Ausstelllung : « Notre patte c’est mélanger des synthés analogiques et des textures plus numériques »

À l’occasion de la sortie de leur premier EP Crépuscule, on a eu l’occasion de rencontrer les membres du duo électronique Ausstellung. L’opportunité pour nous d’en savoir plus sur leur mode de fonctionnement et leur relation à leur époque.

La Face B : Antoine et Pierre-Antoine, bonjour, comment ça va ?

Pierre-Antoine Naline : Salut La Face B, ça va pas mal à part les différentes annulations de projets dues à la pandémie. D’ailleurs j’ai une petite anecdote à ce propos : mon premier pseudo lorsque j’ai commencé la musique électronique il y a 10 ans était Pandemix. PAN-demix, jeu de mot dont j’ai un peu honte maintenant, mais que voulez-vous quand on a 18 ans…

Antoine Vienne : C’était complètement visionnaire en fait. On avait fait un morceau dans lequel on parlait d’un paon qu’on croisait régulièrement en Bretagne, et on avait écrit ces quelques rimes : « Paon mon cœur paon, pandémie de sentiments niais, Pandemix m’a consolé ». Voilà pour les dossiers !

LFB : Vous venez de sortir votre premier EP, comment vous vous sentez par rapport à ça ?

PA : Alors c’est une sensation assez complexe et très contrastée. Il y a d’abord une grande surprise et satisfaction d’avoir parcouru autant de chemin depuis le début de ce projet. D’avoir collaboré avec des personnes incroyables qui ont toutes apporté quelque chose de très personnel au projet.
Après il y a le soulagement, le fait d’avoir porté la fabrication de cet EP aussi longtemps (presque 3 ans) puis de le libérer enfin. Ce temps de maturation même si nécessaire pour avoir assez de recul est difficile à gérer. Par exemple pour un titre comme Dérive Céleste le morceau était déjà fini en 2018, l’attente fut très longue ! Et enfin il y a une profonde nostalgie et mélancolie. Il y a cette idée que tout ce qui est figé traduit un passé révolu, je pense par exemple à la photographie. C’est un peu pareil en musique, on passe beaucoup de temps à capturer une belle énergie bien vivante en studio pour au final l’inscrire sur un support inerte. C’est mettre fin à ce qui aurait pu être possible, atteindre la limite de ce que l’on projette et imagine sur ces titres. C’est une sorte de deuil, et puis on passe à autre chose.

Antoine : Je suis d’accord avec ça, et heureusement il y a la joie de pouvoir donner enfin à entendre ce qu’on avait envie de partager depuis si longtemps. Il a fallu du temps pour affiner notre vision du projet, pour être sûrs à 100% qu’on serait fiers du résultat, y compris sur la durée.

LFB : Comment avez-vous vécu cette année 2020 si particulière ?

Antoine : De mon côté je crois que je fais partie des rares personnes qui ont apprécié le premier confinement ; pour la première fois de notre vie, tout semblait suspendu, on se promenait dans des rues vides, avec juste les oiseaux qui chantaient. C’est comme si quelqu’un avait appuyé sur pause, et alors on réalisait de tout ce qui recèle de superflu dans nos activités humaines, l’air devenait meilleur, et on prenait le temps de discuter des heures avec nos proches. Pour le reste, c’est juste que la blague a un peu trop duré. 

PA : Pour ma part, ça a été une année bien contrastée (et ça continue à l’être). Comme beaucoup, il a fallu jongler entre les reports, les annulations en dernière minute, des projets qui tombent du ciel et puis quelques déceptions. Pour vous donner un exemple, on a annulé 2 fois une même résidence au 9-9bis, un tournage et une release party à cause des deux confinements. Cependant j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir continuer à travailler sur des actions culturelles (création musicale en milieu scolaire), des cours à distance avec des étudiants et pleins de projets radiophoniques et artistiques. Tout cela a dans un certain sens été possible à cause de ce grand chamboulement dans nos emplois du temps respectifs.

LFB : Sur l’EP, on vogue constamment entre musique électronique parfois brutale et pop contemplative avec toutes les nuances entre les deux. Est-ce que c’est ça la patte Ausstellung ?

Antoine : Ces nuances correspondent à tous les états qu’on peut traverser : on peut prendre beaucoup de plaisir à faire de la musique de club, mais on a aussi des phases beaucoup plus softs. On n’a jamais été des grands clubbers de toute façon ! Les concerts nous ont poussé dans cette direction, car il faut bien adapter sa palette sonore à l’endroit et au moment où l’on joue, on l’a découvert progressivement. Et puis on a décidé d’assumer nos goûts, de les lier (c’est peut-être ça devenir adultes !). Je ne comprenais pas plus jeune comment je pouvais apprécier Rachmaninov et Benny Benassy. Je crois que quand on fait de la musique, comme quand on fait de l’image, du film ou n’importe quelle autre forme d’art, il faut surtout s’attacher à faire ce qu’on aimerait découvrir en tant que spectateur, essayer de faire ce qui nous surprendrait. Il y a quand même un liant sonore nécessaire à la cohérence d’un projet, la patte Ausstellung il me semble que c’est le mélange de synthés analogiques et de textures plus numériques, un mélange chaud/froid si vous voulez !

PA : Tu emploies un mot qui résonne particulièrement chez moi, l’idée de voguer, voyager constamment entre différents genres musicaux et atmosphères. C’est ce qui nous a plu dès le début avec Antoine, de ne pas se limiter aux codes de la musique électronique mais d’explorer plein de choses différentes. On écoute tout aussi bien du Para One, Contrefaçon, Flavien-Michel Berger (désolé pour le jeu de mot), Elli & Jacno, France Gall que Soulwax, et c’est cette richesse qu’on voulait mettre en avant avec Crépuscule.

LFB : Depuis Nous Sommes, on vous entend mettre de plus en plus vos voix en avant (et c’est chouette). Pourquoi ce changement ?

PA : Ça a été effectivement un gros changement artistique pour Ausstellung. Quand nous avons lancé ce projet en 2016, il s’agissait à l’origine d’utiliser ma production de musique électronique personnelle (plus orienté techno) conjointement avec l’univers visuel d’Antoine. Puis à force de faire des concerts, on s’est vite rendu compte que ce qui nous plaisait le plus c’était le champ d’expérimentation qu’offre l’espace scénique. L’utilisation de nos voix en live et du saxophone pour Antoine, ça a été un vrai bouleversement après les différents DJ set et mix qu’on faisait. Il se trouve qu’entre temps on a aussi beaucoup questionné les propos qu’on voulait développer avec ce projet, et la voix nous permettait de compléter pleinement ce qu’on arrivait pas à dire en musique. On a aussi été beaucoup influencé par des groupes commes Salut c’est cool ou Jacques, où on s’est vraiment dit que l’expérimentation était possible et pertinente ! Enfin, c’était aussi un moyen de réinjecter du réel et du vivant, en contraste à des lignes rythmiques et mélodiques directement sorties de nos machines.

Visuel Ausstellung

Antoine : C’est vrai qu’à la base je suis un grand fan des compos de PA, et Ausstellung a commencé à prendre vie quand on a décidé d’être en duo DJ/VJ sur scène. Comment rendre vivant un set électronique est un défi qui nous obsède, ça passe depuis les débuts par la scénographie, les écrans, et on s’est aussi rendu compte qu’on prenait davantage de plaisir en mettant plus les voix et les instruments à l’honneur, un peu comme le ferait un groupe de rock. Le son d’Ausstellung est électronique par nature, mais on n’aime pas tellement l’idée de se retrancher derrière un praticable, d’être dans une trop grande distance avec le public.

LFB : Le Numérique c’est votre thème majeur, du coup j’ai envie de vous demander quel est votre rapport au numérique au quotidien ?

PA : Dans nos vies respectives, le numérique a toujours eu une très grande place. On s’est rencontré dans une école de cinéma d’animation (dans un campus qui s’appelle maintenant “La serre numérique”). Pour ma part, j’ai longtemps travaillé dans des studios de publicité et d’animation (Londres et Paris) avant de me consacrer pleinement à la musique. Mais en ayant ce bagage, cela nous permet de réaliser plein de projets vidéos qui viennent directement compléter notre univers musical.

Antoine : Le numérique, c’est comme les langues d’Esope, on en est à la fois fascinés et assez critiques. On est tous les deux de grands geeks, dans le sens curieux de la technique, des possibilités offertes, que ce soit dans le son, dans l’image mais aussi l’interactivité. Je travaille toujours de mon côté dans les effets visuels pour le cinéma. Du coup le numérique ça a tendance à être 12h par jour, parce qu’on a toujours quelque chose à chercher ou à peaufiner en rentrant chez soi. Ça peut conduire à une certaine saturation par moments, c’était le thème de notre mixtape Hard Drive d’ailleurs. Le numérique, c’est des moyens infinis à la portée de tous, mais ça peut être aussi de longs tunnels traversés en solitaire. Par contre je me sens complètement largué par rapport à la culture internet, aux mèmes, à l’univers du jeu également. Ça crée un décalage, c’est un peu ce dont on a voulu parler dans un morceau comme La fille du minitel. Le minitel, c’est un bon anachronisme numérique pour nous, nous avons grandi avec MSN mais nous ignorons tout de TikTok.

LFB : Quand on vous suit, on a l’impression de découvrir des artistes tout-terrains, loins de se limiter à la musique pure et dure, qu’est-ce que ça vous apporte ?

PA : Je crois que tu touches là précisément ce que l’on voulait faire avec Ausstellung : croiser différentes pratiques artistiques entre musique, art visuel et art numérique. C’est pour nous un terrain de jeu qui nous permet d’expérimenter plein de choses : entre la réalisation de clips, le développement d’installations interactives, la création d’une identité visuelle (affiches, pochette, illustrations) on a vraiment de quoi s’occuper ! C’est aussi un moyen évident de compléter la musique de manière précise avec une direction artistique cohérente, et c’est là où le fait d’être un peu touche à tout est pratique ! Par exemple pour créer nos différents clips, après plusieurs expériences de tournage on sait qu’on est capable de les réaliser et de les truquer. Mais cela serait clairement hors budget si l’on devait faire appel à un studio ou à un réalisateur. Ausstellung ça reste beaucoup du DIY finalement ! Enfin on se dit qu’avec notre bagage technique on peut vraiment explorer des moyens de nous mettre en scène de manière assez surréaliste. Par exemple, d’incruster un minitel à la place de nos têtes sur une vidéo, ça nous amuse pas mal et pourquoi s’en priver ?

Antoine : On aime bien passer d’une activité à l’autre, c’est assez enrichissant, ça permet de côtoyer différents milieux, de découvrir différentes approches.
Il y a deux catégories de gens qui se produisent sur les scènes aujourd’hui il me semble, enfin pas vraiment en ce moment (!), celle des musiciens interprètes “virtuoses”, et celle des artistes plus touche-à-tout, qui ont plutôt une approche globale de leur projet. Pour nous, il s’agit de pouvoir maîtriser l’ensemble, et dans la pratique ça nous paraît aussi bien plus simple à gérer.

LFB : Vous avez la volonté de vous entourer de partenaires locaux, est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

PA : Au tout début, on a commencé avec un suivi du festival Les Nuits Secrètes (en ayant gagné leur tremplin en 2017), puis différents projets de tournages avec la Gare Numérique à Jeumont et une collaboration récente avec le 9-9bis. On travaille de plus en plus avec des associations locales (salut les Piñatas et Mamatus) ainsi que des radios/médias, et récemment avec le réseau Canopé des Hauts-de-France. Et surtout avec notre label TITLE Records situé à Valenciennes, ville qu’on connaît bien suite à nos études. On a beaucoup d’attaches dans cette région, et on sent qu’il y a encore beaucoup de choses à explorer (expositions, vidéo-mapping, concerts immersifs etc..) dans plein d’autres espaces culturels.

LFB : Quels sont vos projets pour la suite (si vous pouvez nous en parler) ?

Antoine : Le retour au monde d’avant nous paraît bien incertain, il y a donc de nouvelles formes artistiques à explorer ou à inventer. C’est à la fois flippant et excitant.

PA : Il est encore très dur de se projeter pour 2021. Mais malgré tout nous avons envie de faire vivre notre EP le plus longtemps possible, sous plusieurs formes différentes. La réalisation d’un nouveau projet vidéo pendant le prochain confinement par exemple ?

LFB : Est-ce que vous avez des coups de cœur à nous partager ?

PA : J’ai écouté le nouvel extrait de l’album à venir de Feu! Chatterton, Monde nouveau très bien !

Antoine : Ah oui j’avais pas encore écouté, effectivement ils nous régalent à nouveau ! Ces derniers temps j’écoute beaucoup Ascendant Vierge, je trouve qu’ils ont compris quelque chose de notre époque, ils surfent à fond sur la vague post-internet, dans un mélange des genres qui n’est pas sans rappeler Sexy Sushi. Et sinon l’EP de P.R2B qui est sorti il y a quelques mois. C’est mon côté France Inter. J’aime beaucoup ses textes, et puis il y a même un peu de saxo !