À l’occasion du festival Ici Demain qui s’est tenu à FGO-Barbara du 24 au 26 novembre 2021, nous sommes allés à la rencontre d’un des futurs talents de la scène française. Producteur pour Laylow ou Eddy de Pretto, compositeur de musiques de films, moitié du duo rap ZER0… S’il ne s’agit pas des premiers pas de Sacha Rudy dans le paysage musical, son premier EP prévu pour janvier 2022 le voit avancer en pleine lumière en solo. Du jazz à l’anglais comme langue de la pop, discussion autour de son univers sonore et visuel.
La Face B : Tu joues ce soir au festival Ici Demain, un événement qui met à l’honneur de nouveaux artistes venant d’horizons variés. Est-ce que c’est ton premier concert sous ton nom en solo ?
Sacha Rudy : Ce n’est pas exactement mon premier concert, j’en ai fait deux avant le Covid, au moment de lancer ma carrière — ce qui était un moment bien choisi apparemment, vu qu’un mois après on était tous enfermés chez soi… Mais oui, j’avais fait un concert à Tijuana et un concert à Los Angeles avec un ami à moi. Du coup là c’est mon premier concert au sens : depuis la pandémie, avec mon projet bien fini, et en France en plus.
LFB : Tu as récemment sorti une vidéo live du single Eyes Wide Shut dans une version piano-voix, filmée au conservatoire Serge Rachmaninoff. Comment tu as envisagé le live pour ce soir, et aussi pour ton projet de manière générale ?
SR : Ça n’a vraiment rien à voir, en fait j’ai fait ce live car les conditions étaient intéressantes pour ce morceau là, qui est assez complexe. Je trouvais ça cool de le réduire avec un piano, une batterie, une voix, et de vraiment voir la chanson derrière la prod qui est un peu dans tous les sens. Là sur le live c’est différent, c’est beaucoup plus de la performance. Je joue moins d’instruments et j’avais envie vraiment d’incarner le personnage que je développe dans mes morceaux. C’est plus ça que je vais faire au fur et à mesure des concerts : des concerts où on s’amuse.
LFB : C’est presque du théâtre.
SR : Oui, en tout cas j’aime bien, je trouve ça toujours intéressant quand… Pour moi il y a deux types de performances : les performances où on cherche à écouter de la musique — quand je regarde les concerts de James Blake ou Radiohead, c’est vraiment des concerts avant tout musicaux, et on cherche vraiment le détail de la musique. J’avoue que je suis à un moment où j’ai envie de faire l’opposé. Bon, je ne m’intéresse plus à la même musique, mais j’ai envie de faire des trucs où vraiment, visuellement, on cherche des choses. Et surtout, c’est un peu le mood dans lequel je suis après la pandémie : je n’ai pas envie de faire un truc trop pesant, j’ai envie de faire quelque chose où on se marre.
LFB : Justement, je regardais récemment le live de Damon Albarn au festival Arte Concert, qui est un artiste avec lequel on te compare souvent pour le timbre de ta voix, et lui sur scène est accompagné de tout un band complet, claviériste, saxophoniste, cordes, batterie… Au-delà de la voix, je trouve que certains de tes arrangements se rapprochent de l’élégance de ses arrangements au piano. Mais en fait tu ne tends pas vers cette musique et cet univers scénique si je comprends bien.
SR : Non, pas avec ça. Après ce qui est drôle, c’est que j’ai l’impression que j’ai de moins en moins ce timbre, parce que je sortais déjà de la musique quand j’avais 18-19 ans et ma voix n’était pas encore totalement formée. Mais non, j’adore Damon Albarn, et dans la musique qu’il fait avec Gorillaz, ça se rapproche complètement du genre d’ambiance que je veux créer dans mes shows aussi, c’est des univers assez conceptuels, où on cherche à faire quelque chose de plus qu’un simple concert. On rend le truc plus théâtral. En tout cas, sur les musiciens qui accompagnent, en fait c’est un problème d’organisation : je voulais éviter le risque de faire de la musique qui sonne comme un groupe de cover de mes propres chansons. Et pour moi avant d’avoir vraiment un truc avec lequel je suis content, je préfère être seul et savoir vraiment ce que je fais, incarner le truc comme je peux. Même pour moi c’est cool, ça me met à nu et ça me force à stresser de mon côté. Et le jour où je fais Feel Good Inc., je pourrai avoir le groupe qui va avec. Mais en attendant… Peut-être que dans 6 mois – 1 an, ça m’intéressera de chercher des gens avec qui créer quelque chose de collectif. En plus, cet EP qui va sortir en janvier, je l’ai vraiment fait tout seul de A à Z, toute la production, les voix, les enregistrements… Et je trouve que c’est intéressant de l’incarner en live dans ce même esprit. C’est pas forcément ce que je vais faire toute ma vie, des trucs tout seul – au contraire même, je suis en train de plus en plus de faire des choses collaboratives. Mais c’est intéressant d’avoir sur scène quelque chose qui représente aussi bien la manière dont la création s’est passée.
LFB : Oui, tu as aussi fait une collaboration avec le musicien londonien Uzzee pour le projet ZER0. Est-ce que vous allez refaire des choses ensemble ?
SR : Non c’est plutôt un one shot… À l’époque on voulait continuer, mais c’est un peu le mystère de ces choses là, je ne sais pas vraiment comment ça s’est fini. Mais finalement on s’est vraiment bien trouvés sur cet EP, dont je suis très content, et ça n’empêche pas de faire d’autres choses ensemble.
LFB : Là tu avais envie de faire quelque chose de différent sous ton nom ?
SR : C’était même un truc dont j’avais besoin en fait. Par contre, comme en même temps j’ai pas mal travaillé avec d’autres gens, en produisant, je me suis rendu compte du plaisir qu’il y avait dans le fait de travailler avec 5, 10 personnes. En fait c’est un kiffe total de voir comment assembler tout ensemble. Donc plus j’avance – plus je suis chanteur -, et plus ça me permet d’ouvrir la porte aussi à d’autres gens qui font de la musique, d’autres performers… Et de faire quelque chose de vraiment plus collaboratif. Mais j’en suis vraiment au début. Cet EP, c’est l’inverse de cette démarche.
LFB : C’est un processus différent quand tu produis pour d’autres artistes ?
SR : Oui, quand tu travailles pour d’autres artistes, l’idéal c’est d’être au service d’une vision. C’est ça qui m’intéressait quand je travaillais pour d’autres gens, pour des artistes un peu gros où j’étais vraiment dans l’esprit « je suis un rouage d’une machine »…
LFB : Oui, comme Eddy de Pretto…
SR : Et Daniel Caesar, Laylow… Il n’y a pas besoin de lui expliquer sa vision, il la connaît. Je suis au service d’une idée qu’il a. Je peux lui proposer des choses, mais il sait ce qu’il veut. Et dans l’autre sens, avec des artistes plus petits ou plus jeunes que moi, il y a plus de marge. Par exemple avec Crystal Murray : elle sait aussi très fortement ce qu’elle veut, mais il y a la possibilité d’ouvrir des portes et de créer un univers avec elle. Des deux côtés, j’ai beaucoup appris pour mon projet solo. Apprendre à déléguer et à être plus humble par rapport à son travail personnel. Je me prenais un peu pour toutes les icônes que j’ai, et il y a plus d’énergie dans le fait de faire des choses à plusieurs, c’est beaucoup plus agréable.
LFB : Je voulais parler de tes textes, en parlant du fait d’être à plusieurs : au contraire, ils sont introspectifs et assez intimes. Il y a une mélancolie sous-jacente, une expression du doute aussi, dans Be A Man notamment… Est-ce que c’est un fil rouge qui a guidé l’écriture de l’EP ?
SR : Oui, en fait j’avais travaillé un album l’année d’avant, en 6 mois, que j’avais vraiment envie de défendre en live tout de suite. Et quand je me suis retrouvé confiné, radicalement bloqué, de retour chez mes parents, une fois tous ces rêves californiens envolés, je me suis retrouvé dans un moment de doute. Et je ne pouvais plus sortir les morceaux tels que je les avais faits, dans l’innocence. C’est comme ça qu’est né le concept de l’EP, qui s’appelle « Somewhere » : sur la perte de lieux, de repères, dans l’idée de trouver des territoires imaginaires. Dans un morceau comme Eyes Wide Shut par exemple, cela passe par les rêves. Dans un autre morceau, il y a le souvenir d’une relation amoureuse, quand on est enfermé c’est le souvenir qui réconforte plus que la relation elle-même. C’était vraiment le fil rouge de tout l’EP : comment je me suis retrouvé dans un torrent d’émotions, et comment j’ai essayé d’y faire face avec positivité et douceur, avec ce côté un peu éthéré.
LFB : La confusion entre le rêve et la réalité, ça va aussi avec toutes les pochettes des singles, ces silhouettes qui irradient… C’est toi qui les as faites ?
SR : Oui, ça fait partie de la DA, je les ai faites en collaboration avec un ami qui s’appelle Marin, et les photos de la nouvelle pochette avec Lee Wei Swee, qui fait de super photos. J’ai aussi réalisé le clip de Upside Down, où je suis en errance dans le sud, on voulait montrer ce sentiment de perte. Il y a aussi deux autres clips qui vont sortir, dans les deux cas il y a cette idée du flou… Mais j’ai de plus en plus envie de faire du flou marrant, pas quelque chose de plombant.
LFB : Qu’est-ce qui fait que tu chantes en anglais ? Il y a ce côté crooner dans ton chant, les arrangements au piano, qui font penser à Jay-Jay Johanson, Tricky, et même si on va plus loin à Mark Hollis. Est-ce que ce sont des références que tu partages ?
SR : Non, on me dit de temps en temps Jay-Jay Johanson mais je n’écoute pas du tout. Je vois la comparaison pour le timbre, mais c’est tout. Et puis surtout, il y a ce côté jazz qui évolue progressivement en moins jazz, avec le temps. Sur l’anglais, c’est un truc qui est venu hyper naturellement. Ça fait depuis que j’ai 11 ans que j’écris des chansons en anglais, c’est un peu grâce à ça que j’ai appris la langue d’ailleurs. C’est la langue de la pop pour moi : j’aime les chansons pop, la simplicité, son rythme, et j’écoute peu de variété française. J’ai l’impression que la langue est aussi véhicule de l’influence, et moi très vite j’ai écouté tous ces gens qu’on a cités, mais aussi beaucoup d’autres, de Brian Wilson à Kanye. J’écoutais plein de gens et très peu étaient français. Quelques uns comme les Rita Mitsouko, Gainsbourg, Brassens peut-être… Ou alors les français que j’écoute ne chantent pas en français : Daft Punk, Phoenix, Air, Justice… Je suis un peu de cette école-là, c’est beaucoup plus ma culture musicale. Même si là je commence à écrire des trucs en français de temps en temps et c’est cool.
LFB : C’est difficile ?
SR : Non, ça va, parce que maintenant j’ai trouvé… C’est un peu le truc de la vie, tu trouves ta personnalité dans un endroit et ça éclaire tous les autres. Et maintenant que j’ai un peu éclairé ma personnalité sur certains aspects, quand j’écris en français ça se trouve un peu mieux. Mais malgré tout cela, ça reste vraiment la musique que j’écoute. Et en vrai, j’écoute plus Doja Cat que d’autres gens en France (rires).
LFB : Il y a un article d’Agnès Gayraud, une philosophe de la pop, qui s’intitule « Français deuxième langue » et qui parle justement du fait que le Français n’est pas du tout une langue de la pop. Par exemple quand des compositeurs « pop » comme Gainsbourg chantent en français, ça sonne anglais.
SR : Oui complètement, et c’est exactement ce qui se passe avec les chansons que j’écris en ce moment. C’est hyper juste. Parce que le français c’est une langue de poésie, et je n’ai pas la prétention de réussir à faire ça. C’est une langue de l’image, on va y chercher une belle consonance. Pour moi, dans la pop, il faut sacrifier des mots au rythme : c’est comme ça qu’un morceau rentre complètement dans la tête. Après, Gainsbourg sonne quand même bien français, et récemment même La Femme s’en sortent plutôt bien. Il y en a qui y arrivent, mais ce n’est pas facile. D’ailleurs il y a une chanson que j’ai faite, et dont je suis très content, mais elle ne sonne pas comme du français, c’est presque une langue abstraite.
Après, mes racines ne sont pas non plus franco-françaises. Mon père a grandi en Union soviétique et ma mère a grandi à la frontière catalane, donc même la musique qu’on me mettait à l’oreille… À part Carmen — d’ailleurs, en terme d’utilisation de la langue française dans la musique, c’est génial, parce que les phrases du livret sont drôles. Le français c’est une bonne langue d’humour, aussi.
LFB : En parlant de ça, ton père est un pianiste classique, mais j’ai l’impression que tu as plutôt des références jazz. J’imagine qu’il a quand même eu une influence sur ton jeu au piano, sur ta formation ?
SR : Déjà, cela a fait que tous les compositeurs un peu bizarres du XXe siècle sont très proches de mon oreille. Ligeti ou d’autres, ça ne me paraît pas choquant. Au contraire même, mon jeu au piano va naturellement vers ce genre de choses, puisqu’il joue ce répertoire. Même s’il joue aussi du romantique et que j’ai joué un peu de Chopin… Mais en réaction, j’ai très vite arrêté le conservatoire et je ne faisais qu’improviser. Donc le jazz pour moi, c’est plus le fait d’expérimenter. Je trouve ça cool de faire de la pop et de voir comment on peut mélanger les choses ensemble, tout en gardant une ligne claire. Des gens que j’aime bien, comme Bowie ou Sting, avaient une formation jazz.
LFB : Oui, et d’ailleurs le jazz c’est tellement formateur pour improviser…
SR : Et en plus c’est dur de définir ce qu’est le jazz. C’est même plus une méthode qu’un style. Le jazz c’est une approche non écrite de la musique. Keith Jarrett jouait du jazz, et ce n’est pas écrit mais ce n’est pas moins beau que du Chopin.
LFB : Je voulais aussi parler de ton rapport au cinéma. Tu as composé des musiques de films, et même tes morceaux distillent des références cinématographiques : Eyes Wide Shut, littéralement, mais aussi dans Upside Down tu parles de l’agent Cooper de Twin Peaks… Tu as également réalisé le clip de ton dernier single. Est-ce que tu conçois nécessairement le cinéma en rapport avec la musique ? D’autant plus que ton projet est aussi visuel et que tu as cette dimension de personnage.
SR : C’est hyper important pour moi. Je vis dans des trucs visuels : je suis presque autant fasciné par une image qu’on me propose que par un son qu’on me propose. Je fais de la musique, mais j’aime bien les ponts entre les différents arts. Avant même de me dire que je serais musicien, je me disais plutôt que je serais réalisateur, je faisais des films avec des potes dans la rue… C’est ce que je disais tout à l’heure : plus j’avance, plus je me rends compte à quel point j’aime faire des trucs collectifs. C’est beau quand il y a cette énergie qui est transmise par des gens qui savent ce qu’ils font. Sur le set du festival de ce soir, on a décidé de faire une petite mise en scène — je me suis aussi mis avec l’artiste Tom Lellouche qui est un super chef décorateur. Par rapport au cinéma, mes références sont autant musicales que cinématographiques, que culturelles de manière générale, je n’ai pas de frontières. Le cinéma c’est peut-être ce qui est le plus proche de moi parce que j’ai commencé à regarder des films très jeune. Comme j’ai fait la musique de l’EP bien en amont de l’image, c’était très agréable de chercher à retranscrire visuellement ce qui me plaisait. Aujourd’hui on est dans un univers vraiment visuel, donc pour moi ça se conçoit complètement ensemble.
LFB : Est-ce que tu vas réaliser d’autres clips à toi prochainement ?
SR : Breathe va sortir la semaine prochaine, et un autre clip, qui n’est pas de moi et qui a été réalisé à Londres, sortira en janvier avec l’EP. En tout cas, c’est quelque chose que je vais continuer et ça me fait vraiment énormément kiffer de faire ça. « Follow the fun », c’est mon motto.
LFB : Est-ce que tu as des recommandation musicales — et pas que — à partager, des coups de cœur récents ?
SR : EKKSTACY et Jean Dawson, ils font tous les deux du rock, parce qu’il y a des trucs vraiment incroyables qui se passent dans le rock en ce moment, c’est la folie. C’est cette nouvelle vague du rock qui mélange un peu les codes du rap, mais qui au fond sonne vraiment comme du rock, comme Teezo Touchdown également.
Sinon, j’ai adoré Dune. Si vous ne l’avez pas vu, allez le voir. Je suis en train de regarder tous les films de Villeneuve, j’ai passé deux semaines enduné jusqu’au cou, j’ai relu le bouquin plusieurs fois, j’étais fasciné. Et Hans Zimmer s’est surpassé pour la musique.