie de faire avec le public.
E : Si t’as envie de te produire comme artiste, comme performeur, sur scène t’as envie d’aller chercher les gens. Donc oui il y a une volonté d’envoûter la foule.
LFB : La personne qui chroniqué votre EP pour le site m’a demandé de vous poser cette question-là car elle avait l’impression que ce personnage de jeteur de sorts revenait dans chaque chanson, et elle se demandait si c’était important de mettre un lien, si vous aviez réfléchi au storytelling entre les chansons.
J : En fait une fois que l’EP était fait, on s’est demandé s’il y avait un lien et on a trouvé le titre par la suite en fait. C’est comme ça que ça s’est fait.
P-L : Autant il y a eu des tentatives d’albums qui ont été avérées, un peu détruites, déconstruites… Soit tu prétends faire un album concept et tu trouves ou pas les liens, soit tu ne le prétends pas mais y a des liens qui s’installent d’eux mêmes. Du moment que tu te mets à creuser tu vas en trouver, c’est sûr, car inévitablement c’est nous qui faisons des chansons ensemble et y a des trucs qui nous unis.
J : C’est vrai qu’on a pas hésité à mettre Howard Carter sur l’album qui est une vieille pièce mais qui était plus dans cette vibe-là.
P-L : Absolument et puis on est très passionnés, très intègres. Donc on fait pas les choses détachées émotivement donc y a toujours cette espèce de lien conducteur qui est notre fragilité, notre relation des fois trouble, des fois hyper passionnée. Donc je pense que oui, si on veut trouver un lien on va le trouver toujours. Je pense que tout nos albums et notre carrière va être conceptuelle.
J : C’est important pour nous d’avoir un sens à ce qu’on fait aussi.
LFB : Cet EP appelle à un album rapidement ?
E : Ouais, assez rapidement.
J : On a le titre de l’album mais il va peut être changer, on se laisse une porte ouverte.
P-L : Non je l’ai fermé hier ! (rires)
J : « Le Retour de Saturne », on reste dans l’ésotérique. C’est une phase tous les 30 ans. C’est des grands bouleversements de vie, de distance. L’EP annonce le retour de Saturne.
LFB : Donc finalement y a quand même un concept derrière.
P-L : Ouais mais à chaque fois c’est le concept qui s’en vient et on l’accueille à bras ouverts.
J : Pour répondre à la question initiale pour savoir s’il y avait un sorcier, moi je dirais peut être le temps qui passe et qui change ton sort.
LFB : Vous avez toujours chanté en français : là y a des petites inclusions en anglais. Chanter complètement en anglais ce n’est pas quelque chose qui vous intéresse au final ?
P-L :Tu parles d’inclusion mais en fait c’est deux mots qui résonnent en français, Twisted Minds on peut le comprendre tout de suite suite. Grand jamais l’anglais.
J : C’est surtout la phonétique, mais c’est très important pour nous en tant que québécois de chanter en français. C’est pas le même enjeu qu’être en France dans un pays totalement francophone. Nous on est québécois donc on fait partir du deuxième plus grand pays au monde après la Russie, et qui est complètement anglophone, entouré des USA. Donc pour nous c’est sentimental de chanter en français mais par exemple les petites interventions en anglais c’est soit phonétique ou juste peut-être un peu ironique des fois. Il y a beaucoup d’anglicismes aussi en France.
P-L : Pour moi la langue qu’on a choisi s’est imposée d’elle-même. C’est impensable pour moi de chanter devant des gens en anglais avec une aisance. Si je le faisais je serais genre en dérision.
J : Et c’est une langue tellement complexe, pleine de défis.
P-L : On a 3 types de façons d’interpréter : Éliane va être plus lyrique, les moments épique ; Julia est plus chantée ; moi je suis carrément presque à parler. Il n’y en a pas eu beaucoup en anglais, à part l’espèce de racpack, Sinatra et compagnie qui avait ça. Pour mélanger avec une instrumentation électronique assez dense, je trouve que c’est un beau contrepoint d’y aller avec un chanté plus parlé, sensuel. Je trouve que c’est pas tant fait. Puis pour moi c’est mon registre complètement et je sais c’est là que je peux incarner le personnage.
LFB : Ça reste une question de sincérité finalement.
P-L : Absolument et c’est uniquement le français qui me permet d’aller là.
E : Ça vient aussi de notre musique, j’ai l’impression que c’est créé ensemble.
P-L : Julia pourrait aller plus vers l’anglais, éventuellement.
J : Je pense être plus impliquée dans l’écriture des textes en général, puis moi je suis à l’aise d’écrire en français et de chanter en français.
P-L : Le français s’impose.
LFB : Au niveau des thématiques et des ambiances musicales, j’ai l’impression que vous êtes très influencés par les années 1980 quand même. Quel rapport vous entretenez avec cette époque ? C’est de l’ordre de la nostalgie ou du fantasme ?
J : Je pense que chacun de nous a sa relation personnelle par rapport à cette époque et ce n’est pas nécessairement une influence de chacun.
P-L : Moi je n’ai aucune relation personnelle avec les années 1980.
J : Moi oui, beaucoup. Eliane pas du tout.
P-L : Pour moi ça revient souvent dans les critiques, dans l’analyse de nos chansons, c’est que c’est l’instrumentalisation, le fait qu’on se serve de synthétiseurs. Mais la composition ultimement, si tu la jouais avec une guitare acoustique ça ne sonne pas, ce n’est pas inspiré des années 1980. Selon moi il y a des trucs assez bons et des trucs simplets. En revanche c’est le rock desannées 1960 et 1970 qui m’a le plus influencés, et chanson française et québécoise. Les années 1980 en soi… c’est vraiment après coup que j’ai vu des similitudes. Si j’avais à en citer quelques-uns, il y a Gary Numan et Depeche Mode qui sont pour moi des genres mais pour moi ces gens-là c’était des gens qui étaient issus du rock et qui ont choisi d’utiliser les synthés pour émuler les guitares et la batterie.
J : Ce que je trouve génial maintenant dans notre époque c’est aussi la démocratisation du garage band. Maintenant n’importe qui , qui a un clavier MIDI dans son ordi peut créer, et je trouve ça super intéressant. Mais c’est sûr que cela donne une couleur au son. Mais si on pense à Eurythmics qui est ce que j’appelle un groupe de cuisine de salon ou aux Rita Mitsouko en France, c’était un peu la même chose, c’est d’abord quelque chose d’accessible à la maison. Ça donne une teinte et on passe aussi au kitsch qu’il y avait dans les années 1980, d’arriver sans budget à faire quelque chose de très complexe, très riche mais sans instrumentation.
E : On y est allés avec nos forces personnelles aussi. Moi je joue du clavier.
LFB : J’aimerai parler de votre esthétique visuelle, je trouve qu’il y a toujours eu un soin hyper important dans vos vidéos et aussi dans vos pochettes d’album. Il y a toujours eu une recherche visuelle assez importante. Je me demandais comment vous vous impliquiez là-dedans. Si vous ameniez les idées ou vous laissiez guider par les personnes avec qui vous bossez là-dessus.
J : Pour ce qui est des clips, on est très impliqués avec les réalisateurs.
E : Les pochettes aussi. En fait on est assez impliqués pour tout ce qui est image. On aime participer.
J : Ce que je trouve intéressant c’est que peut-être de l’extérieur pour ce qui est des pochettes et tout, d’avoir quelque chose de léché mais que notre look en live on dévoile quelque chose de plus trash, un peu plus brut.
P-L : Pour répondre à la question, on est beaucoup plus issus de la musique et c’est devenu une sorte de médium pour entre autre affiner ma vision de la mode. Dès mes premiers shows, je pensais la veille à ce que j’allais porter, plus qu’aux chansons pratiquement. Pour moi le art fit que tu arbores influence énormément la perception de l’audience et pour nous c’est un jeu, c’est facile. Je maîtrise beaucoup plus ce medium là qu’à la limite la musique, la mode.
J : Ça fait partie de la démarche artistique.
P-L : Oui clairement c’est une évidence. Je ferais sûrement pas une musique si j’avais pas une passion d’emblée pour la mode, les vêtements. C’est dans l’ordre : le dessin, la mode, l’art visuel et la musique est intervenue en cours de route et c’est devenu l’espèce de mediant, de catalyseur.
LFB : On a une catégorie d’articles qui s’appelle Bons baisers du Québec et qui parle des artistes québécois, qu’on adore. Auriez-vous des artistes sur lesquels il faut qu’on se penche actuellement ?
J : Les Louanges. De nouveau que tu connaîtrais pas… Chocolat. Une bonne amie à moi, c’est pas francophone, mais Helena Deland qui vient de Québec. Elle explose en ce moment et je suis très fière de ma belle amie.
P-L : Et c’est vraiment d’une qualité.
LFB : Face au monde actuel, est-ce qu’on garde les paupières ouvertes ou est-ce qu’on les ferme ?
J : On les ouvre.
P-L : On les ferme.
E : Mis-clos ! Pour jeter un sort !