Anatole, de son vrai nom Alexandre Martel, a sorti son troisième album solo en octobre dernier. On a eu le plaisir de le rencontrer ce printemps lors d’un rare passage en France.
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La Face B : Comment est-ce que ça va ?
Anatole : Ça va bien, on joue ce soir à la Boule Noire avec Lou-Adriane Cassidy faque j’suis un peu nerveux, un peu fatigué aussi parce qu’on est comme en mi-tournée, mais ça va bien.
La Face B : Moi la première fois que je t’ai vu, tu faisais l’ouverture d’Huber Lenoir à la Maroquinerie en 2019, donc je me demandais comment tu voyais l’évolution d’Anatole depuis ce temps-là.
Anatole : Aujourd’hui, ce que c’est Anatole, c’est quand même assez différent de ce que c’était à l’époque puisque c’est comme si au Québec, au milieu des années 2010 mettons, quand le projet a commencé, il y avait vraiment une espèce de trop plein de projets de chansons rock. Il y avait à mon sens, pas de conscience de l’outil et du médium qui est la scène. C’est beaucoup de groupes qui jouaient en gardant les mêmes vêtements qu’ils avaient pendant la journée, qui essayaient d’avoir un air de “gars d’à côté sympathique”, à la même hauteur que le public puis moi j’étais un peu tanné de voir ça, puis j’avais eu envie mettre l’accent sur la représentation puis sur le fait que c’est comme pas possible sur scène d’exister sans porter de masque, et d’expliciter ça, de montrer la mécanique d’un spectacle, la grandiloquence, que ce soit le plus gros possible.
À cette époque-là Hubert n’avait pas commencé sa carrière solo non plus, puis il jouait dans un groupe qui s’appelle The Seasons, que j’accompagnais en spectacle à l’époque, puis c’est comme si les deux, on s’est un peu nourri, et on avait essayé d’amener ça justement, d’essayer de faire des spectacles les plus grands et les plus exubérants possible. Puis suite à ça, en 2018, 2019 avec le succès qu’Hubert a eu, il y a eu un gros effet d’entraînement au Québec, et maintenant c’est comme entendu que pour que le spectacle soit bon ça prend une attitude de bête de scène, puisqu’il faut que ça explose, que ça pète, que ce soit fort. Je lisais les critiques de différents festivals au Québec cet été et chaque critique positive d’un groupe soulignait le fait que la personne qui était au-devant était une bête de scène, puis là, je me suis vraiment tannée de ça, et je me suis dis qu’il était temps de prendre le contrepied, mais tout en gardant l’idée de la posture, puis d’établir un dispositif qui crée une impression pour le public.
Donc pour ce disque, j’essayais de construire une posture d’authenticité, mais en reprenant les codes qui font que pour le public, ça se ressent comme de la musique authentique. Et, ce qui est aussi relié à une certaine idée d’authenticité dans la musique québécoise, c’est-à-dire la guitare 12 cordes, la voix, dans un registre très près du registre parlé, alors qu’avant je chantais beaucoup plus haut que mon registre parlé. Donc je pense que c’est un peu ça qui résume ce nouvel album.
La Face B : C’est un peu un nouveau chapitre en fait, j’ai l’impression que t’as un peu enterré l’ancien Anatole…
Anatole : Ouais, c’est très loin de moi, des fois je vois des trucs, et j’ai de la misère à croire que j’ai pu faire ça. C’était vraiment nécessaire à l’époque, c’était vraiment une pulsion qui était forte mais que je ne ressens plus aujourd’hui.
La Face B : Il y a ce nouvel album qui est sorti en fin d’année dernière. Moi, ce que j’ai beaucoup aimé, c’est que dès le départ, il y a une idée très naturaliste, de miroirs presque avec la pochette, qui est en encore une fois un contrepied d’une surenchère.
Anatole : C’était toute l’idée de l’enrobage de l’album aussi comme tu dis, la pochette c’était dans l’espèce de continuité, des idées, de dénuement, de réduire le personnage au degré le plus bas possible, d’où l’idée de faire un juste un gros plan du visage, un truc qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus beaucoup aujourd’hui et je me suis aussi tanné de tout ça, des photos trop organisées, les studios, les photographes comme on a tendance à faire souvent, donc je me suis imposé de faire toutes les photos chez moi… Parfois j’intègre ma fille dans le clip pour intégrer des portions de la vie réelle dans la création et puis arrêter de se cacher derrière quelque chose.
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La Face B : Ce qui est intéressant, c’est que ça se poursuit avec le titre de l’album qui finalement est un faux éponyme mais qui est justement le parallèle entre l’artiste, la personne et la création qui disparaît, et la ligne entre le personnage d’Anatole et Alexandre qui se fait de plus en plus fine.
Anatole : C’est drôle parce que toute cette idée-là de l’album éponyme, ça vient d’un défi qui m’avait été lancé par un autre ami musicien, Étienne Dupré, à son projet qui s’appelle Duu, mais qui est un bassiste très en demande à Montréal. Il joue entre autres avec Klô Pelagag, avec Philippe Brach aussi… Mais quand j’avais sorti Toune 2, l’album n’était pas terminé encore, y avait pas toute l’idée de l’album éponyme, et il m’avait écrit pour me dire qu’il aimait que la chanson n’ait pas de titre, puis que quelques jours auparavant, il était chez lui et il avait vraiment réfléchi au fait que l’album éponyme, c’est un truc qui disparaissait aussi, puis à quel point il aimait cette idée, et il m’a dit que s’il pouvait buzzer avec un projet comme ça, ce serait avec moi, alors je lui ai dit “d’accord”.
À l’époque, je pensais que ça allait seulement s’appeler “Anatole” d’Anatole, mais à force que le projet avançait, l’idée de ne pas nommer les chansons, de réduire le personnage au plus simple degré s’affirmait, j’en parlais beaucoup avec Lou-Adriane avec qui j’ai écrit les textes de l’album, puis elle m’a dit, dans ce cas-là, ça devrait être ton vrai nom et celui d’Anatole qui devraient figurer, pis je me suis rendu à l’évidence que c’était la meilleure des idées.
La Face B : Mais il y a une espèce de réconciliation entre toi et ton personnage, notamment dans Toune 2 et Toune 10 comme si la schizophrénie elle disparaissait complètement sur les premiers morceaux en fait.
Anatole : Intéressant, je n’avais pas vu ça comme ça mais je comprends d’où tu tires ça. Puis je pense que ça a du sens. Tu as raison, y a comme une progression de plus en plus, peut-être que la chanson où il y a le moins de distance entre ma vie, et la musique ce serait Toune 9, qui est vraiment une toune très quasi confessionnelle parle du quartier où j’ai grandi, puis de mes dynamiques relationnelles. Puis ensuite de ça, le reste de l’album n’est pas très confessionnel, ça ne parle pas vraiment de choses que j’ai vécues, mais j’essaie de préserver cette aura-là puis de donner l’impression que ça paraît de choses que j’avais vécues, même si j’essaie de partager des parties de moi dans les chansons.
La Face B : Mais dans Toune 10, qui ouvre l’album, j’ai l’impression que tu te parles à toi-même.
Anatole : Ce n’est pas comme ça que je l’ai envisagé, mais je comprends comment tu le lis. Souvent ça va m’arriver de créer quelque chose, mais de ne pas trop savoir ce que ça veut dire, puis de le relire des années après, puis finalement, ça devient évident que ça parlait d’autre chose que ça. C’est mon inconscient qui me parlait à travers les chansons.
La Face B : Ce qui est hyper intéressant, c’est que chaque pièce, ça forme une espèce de mosaïque, mais si tu mets les morceaux dans un sens différent que ce qu’est l’album maintenant, ça peut créer une image complètement différente aussi.
Anatole : Ouais, tout à fait, je n’ai pas fait l’exercice d’écouter les chansons dans l’ordre des numéros, donc je ne sais pas ce que ça peut donner mais c’est sûr que le parcours que ça créerait serait différent, puis ça mettrait en lumière des choses différentes dans chacune des chansons.
La Face B : Oui et le fait de ne pas avoir donné de nom aux chansons aussi, ça casse aussi certaines attente que les gens peuvent de la chanson, de se créer des indices et tout. Alors que là, tu découvres l’album sans savoir de quoi il va parler.
Anatole : Exact, c’est comme si je me disais, si moi j’essaie d’être le moins en représentation possible, j’aurais envie que les chansons soient aussi le moins en représentation d’elle-même possible et n’existent que pour la musique. On peut avoir des attentes sur le texte, mais sur le genre de musique que ça va être aussi. Et là, la surprise est totale à la première écoute.
La Face B : C’est vrai qu’au départ t’es un peu décontenancé, surtout que les titres sont pas dans l’ordre ça et…
Anatole : Faudrait une carte
La Face B : Non mais c’est ça en fait, c’est un peu un jeu en fait.
Anatole : Tout à fait, j’ai étudié en littérature université très longtemps, puis j’ai longtemps étudié Georges Perec, puis pour moi cette notion de jeu en création est très très importante.
La Face B : Que les gens ils soient actifs aussi dans l’écoute.
Anatole : Ouais, exact, exact. Que ce soit un truc dynamique, puis pas juste les gens qui reçoivent ça de façon passive.
La Face B : Je me demandais si le fait justement d’avoir travaillé avec d’autres personnes, de jouer comme tu joues avec Lou-Adriane ou avec Thierry, est-ce que ça a une influence particulière sur ta musique ?
Anatole : Une grande influence, une très grande influence, parce que entre le temps où j’ai sorti Testament qui est l’album d’avant en 2018, j’ai passé la majorité de mon temps, soit à accompagner d’autres artistes ou à réaliser des albums d’autres artistes, puis ça m’a amené à avoir vraiment des échanges sur ce qui est une chanson, et sur les préoccupations de ces artistes là, puis de mettre en lumière des zones d’ombre que moi j’avais pas vu ou qui me semblait pas importantes, mais qui finalement devenait centrales dans la conception d’un disque. Puis ça laissait assurément des traces autant dans l’écriture que dans la livraison des chansons, ça, c’était assurément beaucoup influencé par tout le monde avec qui j’ai travaillé.
La Face B : Et du coup cet album tu l’as réalisé toi-même, ou t’a confié les clés à quelqu’un d’autre ?
Anatole : Je l’ai co-réalisé avec qui s’appelle Simon Paradis à Québec, avec qui j’ai fait tous les autres albums d’Anatole, puis j’aurais pas été capable de le faire tout seul, je trouve ça vraiment important d’avoir quelqu’un qui est à l’extérieur de tout ça, puis qui puisse avoir un regard peut-être plus lucide. Et Anatole depuis le départ, c’est un peu notre projet à nous deux donc ça fait pas de sens pour moi de ne pas être avec lui.
La Face B : J’ai trouvé que sur l’album, il y avait quelque chose de très spontané, j’ai l’impression qu’il est nourri par la vie, par l’échange justement, par ce travail là avec les autres. Et c’est vraiment quelque chose finalement de plus collectif que un projet solo non ?
Anatole : Tout à fait, les gens qui jouent sur le disque sont majoritairement les mêmes musiciens qui m’accompagnent depuis le début, mais c’est leur première occasion dans le cadre du projet Anatole, de vraiment s’exprimer, pour montrer leur propre couleur en tant que musicien, parce que avant, les chansons étaient très arrangées avant d’entrer en studio, puis le travail c’était surtout de réenregistrer ce qu’on avait préparé d’avance tandis que là, les chansons étaient pratiquement pas terminées quand je suis rentré studio, puis j’avais envie de les enregistrer avec le plus de musiciens possible, de faire des prises en direct, de tout garder, donc nécessairement, les gens se mettaient à jouer spontanément avec leurs réflexes ou ce qui est le plus proche de leur identité. Puis je trouve que l’album est vraiment meilleur que les autres parce que tout le monde a pu mettre du sien, puis, cette idée de spontanéité là aussi je pense qu’elle s’entend dans les choeurs, dans les voix.
Je trouve qu’on vit dans une ère où, je comprends vraiment les intentions des gens qui font de la musique contemporaine, puis y’a une espèce d’aseptisation, de contrôle où il faut que tout soit très clean, très propre, très découpé. Puis ça je comprends l’intérêt esthétique de ça, mais je pense que c’est comme si ces avenues créatives là déteignent sur d’autres genres de musiques qui avaient pas à devenir aussi clean puis aussi stérile entre guillemets. Donc, j’essaie de toujours garder ces éléments de spontanéité là, même les imperfections, puis de sentir que ce sont des êtres humains qui jouent. C’est pas programmé donc ça l’implique de garder des imperfections puis de choisir des prises qui sont pas nécessairement les meilleures au niveau technique, mais qui sont celles qui pour moi font le plus de sens au niveau de l’émotion, de ce qui sert le plus le texte ou la chanson sans que ça soit nécessairement techniquement parfait, autant du point de vue de l’enregistrement que du point de vue de la performance.
La Face B : C’est intéressant ce que j’ai l’impression que c’est un truc qui est très québécois justement, avec des projets comme Bon Enfant, LUMIÈRE, Bibi Club… C’est pas lisse
Anatole : Ouais, pas trop lisse, c’est ça, mais ici c’est toujours étonnant quand on vient jouer en France. On partage le plateau avec des groupes où il y a beaucoup de séquences, de notre point de vue, très lisse, très parfait, sans surprise, sans presque sans conscience de la performance et c’est toujours un truc qui est très étonnant pour moi.
En France, c’est on a l’impression que certaines choses ne sont pas possibles, c’est le moins il y a de musicien le mieux c’est. Nous on résiste (rires).
La Face B : Est-ce que t’as l’impression que cet album là entre guillemets, t’as apaisé et aligné sur certaines choses.
Anatole : Ouais, tout à fait. C’est peut-être l’effet de de vieillir aussi, mais à l’époque des autres albums, j’avais vraiment à cœur de convaincre les gens. Que les gens qui décident de ce qui est cool à Montréal me trouvent cool puis aujourd’hui, ça m’importe vraiment pas tant que ça. Donc je me sens vraiment plus libre dans cet aspect de la création. Puis ça vient aussi du fait que depuis 2018, j’arrive à vivre de la musique, à faire vraiment beaucoup de projets, puis beaucoup de disques. Puis je sais que peu importe ce qui arrive avec ce disque là, si les gens l’aiment pas, bin le lundi matin je suis quand même en studio en train d’en faire un autre.
La Face B : Et puis maintenant t’es aussi reconnu en tant que réalisateur donc peut-être que cette facette de ton existence te permet aussi de prendre du recul.
Anatole : Oui, puis ça permet aussi de m’accomplir vraiment. Avant de commencer à travailler sur cet album là je me demandais si j’allais le faire, je ressentais vraiment moins le besoin d’écrire que par le passé, parce que le fait de travailler avec d’autres artistes et de réaliser leur album ou de les accompagner, ça assouvissait une grande part de la soif de création que j’avais donc je me sens très bien dans ce dans ce rôle là.
La Face B : Et malgré tout, est ce que tu as envie de présenter ta musique en France à nouveau ?
Anatole : Oui, si on en a l’occasion. C’est difficile, je sais pas si ça va arriver, c’est difficile d’être d’être élu.
La Face B : Est-ce tu as des choses récentes que tu as aimées ?
Anatole : Bah tu vois, hier je suis allé voir une projection de Salò ou les 120 Journées de Sodome, de Pasolini que j’avais jamais vu. J’aime beaucoup venir à Paris pour ça, avoir l’occasion de voir certains films sur grand écran qu’on peut jamais voir au Québec. J’étais très heureux de voir ça. Puis je me disais en voyant ça que j’espérais qu’on soit encore dans un monde où on permettrait de faire ce genre de film vraiment très transgressif. Je tiens à défendre le droit de faire ces œuvres là, autant que le droit de dire que ces œuvres là sont dégueulasses, c’est très bien, c’est très correct, mais vivre dans un monde où on n’empêche pas de faire des choses qui sont extrêmement dérangeantes.