Dans le dilemme du hérisson, sorti le 12 février, Asfar Shamsi file une métaphore sur les relations humaines. Du besoin d’amour à la tentation de la solitude, elle tire un fil et cherche l’équilibre. Entre punchlines et comptines, elle ouvre les portes de son univers, fait de peurs, de contradictions et de montagnes à gravir. Accompagnée de son équipe, la lauréate du Fair 2024 signe un projet personnel et abouti, haut en couleurs et en textures.

Une parabole sur l’intimité
Imaginez un hérisson en hiver. Saisi par le froid, il recherche de la chaleur auprès de ses congénères mais, dès lors qu’il s’en approche trop, il se blesse inévitablement au contact de leurs piquants. Il est donc face à un dilemme et doit trouver la bonne distance qui le protège à la fois du froid de la solitude et de la douleur du contact.
Ce “dilemme du hérisson” a été popularisé notamment par le philosophe allemand Arthur Schopenhauer au XIXème siècle. Cette parabole cache une réflexion plus profonde sur la nature humaine, et en particulier sur l’intimité. Selon le philosophe, nous serions sans cesse tiraillés entre notre désir de nouer des relations avec autrui, et le besoin de s’isoler pour échapper à la souffrance à laquelle nous expose cette proximité.
C’est aussi le constat que fait l’artiste Asfar Shamsi, près de deux siècles plus tard. Dans son EP, qui porte le nom de cette analogie, elle s’interroge sur ses liens aux autres. Au fil des neuf titres qui composent le disque, elle raconte ce conflit interne, qui la pousse souvent à rester seule. Elle expose avec sensibilité ses peurs, ses mécanismes de défense, ses combats contre elle-même.
Des liens qui nous construisent
Si l’enfance est au cœur du projet, c’est qu’elle est l’époque où se construisent nos premières relations, en même temps que notre identité. À commencer par les relations familiales, avec lesquelles l’artiste ouvre l’EP.
Dans boîte à musique, elle se penche sur ces liens, qui sont à la fois les premiers, souvent les plus fort et toujours complexes. Ceux qu’on ne choisit pas, mais qui nous construisent et sont voués à se transformer. Au milieu de souvenirs en vrac, elle déclare : “J’vous aime tellement que je sais même pas comment vous dire”. Cette seule phrase capture précisément la contradiction qui est au cœur de l’EP. Elle souffre de ne pas savoir exprimer son amour aux objets de celui-ci.
Asfar Shamsi explore aussi les relations amoureuses, notamment dans escrocs. Il y est question des arnaqueurs, qui font croire à une version déformée de l’amour. Qui blessent et emportent tout avec eux, y compris la confiance – en soi et les autres. Ceux avec qui le cœur fait “badaboum” au lieu de faire “boum-boum”, signe qui ne trompe pas.
Dans animal, elle évoque indirectement les marques que peuvent laisser de telles blessures, qui ne font que la conforter dans son instinct de solitude. “Si c’est plus marrant à deux / Approche-toi mais doucement / Maîtrise bien tes mouvements / Ou j’disparais dans un coup d’vent”.
L’introspection en toile de fond
Au fil des morceaux, l’artiste bascule sans cesse entre le monde qui l’entoure et son monde intérieur, comme pour symboliser cette ambivalence entre connexion aux autres et repli sur soi. Mais aussi parce que la relation aux autres se vit à l’intérieur. Qu’elle évolue avec soi et impacte notre comportement et qui on est.
C’est tout cela que questionne Asfar Shamsi dans le dilemme du hérisson. De sa plume, elle nous entraîne au plus profond d’elle-même. Si elle se ferme parfois aux autres, elle s’ouvre ici à nous qui l’écoutons et se dévoile avec une grande authenticité. Elle analyse, sur des rythmes tantôt planants, tantôt dansants, ses propres ressentis et ce qu’elle laisse paraître. “Pourquoi j’ai gardé toute cette rage dedans ? / Pourquoi je les regarde si calmement?” se demande-t-elle dans nuage bleu. “Jsuis pas fière alors je plaisante” avoue-t-elle dans qu’est-ce que je sais faire de mieux ?. Avec cet effet de miroir entre son vécu et ce qu’elle en montre, elle tombe le masque d’une certaine manière et fait preuve d’une vulnérabilité assumée.
Trouver l’équilibre
Si elle reste sur un fil jusqu’à la dernière mesure, Asfar Shamsi n’exclut pas de trouver l’équilibre. Cette introspection est aussi un tâtonnement, une traversée. Elle se frotte à la solitude et au groupe, dans ce qu’ils ont de meilleur et de pire. Et petit à petit, elle trouve sa place, temporairement au moins.
En proie à ses doutes et ses peurs, elle parvient parfois à reprendre le contrôle. Comme dans le clip d’escrocs (dont on vous parlait ici), où elle prend une revanche jubilatoire sur ses déceptions amoureuses.
Dans les montagnes avec, elle accepte que la vie soit faite de hauts et de bas, et qu’on puisse toujours remonter la pente, aussi ardue soit-elle. L’équilibre est fragile, certes, mais il est envisageable.
De nouvelles couleurs
Si Asfar Shamsi est à l’origine de tous les morceaux, elle s’est entourée d’une équipe qui l’accompagne dans l’esthétique musicale et globale du projet.
L’EP a été co-produit avec Loufox et Wolby, qui avaient déjà travaillé sur son premier disque Au revoir Février. Leurs sensibilités respectives apportent une vraie diversité aux prod. Celles-ci permettent à l’artiste d’intégrer de nouvelles couleurs dans sa musique et d’explorer une palette d’émotions plus large.
Si on retrouve en partie le spleen de son premier EP et son style incisif, elle s’éloigne du rap technique, dont elle a déjà prouvé qu’elle était capable. Cela ouvre la voie à des mélodies entraînantes et lui permet de créer un univers plus riche.
Un projet ambitieux à l’esthétique travaillée
Les images, clips et nombreux visualizers sont tous réalisés par Coraline Benetti. On y voit Asfar Shamsi dans des décors souvent enfantins, tantôt vêtue d’une combinaison colorée, tantôt d’une veste noire à piquants. Les deux tenues ont été créées spécifiquement pour le projet par le couturier seki. Elles symbolisent le paradoxe qui est au cœur de l’EP. Ces collaborations donnent une grande cohérence au projet, qui nous permet de nous plonger d’autant mieux dans le monde contradictoire d’Asfar Shamsi.


Pas question de sortir de cette quête avec une résolution claire du dilemme. L’artiste continuera ses allers-retours entre la meute et son cocon. Mais en route, elle apprend à se connaître et à poser ses limites et au fond, c’est certainement le chemin le plus sûr vers l’équilibre.
Au passage, elle réalise un EP ambitieux, sensible et coloré, que vous pourrez découvrir en live le 14 mai à la Boule Noire. Ce sera certainement doux et dansant, donc un conseil : si l’analogie du hérisson vous a parlé, éviter tout de même les piquants pour cette fois.
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