Flora Fishbach, il est connu, n’est pas là pour nous prendre par la main. Autour de paroles ambigües et de codes musicaux empruntés ça et là, Avec les yeux s’amuse et se joue de nous. Nous tenterons ici d’en analyser la trame dramatique, portée par une composition musicale étonnante.
Fishbach est de retour ! Après son dernier projet en 2017, nous voici béni d’un nouvel opus, intitulé Avec les yeux. Et oui car, avec les yeux, Flora a le don de nous troubler et de nous paralyser. Franc et tranchant, ferme et impérieux, son regard est à l’image de son album, charmant mais incisif. Bien plus que pop, Avec les yeux sera rock ou ne sera pas ! Et c’est bien à ce titre que l’album se démarque. Petits solo de guitare, riffs entêtants, basse assumée… Ajouter à cela : Fishbach utilise sa voix comme une partition d’instrument, en bonne compositrice qu’elle est. Il n’est alors pas rare d’être étonné par ses soudains changement de registres, ses différentes intonations et autres techniques rendant le tout incroyablement savoureux. Fishbach s’assume, Fishbach est là, Fishbach sera partout où on ne l’attend pas.
La femme complète
Ne vous méprenez pas. Le premier morceau qui introduit les suivants, Dans un fou rire, n’a rien d’hilarant. La chanteuse y expose sa lassitude face aux informations pénétrant avidement son quotidien, l’empêchant de respirer et de vivre comme il lui sied. Loin de l’appel à la solidarité et à l’amour de Livin on a Prayer de Bon Jovi, qu’on retrouve en écho dans son « moi, moi, moi », Fishbach préfère la solitude et la musique. Quand 34 ans auparavant Mylène Farmer entonnait « sans contrefaçon je suis un garçon », Fishbach déclare « sans aucun mot je suis un animal » et rajoute par la même occasion « à ne pas plaire au zoo et ça c’est pas plus mal », résonnant alors comme « à ne pas plaire aux autres » dans nos oreilles. Fishbach pose la trame : elle racontera son histoire sans n’avoir cure des critiques qui en découleront. Incisif, oui.
De quel sujet va alors Fishbach s’emparer ? Là est toute la question car les voies de l’auteure sont impénétrables, cryptiques. Ces paroles permettent une multitude d’interprétations et de multiples lectures. Ainsi, dans De l’instinct, nous pourrions tout aussi bien penser le texte au travers du refrain, c’est-à-dire comme une histoire d’amour passionnelle et viscérale, ne pouvant se vivre qu’au travers de l’autre (« Ma bouche vit dans ta bouche/Mes yeux vivent dans tes yeux »). Ou bien il est possible de l’interpréter sous un prisme tout autre, celui d’une femme devenue indépendante et péremptoire, qui en a eu assez, une femme qui a « de l’instinct et de la violence pour deux », une Nancy Sinatra dans These boots are made for walkin’. Peut-être est-ce un mélange des deux. Une histoire où les causes et les conséquences s’entremêleraient pour mieux se démêler au fil des écoutes.
Et ce n’est pas avec le titre suivant que le puzzle de significations prend sens. Avec une basse et une guitare très funky, nous redécouvrons le morceau, clipé trois mois auparavant, de Masque d’or. Poussant continuellement sa voix dans les aigus, Fishbach semble se jouer de tout. Construite pour évoquer à la fois l’eau et le feu, l’humidité et la fusion, il est possible que l’incessant va et vient entre ces deux extrémités puisse provoquer, sinon garantir, un masque d’or. Une sorte de graal, de parade contre tout. Un masque servant tout à la fois à tromper ceux qui y sont confrontés, en dissimulant une vérité inavouable, secrète, intime mais aussi servant avant tout, et surtout, à protéger celui qui le porte. C’est alors que le troisième couplet arrive et Fishbach nous informe : la cible est déjà touché et est en feu. Le masque n’aura eu, finalement, que peu d’utilité.
L’ambiance dansante et entrainante redescend drastiquement avec le morceau Nocturne. Toujours sur un registre exagérément aigu comme les voix naturellement graves savent si bien le faire, Fishbach nous escorte au petit matin d’une balade. Savourant aussi bien qu’elle ces « petites notes qui font du bien », le solo de guitare vient agrémenter et relever la composition. Bien que Fishbach annonçait ne pas vouloir « vivre comme un vampire » dès l’introduction de l’album, nous la retrouvons déambulant à l’aube comme une chauve-souris, remplie de désespoir à la lueur des bougies, essayant semble-t-il, d’avaler une couleuvre. Notre Fishbach nationale est au troisième dessous.
Une histoire d’amour en dents-de-scie
Jusqu’ici, hormis des morceaux résolument éclectiques, l’énigme d’Avec les yeux est loin d’être déchiffrée dans son entièreté. Tu es en vie est le titre le plus long, avec le plus de paroles. Si la trame de l’album ne s’y dévoile pas, il faudra, hélas, renoncer à comprendre le fin mot de l’histoire. Après le « J’sais plus quoi dire » du premier morceau, Fishbach nous dit « [qu’elle ne sait] plus écrire ». Le comble pour une artiste. Seulement, il semblerait que ce mal qui la frappe ne soit en vérité que le résultat de sentiments bouillonnants et acides peut-être trop longtemps restés sur le feu. Cette paralysie des mots parvient néanmoins à se frayer un chemin jusqu’à nous car, naviguant entre les indécisions, les déceptions et les erreurs de parcours, Fishbach n’est pas du genre à plier devant l’adversité. La rancœur insidieuse finit alors par laisser place à un lâcher prise, s’accompagnant notamment par un dépouillement musical. Le refrain revient alors, obstinément, et invite à camper sur ce en quoi nous croyons. Pour Fishbach ce sera en elle. Et en l’amour. Envers et contre tout. Notre Fishbach national a repris du poil de la bête.
Un bon album ne serait pas un bon album s’il n’était pas agrémenté d’une jolie petite ballade. Fishbach, évidement, se saisit de cette occasion pour encore une fois nous surprendre car petite, oui elle l’est. Jolie, un peu moins. Tout comme Queen avait fait grincer des dents avec Bohemian Rhapsody, Quitter la ville nous met dans l’inconfort. L’Ardennaise, ayant résidé à Paris, y consacre son envie de calme et de choses plus simples. Sur le fond tout va bien donc mais elle y ajoute une forme inquiétante et funeste par son interprétation vocale. Les questions-réponses schizophrènes nous amènent à croire que la ville a résolument un effet néfaste sur la chanteuse et que probablement la campagne pourrait résoudre tous ses problèmes. La campagne, mère de bonne fortune !
La foudre démarre sur les chapeaux de roues. L’ascenseur émotionnelle est au rendez-vous. Des aigus très poussifs du précédent morceau, nous passons sur un grave tout aussi forcé, mais pas déplaisant pour autant. Si quelqu’un avait eu un jour, l’envie d’entendre Annie Lenox chanter sur Save me de Remy Zero, Fishbach vous a entendu. Le titre est, à n’y pas s’y tromper, du rock alternatif, indubitablement. L’imaginaire apocalyptique renvoyé par les paroles, le riff de guitare qui reste en tête, le morceau a tout pour déchainer les foules au concert. Emportée, Fishbach est toute puissante dans son malheur et laisse le fléau s’abattre sans même y prendre garde.
Avec un titre sorti il y a deux mois pour la promo de l’album que vous avez pu découvrir avec un merveilleux clip au format 4/3 si cher au cinéma muet, saupoudré de surimpression, d’arrêt sur image et d’effet prisme d’un autre temps, Téléportation porte bien son nom. Fishbach remplace l’énergie et l’insouciance de La foudre par une histoire bien moins légère. Il est question ici de l’amour toxique, celui qui, même une fois fini, colle toujours à la peau. Celui qui s’accompagne d’une léthargie consciente qu’il faut dompter et supplanter. Une guitare aux solos lancinants complète l’interprétation élégiaque de Fishbach. Nous sommes charriés entre les deux et l’envie d’extérioriser toutes ses émotions procurées se fait pressente. Heureusement pour nous, le morceau qui suit rempli bien cette fonction.
Démodé, démodé, démodé, démodé… Que dire si ce n’est que nous avons là le meilleur morceau de 2022 ? D’une ingéniosité ingénue consistant à ornementer le morceau de bruitages de la série animée de 1982, Ulysse 31, Fishbach nous sert un millésime réchauffé de qualité. Sortez vos meilleurs souliers, c’est l’heure de se déhancher. Après un petit glissando respirant les paillettes et le gling-gling, Démodé attaque par des basses enivrantes. Le refrain est riche, les quelques notes de synthétiseurs sont presque sentencieuses, les back indispensables, le pont remarquable. Être démodé sera assurément le nouveau go-to de cette saison.
Qui voudrait alors mettre Fishbach dans le caveau de l’intendance ? Certainement pas nous. Presque beau est également sorti accompagné d’un clip à l’allure impressionniste dans lequel la chanteuse se revêt de ses plus beaux atours. Solitaire et inébranlable, elle n’hésite pas à laisser des cadavres sur la route tout en promettant « d’attendre en haut ». Il faut dire qu’elle en a bien bavé jusque-là. Alors il faut suivre la cadence. Et elle va vite chez Fishbach car « marcher au pas » ce n’est pas tout à fait son dada. Bien armée pour la suite, cette solennité et cette froideur, acquis au fil des expériences, n’empêchent pas l’espoir et la tendresse, presque assumée. Après tout, les carapaces n’existent que pour protéger les êtres sensibles.
Déchirante, Fishbach termine son album sur Arabesques. Le récit d’une séparation, celle de ces individus que nous suivons depuis le début, et la sentence, irrévocable, indiscutable. Les adieux. Un piano mélancolique et triste, une voix fragile et dépouillée, la simplicité est bouleversante. Le dernier morceau nous laisse dans un état d’apesanteur lourde, presque dans un spleen baudelairien. Parfait donc, pour attaquer une nouvelle fois l’album de Fishbach, histoire d’avoir le moral et le sourire aux lèvres.
Un album des états d’âmes
Avec les yeux, vous l’aurez compris, est un indispensable. Il réussit le véritable de tour de force d’une madeleine de Proust pour tous ceux ayant baigné dans les classiques hard rock des années 1980. Toujours avec des accents à la Mylène Farmer et à la Julie Pietri, mais à quoi bon renier des modèles couronnés de succès ? Quant à l’histoire d’Avec les yeux il est nécessaire de la recomposer. De mon point de vue, l’histoire est absolument celle d’un amour tragique. L’ordre obtenu, sans vouloir attirer les affres d’Adèle, qui souffre les lectures aléatoires, pourrait alors être le suivant : De l’instinct, illustrant parfaitement le désir animal de l’amour, suivi de La foudre, représentant des jeunes amoureux contre le reste du monde, puis Masque d’or, montrant la perversité d’une personne, la vérité mise à nue. Démodé montrerait le moment charnière, celui où les masques étant tombés, le moment des concessions arrive. Dans un fou rire et Tu es en vie montrerait alors l’absolu futilité d’un amour recomposé, racolé, étouffant. Le moment de la séparation devenant imminent, Nocturne viendrait compléter l’histoire tout comme Arabesques. Viendrait alors Téléportation et le douloureux deuil d’un amour où il est nécessaire de Quitter la ville. Presque beau apporterait un regain d’espoir à cet amour déçu. Mais cette fois-ci les règles seraient fixées au préalable et viendraient se faire cimenter par une nouvelle maturité, acquise douloureusement. Bien sûr, après s’être approprié les morceaux, chacun y verra son propre ordre, sa propre histoire. En tout cas cet album se savoure lentement et prend toute sa dimension après de multiples écoutes. Si vous voulez profitez de cet incroyable talent et d’une énergie inépuisable, Fishbach est en tournée dans toute la France, avec un Olympia le 30 novembre 2022 , et dépéchez-vous, les places partent vite !