En sept ans, le temps paru terriblement long et pesant. Sept années sans nouvelle matière pour se déchaîner sans embarras dans son salon ou au cours d’une soirée bien entouré, sobre ou aviné. Entre temps, diverses rumeurs ont circulé sur les réseaux puis la veille d’une nouvelle décennie, les Strokes ont annoncé la sortie imminente d’un sixième album. C’est alors que le 10 avril, date inespérée mais tant attendue, ce sixième disque au nom abstrait et au sens interrogé par les esprits les plus curieux d’entre nous a vu le jour. Ainsi les new-yorkais signent leur retour avec l’une des œuvres les plus percutantes et les plus abouties de leur génération, judicieusement intitulée The New Abnormal.
Quand un groupe fait ses preuves dans un milieu qui n’est pas des plus tendres et réussi à s’octroyer une renommée à l’échelle internationale dès son premier disque, difficile de contrer. Quand Is This It sortait en 2001, personne n’imaginait que l’histoire de la musique allait se voir bouleverser par l’ingéniosité de cinq jeunes garçons à l’apparence décontractée et encore naïfs d’un succès qui vingt ans plus tard demeure intact. Bon nombre de titres qui font désormais partie intégrante des classiques de l’indie rock (Last Nite, Barely Legal) et qu’on ne cesse d’envoyer en request au DJ de notre salle parisienne préférée. Puis ont suivi quatre autres albums, tous aussi distincts que similaires quant aux volontés de renouveau, tous avec leurs histoires, tous étant la bande originale d’une péripétie relationnelle qu’elle soit amicale ou sentimentale, tous étant une preuve matérielle d’un chapitre de vie finalement. C’est donc de la reconnaissance que l’on doit au groupe le plus important de ces vingt dernières années, une reconnaissance pour nous avoir ouvert sur la finesse du monde qui nous entoure mais aussi et surtout sur leur univers terriblement intrigant et énigmatique.
Que vous ayez été adolescent lorsque vous avez découvert les premiers accords des Strokes ou à un stade plus avancé sur l’échelle insignifiante de l’âge, qu’importe, le degré de fanatisme reste inchangé. Quand les premiers indices de morceaux inédits ont été dévoilés en décembre dernier, il est indubitable que nous les avons tous écoutés sans interruption. À tel point qu’à force d’écoutes immodérées, on s’est habitués aux inepties qui ont échappées de la bouche du leader, quitte à être déçu de ne pas les retrouver sur le format studio. Avec The New Abnormal, l’audace de ces cinq quadragénaires de renom frappe fort. Tout d’abord avec cette pochette d’album qui ne passe pas inaperçue mais qui reste cohérente avec les pistes proposées. Car il existe comme une similarité lorsque l’on observe l’héritage de Basquiat associé à l’œuvre musicale des Strokes. Il y a l’influence et l’adoration d’un pionnier du jazz pour l’un et un sentiment voisin pour l’autre lié à une passion d’une ère passée : les eighties.
Cette sortie a inévitablement déchaîné les plus fous d’entre nous et les critiques se sont vues quelque peu déséquilibrées quant aux avis mitigés. L’effet que procure l’écoute d’un album des Strokes est toujours spécial car l’impression de s’introduire dans une faille spatio-temporelle, non synchrone avec la réalité est assez fréquente. Ici, The New Abnormal comblera les disciples de la vieille école qui auront saisi toutes les subtilités qui émanent de la personnalité du légendaire Julian Casablancas. Après une première écoute de cet opus dans son entièreté survient un sentiment de soulagement mais aussi de satisfaction totale. The Adults Are Talking, titre d’ouverture, a de quoi saisir l’attention de l’auditeur avisé dès l’apparition furtive de la basse bourdonnante de Nikolai Fraiture suivie de près par la nonchalance vocale si commune de son compère dont on se rappellera encore du falsetto dans les années à venir. Une voix davantage mise en lumière, fruit du travail minutieux et raffiné du producteur Rick Rubin. Une patte qui se fait vivement remarquer sur cet album tant la batterie sonne plus claire, plus concise et les guitares plus groovy que sur les disques précédents. Une volonté de sortir des sentiers battus, d’oublier les sonorités étouffées et underground qui ont fait leur signature afin d’apporter plus de légèreté aux instruments.
Selfless se fond dans une suite logique, titre partiellement mélancolique montant en intensité et mené de front par des vocalises à la justesse déconcertante. Des trois singles promut avant la sortie officielle, At The Door semble être celui qui aura le plus surpris le public. Un morceau bouleversant presque dénué de guitares et qu’il serait juste de présenter comme l’antonyme musical de Call It Fate, Call It Karma où les mélodies synthétiques se voulaient plus soft. Avec Bad Decisions, le groupe signe un crédit à Billy Idol et son célèbre Dancing With Myself. Avec ses guitares à la Modern English, il rappellera d’ailleurs leurs débuts donnant lieu à un ensemble plutôt accrocheur. Mention spéciale à ces quelques secondes off-take de fin de piste qui nous ont presque rappelé la tessiture d’Alex Turner et dont la différence est maigre.
L’instant satisfaction se fera avec Brooklyn Bridge To Chorus tirant quant à lui son influence de The Human League et leur tube planétaire Don’t You Want Me. Une satisfaction adressée à l’attention de ceux s’étant amourachés de la dynamique harmonieuse et intemporelle de One Way Trigger issu de leur pénultième et trop sous-estimé opus, Comedown Machine. Double dose de satisfaction avec le disco Eternal Summer faisant écho au vertigineux Ghost In You des Psychedelic Furs. On se surprend à aimer ces distorsions de guitare audacieuses au centre d’un morceau mettant l’accent sur l’éphémère des périodes estivales qu’on voudrait voir s’éterniser mais bien trop souvent rattrapées par la réalité d’un terme prématuré.
Il y a ce quelque chose d’irrésistible et propre aux Strokes qui n’est autre que le dialogue infini entre les guitares de Nick Valensi et Albert Hammond Jr. Tel que dans l’existentiel et introspectif Why Are Sundays So Depressing, où se présentent quelques peines sentimentales d’un passé qui aujourd’hui semblent encore hanter sa victime. S’ensuivent pour conclure avec brio la tracklist, un duo de ballades mélancoliques et déchirantes, tout d’abord avec Not The Same Anymore, lancinante et progressive délivrée comme une remise en question. Le morceau qu’on s’imagine aisément écouter en solitaire, whisky à la main, mélancolique d’un temps regrettable et le regard tourné vers un avenir incertain. Puis arrive le titre le plus poignant de The New Abnormal, le Human Sadness des Strokes : Ode To The Mets, spleen transcendant et qui volera des larmes aux cœurs les plus sensibles d’entre nous. Des guitares mélodiques, un jeu de batterie efficace appelé par un iconique « Drums please, Fab » et des graves qui atteignent tous les sommets. Une ode alliant grâce et émotion, sans nul artifice pour un final brillant et rétrospectif mais qui pourrait aussi laisser supposer un au revoir ou un nouveau hiatus indéterminé.
Finalement les Strokes auront une nouvelle fois réussi à combler toutes nos attentes les plus abusives, même celles des passionnés les plus difficiles à convaincre. The New Abnormal est un disque certes complexe mais réfléchi qui porte avec lui l’envie irrépressible d’extérioriser une rage intérieure. Certainement un album pansement mais essentiel à ses auteurs ou du moins l’auteur de ses mots, Julian Casablancas. Et comme on l’a fait avec les plus grands, on associera cet album à nos bouts de vie éphémères et inestimables. On le transportera dans l’immensité de nos jours sombres mais aussi des plus lumineux pour qu’il s’adapte à une nouvelle histoire et qu’il vive, indéfiniment.