Si le musicien Rover a composé son dernier album Eiskeller dans une ancienne glacière de Bruxelles, c’est à deux pas des anciennes glacières de Paris que nous nous rencontrons. Un entretien autour de sa manière cyclique de composer, de ses influences et de l’histoire de ce disque.
La Face B : Salut Rover, comment vas-tu ?
Rover : Ça va super ! Très heureux de vivre à nouveau, de sortir de l’hibernation de l’écriture et de l’enregistrement. Même physiquement, de se sentir en phase avec l’éclosion de la musique et de la nature. Je lisais pas mal d’artistes qui disaient que sortir un disque, c’était toujours particulier. Je pense qu’il faut en avoir sorti plusieurs pour dire exactement la même chose. Chaque disque à une saveur particulière. Puis, comme je fais les disques de manière solitaire, il y a quelque chose qui soulage, un peu comme un enfant qui quitterait le berceau.
LFB : Justement, par rapport à ces anciens projets, est-ce que tu pourrais te présenter un peu ?
Rover : C’est mon troisième disque. Le projet Rover est né il y a une bonne dizaine d’années, avec un premier disque sorti il y a neuf, dix, ans. Ça occupe mon quotidien de bonheur, de doute, de passion. Pouvoir faire ce métier est une des plus belles choses qui me soit arrivé. Même au-delà de l’artistique, étant un projet très solitaire, il y a quelque chose qui me construit en tant qu’homme, quelque chose de thérapeutique.
LFB : Comme on parle de l’aspect artistique c’est vrai que la critique a qualifié ta musique folk comme presque hantée par les fantômes de Lennon, de Dylan. Est-ce qu’il y a eu des influences pour cet album ?
Rover : C’est la première fois que j’arrive à m’en débarrasser. Pourtant, ces artistes ne m’encombraient pas, ils me rassuraient; car ils sont intrinsèquement liés à mon parcours. Ce sont des sources d’inspiration conscientes ou inconscientes que j’ai très vite assumées. J’adore cette musique allant d’Elvis à des groupes plus contemporains comme Interpol ou the Stokes. Pour revenir à ce disque, du fait de la démarche de ne pas avoir travaillé dans un studio et d’avoir tout fait de A à Z, je ne me suis pas mis de pression pour être dans une lignée artistique. Spontanément, j’ai travaillé dans une ancienne glacière à Bruxelles, alors je n’avais pas internet, rien ne captait. Je n’avais pas de tentation d’écouter d’autres musiques.
LFB : En somme, c’est un peu le disque de la liberté ?
Rover : C’est assez sûr. C’est aussi un disque où j’ai appris à m’assumer, à assumer des choses que j’aimais alors que je n’avais pas envie de les assumer. J’ai réussi à dire non à certaines choses. Il y a des failles. Puis, on se rend compte en vieillissant que ce qui est imparfait fait la pertinence de notre travail.
LFB : Est-ce que cela peut se ressentir dans une empreinte plus électronique ?
Rover : Non, pas spécialement. J’utilise toujours les mêmes pinceaux, les mêmes outils. Je ne dirais pas électronique. La seule grande différence est que je me suis autorisée un ordinateur comme support d’enregistrement. Quand je fais de la musique, je ne suis pas un grand fan des écrans. Ils me divertissent très vite et l’objet en soi ne m’inspire pas. J’ai toujours préféré les vieux magnétos à bandes. Cette fois-ci je suis parvenu à utiliser l’ordinateur comme un magnéto, comme quelque chose qui imprime le son. J’avais sa praticité mais je n’avais pas sa présence, car j’ai du mal à mélanger.
« Pouvoir faire ce métier est une des plus belles choses qui me soit arrivé, il y a quelque chose qui me construit en tant qu’homme«
Rover
LFB : L’isolement comme la solitude, le silence et la contemplation que tu décris à travers ta manière d’écrire et de composer, est-elle nécessaire pour toi ?
Rover : Curieusement, en pensant au disque j’ai tout de suite voulu collaborer avec un réalisateur. J’ ai tenté de m’ouvrir à des collaborations, de changer mes repères, mais à chaque fois que j’ai tenté de faire des séances de travail, ce n’était pas satisfaisant. Tout me ramenait à un travail solitaire. Je me suis dit qu’il ne fallait pas se refaire car c’était là où je me sentais le mieux. Alors je me suis rendu compte que je devais travailler seul et aller plus loin dans la démarche. Par exemple, en ne prenant pas d’ingé son, en choisissant un lieu qui n’était pas un studio pour le transformer en studio. En fin de compte, ce qui semblait se mettre des bâtons dans les roues a été quelque chose qui m’a aidé à aller au bout du disque. C’est curieux, ça aussi c’est une chose que j’ai découverte : avoir moins de choix permet d’avancer plus vite.
LFB : Justement, est-ce qu’ il n’y a pas dans cette démarche d’ermite : le fait d’acquérir une certaine sagesse pour qu’une fois acquise elle soit partagée au plus grand nombre ?
Rover : Clairement et c’est pourquoi la période est compliquée. Il n’y a plus de concerts pour partager, pour s’exprimer, une fois que le disque est fait. L’aspect cruel des interdits est là. C’est vital pour un artiste, surtout s’il travaille en solitaire, de se montrer, de se mettre en lumière. Ce qui est certain c’est qu’à un petit endroit il y a une frustration de ne pas pouvoir faire éclore la musique, immédiatement avec des concerts.
LFB : Dans le prolongement de cette exposition, peut-être qu’il y a aussi quelque chose de thérapeutique dans la musique. Pour soi comme pour les autres.
Rover : Ce serait très prétentieux de le croire, mais au fond de moi, je sais que la musique a eu cet effet sur moi. La musique que je n’ai pas faite et qu’on citait toute à l’heure. Donc j’ose imaginer que ça a peut-être cet effet sur les auditeurs de mes disques. En tout cas, c’est les retours que j’ai. Après ce n’est pas quelque chose auquel je pense parce que je ne suis pas pharmacien non plus, je ne fabrique pas des médicaments. Tout l’intérêt de la musique est qu’elle nous montre des émotions, des angles d’attaque, imprévus. Moi-même je me suis laissé bouleversé, sans l’avoir prémédité, par mes compositions. C’est toujours les surprises qui sont plaisantes. Ce n’est plus à prouver que la musique a une fonction thérapeutique : elle accompagne dans les moments durs comme dans les moments chouettes. C’est vital comme l’eau, la nourriture et l’amour.
LFB : A l’écoute de ton album, on ressent une grande place accordée à l’intimité. Ne serait-ce que dans la manière d’écrire comme une lettre ou un journal intime. Je pense aux titres To This Tree et Burning Flag.
Rover : Toutes les chansons viennent de mon intimité et d’ expériences, comme de lectures. Burning Flag est inspiré d’un récit que je lisais en parallèle. Il me semble que c’était Florence Arthaud, qui racontait une nuit où elle est tombée de bateau. L’autre récit c’était une alpiniste perdue près de l’Everest qui racontait la force qui vient lorsque l’on sent la fin approcher. Tout cela m’a beaucoup inspiré. A mon humble échelle, j’ai trouvé que ça pouvait arriver au moment d’enregistrer un disque. J’ai su me rapprocher de cette émotion-ci pour en faire une chanson. To This Tree parle plus d’une lettre manuscrite écrite pour le futur. Il y a l’idée d’une chose qu’on ouvrirait dans le futur et qui s’adresse aux générations futures. Tout en restant dans une démarche bienveillante, avec l’humilité que ça comprend et sans vouloir donner de leçons.
LFB : En t’écoutant c’est comme si l’écriture infusait dans le disque. Puis, en connaissant ton parcours de musicien, on se demande s’il en va de même des lieux ?
Rover : C’est incroyable à quel point ! C’est aussi ce qui me plait en tournée. Car c’est à travers les lieux qu’on arrive à attraper des instants de vie, de culture. De même pour l’enregistrement, je sens que le lieu transpire dans le disque. C’est lié avec ce que j’interprète et comment je me sens. En l’occurrence, pour ce disque, le lieu a été un acteur essentiel et principal de ma démarche. J’en suis tombé amoureux et réciproquement, je pense qu’il y a eu une fusion avec le lieu.
LFB : Eisekeller a été enregistré dans une ancienne glacière qui a aussi été une salle de boxe, aujourd’hui détruite. C’est assez beau car le lieu de mille vies. Est-ce qu’une chanson a aussi mille vies ?
Rover : Tellement ! Je vois des titres des premiers disques qui n’ont plus du tout la même résonance même pour celui qui les a composés. Ça reste organique. Tout ce qui est organique est voué a changé. C’est pour ça qu’il faut faire la musique la plus organique possible. C’est une commode à souvenir, chacun a ses tiroirs à souvenirs avec des chansons
LFB : C’est cyclique en fin de compte.
LFB : Je voulais aussi revenir sur la notion d’exil. L’exilé c’est celui qui part violemment d’un pays et qui ne peut plus y retourner. C’est ton exil du Liban qui a permis la création du projet Rover. Est-ce que tu considères faire une musique d’exil ?
Rover : Je ne pense pas que ça serait d’un pays mais plutôt d’une ville. Quand on quitte la tournée il y a une violence. Les dates s’arrêtent, son actualité s’arrête, son rythme corporel change. Les jours qui suivent les tournées sont assez atroces, car on a envie de jouer le soir à 21h comme chaque soir. Mais on en est privé comme ça d’un coup. Alors on est privé d’une vie, on s’exile d’un rythme d’un quotidien. On quitte aussi des musiciens ce qui est très dur car on devient une sorte de famille. Pourtant, j’ai besoin de quitter brutalement pour créer cette violence et pour m’inspirer de cette situation pour écrire des chansons. C’est pour cela que je n’arrive pas à écrire sur la route. Je peux avoir des bribes d’idées mais je ne finirais pas des chansons. J’ai besoin de me sentir arraché d’un lieu ou d’une ambiance pour pouvoir en extraire quelque chose.
LFB : Est-ce que créer c’est un exil intérieur ?
Rover : Oui, clairement. C’est une échappatoire alors on s’exile de quelque chose.
LFB : Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la suite ?
Rover : Justement un autre exil ! S’exiler à nouveau, je ne fais que des sauts d’exils en exils. J’ai envie d’être fidèle à ce que le disque m’a apporté d’intime même si très dur à narrer. Le disque est le témoin de l’expérience de l’enregistrement et il permet de la prolonger.
Ecouter Eisekeller, dernier album de Rover
Crédit photos : Cédric Oberlin / (couverture) Claude Gassian