À la Face B, on avait envie de rendre visible celles et ceux qui accompagnent la musique au quotidien sans jamais être sur scène. Parce que ce sont, avant tout, des passionnés de musique ; et parce que sans eux, vos artistes favoris seraient peut-être encore des inconnus. Deuxième épisode de notre rubrique avec Benjamin Falk, qui nous explique le métier de Data Analyst.
La Face B : Avant de commencer à plonger dans les spécificités de ton métier, est-ce que tu pourrais nous parler un peu de ton parcours musical ? Il y avait de la musique chez toi, qu’est-ce-que tu écoutais en grandissant ?
Benjamin Falk : Mes parents écoutaient plutôt des choses des années 70 et 80, Toto, The Carpenters, Queen… Que j’aimais écouter aussi par ailleurs. J’ai commencé à écouter ma propre musique au lycée lorsque des copains m’ont branché sur la French Touch. Je viens d’une toute petite ville en Alsace, et, à l’époque, c’était un peu le truc cool, Ed Banger, Daft Punk et Phoenix ; toute cette période m’a beaucoup mû. J’ai commencé à développer une passion pour la musique, à en écouter énormément, à en jouer un tout petit peu, mais surtout à aimer en apprendre davantage sur les groupes et leurs inspirations. J’allais beaucoup chez le disquaire, j’achetais Tsugi et lisais tous les articles Wikipedia. C’est très vite devenu une passion presque universitaire de me documenter sur ce que j’écoutais.
Tu as fait quoi comme études, quelle est l’histoire de ton arrivée chez Because ?
J’ai fait une prépa maths sup / maths spé à Paris, c’était ma grande arrivée à Paris lorsque j’avais dix huit ans…
Depuis l’Alsace, donc.
Oui ! Après cette prépa, j’ai fait un double diplôme à HEC en partenariat avec une école qui s’appelle l’ENSAE. C’était une école d’économie, de finances, où on faisait des maths probabilistes très théoriques… Et il y avait donc un deuxième master en même temps à HEC, en management et stratégie d’entreprise.
Travailler dans la musique trottait toujours dans un coin de ma tête, mais je pensais que c’était trop difficile d’accès, et que pour apporter des compétences en maths et en économie, il fallait forcément travailler en major…
Avec Because ça s’est fait très naturellement. J’ai d’abord fait un stage de césure chez eux où je travaillais à la fabrication. J’ai adoré les équipes, et j’étais déjà fan des artistes sur le label… Puis à la fin de mes études à HEC, j’ai rencontré le chef du digital pour rédiger mon mémoire, et on a super bien accroché. Puis le poste s’est ouvert… Et voilà.
Tu es data analyst chez Because depuis 2019. Comment tu expliquerais ton travail à un inconnu ?
Il y a deux trois grosses parties. La première consiste à analyser nos données de vente et d’audience en amont des sorties pour les préparer le mieux possible. Comprendre, pour aider les gens du marketing, de la promo, de l’international, à quel public peut s’adresser une sortie, comment on pourrait lui parler. Quels efforts il y aura à faire pour atteindre les objectifs de l’artiste ; parce qu’on réalise toujours ce travail dans une logique d’accompagnement. Ça n’est jamais la data qui dicte un plan marketing, elle donne uniquement des infos pour raffiner et préciser.
En aval des sorties, on essaye de comprendre dans quels territoires ça fonctionne, comment on se compare par rapport à d’autres projets similaires, par rapport aux sorties précédentes. Tout ça permet d’aiguiller les différentes équipes sur les endroits qui fonctionnent bien, ceux qui fonctionnent moins. Parfois, les données peuvent aussi aider à identifier des focus tracks. C’est-à-dire qu’une fois que l’album est sorti, on regarde les titres qui marchent le mieux afin de, peut-être, faire un choix éclairé sur les prochains singles de l’album à travailler en promo.
La dernière partie du travail est vraiment orientée business. On analyse les données à l’échelle du label et du marché pour donner des informations pertinentes au management sur la performance du label, notre top artistes, notre top titres, nos évolutions de la semaine. On essaye de comprendre aussi pour chaque plateforme (Spotify, Apple Music, YouTube, Deezer, Amazon etc…), comment évoluent nos écoutes, et à quoi ces évolutions sont liées.
Est-ce que c’est essentiel de bien comprendre et écouter la musique dont tu analyses les données ?
Mon travail d’analyste est très lié à la musique, c’est une chance. Si tu n’as pas un recul fort sur la carrière de ton artiste, le propos qu’elle ou il veut avoir, la direction artistique qu’il ou elle veut emprunter et suivre pour les albums à venir, c’est presque impossible de donner des informations intelligibles et actionnables. Tu ne peux pas bien analyser les données si tu ne sais pas de quel projet on parle.
Tu pourrais nous donner un cas concret ?
On pourrait parler du cas de Parcels. C’est un groupe australien venu sur le devant de la scène notamment parce que Daft Punk avait produit un de leurs titres. Le premier album était très indie funk avec des composantes électro. Puis ils ont beaucoup évolué sur le deuxième album avec des choses plus orchestrales, des timbres plus riches. Dans ce cas précis, il est essentiel d’écouter l’album en amont, de comprendre le changement qu’il représente dans la carrière du groupe, avec plus d’instruments, de production. Parce que ça t’aide à comprendre que l’audience du premier album, qui était drivée par des titres très pop, pourra avoir besoin d’un discours clair pour comprendre que cet album a été produit avec des nouvelles envies…
Par la suite, il ont sorti un album live qui est pratiquement un set EDM, enregistré en club (Live Vol.2). Là encore, savoir que c’est un album qui peut s’écouter en s’allongeant ou en dansant dans le noir, ça change complètement l’environnement dans lequel on va analyser les données.
Est-ce que tu arrives aussi à déconnecter ton analyse de l’écoute pour ton propre plaisir ?
Oui, bien sûr ! De temps en temps, surtout dans des conditions d’écoute un peu sociales, quand des copains me font écouter de la musique, ça me fait penser à des choses et je le dis, mais quand j’ai une écoute seul, ce ne sont pas des réflexes.
J’ai l’impression que ça doit être une tentation d’écouter de la musique en jouant un peu au sociologue amateur, en disant aux copains « écoute, ta musique pour bobo blanc »…
(Rires) Non pas du tout ! Parfois il m’arrive de me dire que tel titre ressemble beaucoup à tel autre qui a cartonné au Mexique, mais ça ne guide pas du tout mon écoute.
Il y a plein de types de données que tu incorpores à ton analyse. On a parlé d’informations sur la sortie, de données liées au label, quel type de données existent ?
Il y a des données de vente, qui sont aujourd’hui essentiellement liées au streaming, sur toutes les différentes plateformes. Pour chaque titre, on sait le nombre de streams qu’on a fait par territoire, mais aussi la source de stream, c’est à dire, si les auditeurs ont lancé la lecture depuis leur bibliothèque, depuis une playlist, en cherchant le nom de l’artiste, depuis une playlist algorithmique (flow ou radio)… Il y a aussi des données de consommation qui concernent les réseaux sociaux : combien de créations et de vues sont faites avec nos titres sur Facebook, Instagram, TikTok etc. Ça nous aide à comprendre l’engagement du public.
Tout ça est lié aux métadonnées, qui sont ajoutées à chaque titre et comprennent des informations sur l’artiste, l’auteur/compositeur, le tempo, et aussi sur le mood du titre. Cette dernière information est particulièrement importante d’ailleurs parce qu’elle donne des indications aux plateformes de streaming, qui aiment à pousser leurs propres playlists, notamment des playlists basées sur le mood. Ça facilite aussi un peu le travail de la synchronisation (qui s’occupe de placer les titres dans des productions audiovisuelles films, séries, documentaires, NDLR).
En regardant ce métier de loin, on pourrait se dire que l’analyse de data c’est une manière de prévoir le réel, et de le contraindre uniquement à ce qui va marcher. Est-ce que c’est un discours que tu as beaucoup entendu ? Tu en penses quoi ?
Je pense que ça dépend beaucoup des secteurs, en l’occurrence, dans la musique, le succès ne s’explique pas toujours. Il y a trop de facteurs exogènes… L’exemple parfait, c’est ce type qui boit du jus de cranberry sur son skate en écoutant Fleetwood Mac (l’Américain Nathan Apodaca en 2020, qui avait fait le buzz et relancé l’écoute de Fleetwood Mac du même coup NDLR). Ça ne s’explique pas, ce n’est pas quelque chose que tu peux prévoir par la donnée.
L’idée d’avoir un département data puissant et réactif, c’est surtout de pouvoir identifier toutes ces tendances, et d’avoir un maximum de clés pour pouvoir réagir à ce qu’il se passe.
Est-ce que ce sont des choses utilisées à la signature d’artiste ? Est-ce-qu’on fait de la signature basée sur des données ou est-ce qu’on fait toujours des signatures intuitives ?
Je crois qu’il y a un grand mythe autour de ça. Depuis toujours, lorsque les directeurs artistiques ont découvert des artistes et ont voulu les signer, ils ont réfléchi aux ventes qu’ils pourraient représenter, aux efforts qu’il leur faudrait mettre en place…
Les signatures qu’on fait chez Because en tout cas ne se font jamais sur la base de la croissance TikTok sur les trois derniers mois. Ce sont des données qu’on regarde pour les avoir en tête, mais elles sont toujours guidées par le son, par une volonté artistique, par une ligne de label…
La data, c’est uniquement un accompagnement. Lorsque l’on va signer un artiste, on peut nous demander de faire un état des lieux, de donner notre idée sur le public auquel il s’adresse. Il arrive que l’on écoute un ou une artiste en se disant qu’il s’agit d’une musique qui parlera à des jeunes trentenaires qui aiment la musique francophone, sans savoir que pour une raison obscure, elle concerne aussi une énorme audience au Canada ou au Mexique. Le savoir donne beaucoup d’idées, ça permet aux gens de mieux savoir de quoi ils parlent.
Est-ce que c’était important pour toi de travailler chez un label indépendant comme Because plutôt que chez une major ? (Sony, Universal, Warner, qui possèdent à eux seuls 75% des revenus mondiaux liés à la musique NDLR)
Pour moi c’était plutôt une question d’affinités avec les artistes. J’ai toujours été fan du catalogue de Because. Et depuis que je suis arrivé en 2019, on a signé plein d’artistes que j’adore. C’était aussi une question d’impact possible à mon échelle… Je sais que si j’ai une idée pour le label, je peux aller en parler à mon boss, la pro-activité est encouragée, et c’est très important pour moi.
Est-ce que tu te vois faire ton travail longtemps ?
Récemment, j’ai pris en responsabilité. J’ai une équipe maintenant. Et j’aime beaucoup aiguiller mon équipe, travailler avec eux, produire des choses… Je sens aussi que c’est un travail qui a beaucoup de valeur ajoutée pour les artistes et le label, en nous permettant aussi d’être plus fort en négociation avec les plateformes, et, tant que je me sens utile, oui je veux bien continuer à faire ça…
Le mot de la fin : tu écoutes quoi en ce moment ?
J’ai beaucoup aimé le dernier album de Jamie XX. L’album de Floating Points aussi, Cascade… Également le dernier album de Pond. En ce moment j’écoute aussi beaucoup Phoenix. J’écoute enfin énormément le dernier album de Justice, qu’on a sorti et que j’adore.
Merci au MaMA et à Margaux Charmel d’avoir rendu cette interview possible !