À quelques jours de la sortie de son nouvel album Watt, nous avons eu le plaisir d’échanger longuement avec Bertrand Belin dans les locaux parisiens de son label Cinq7. Écriture, process créatif, abscisse et ordonnée, pendulation morale, lyrisme, capitalisme, qui de l’œuf ou la poule ? Un entretien passionnant sur la musique et sur la vie qu’on est heureux de vous partager !

La Face B : Comment ça va ?
Bertrand Belin : Merci, ça va bien. Je suis toujours dans un état d’excitation. En tout cas, une sorte de fébrilité excitée à l’aube de sortir un nouveau disque. Fébrilité qui a à voir avec le désir. J’ai hâte d’y être.
La Face B : C’est plutôt bon signe.
Bertrand Belin : Oui, c’est tout le temps comme ça. Je ne vois pas le coup venir mais quand on se rapproche de la date de sortie, le corps entre en vibration.
La Face B : Ça fait combien de temps que tu travailles sur cet album ?
Bertrand Belin : C’est difficile d’avoir des repères fixes parce que ça commence toujours de façon un peu discrète, un peu à mon insu. Je prends quelques notes, j’enregistre quelques trucs. Je n’ai pas encore compris que je commençais un album. L’album commence une fois que j’ai fait 2-3 chansons quand même, je dirais. Là, ça me donne un territoire, une cartographie à investir. Et là, je peux commencer vraiment à travailler comme si je travaillais sur un album, dont je perçois un peu les contours comme idéal, formel. Mais bon, en gros, c’est depuis octobre, il y a un an.
La Face B : Et ces contours, ce fil rouge, c’était plutôt quoi ? Qu’est-ce qui t’a guidé ?
Bertrand Belin : Ce ne sont pas tellement des sujets. Je fais les choses de façon assez instinctive, sans trop de plans, sans trop de réflexions préalables. Je me lance, je fais de la musique, je fais confiance au surgissement. Et puis après je fais mon jardinage dans ce qui a surgi. Donc je ne dirais pas que je suis un auteur, un compositeur de chansons omniscient qui sait ce qu’il fait. Je m’adapte aux formes qui surgissent devant moi, que j’arrive à faire surgir parce que je suis musicien, que ça fait quelques années que je pratique la musique.
Donc ce qui dessine ce territoire, c’est ce devant quoi je vais être posé une fois que j’ai composé deux, trois chansons qui sont venues de façon très instinctive, à la recherche de mon propre plaisir quand je le fais. Et puis là, il y a des lignes qui se définissent, une température, une atmosphère, un ton. Mais bon, les chanteuses, les chanteurs, les autrices, les auteurs ont de toute façon un genre de ton en eux-mêmes qui se retrouve de disque en disque. Donc on a affaire à quelque chose qu’on reconnaît, puis c’est ce qu’on reconnaît qu’on essaye de transformer de façon à aller ou à côté ou un peu plus loin.

La Face B : J’ai eu le sentiment quand même à l’écoute du disque qu’il y avait quelque chose autour de la solitude. La solitude voulue, assumée ou subie, la sienne, celle des autres. La solitude qui peut construire, qui forge, mais qui parfois aussi peut détruire. Et je trouvais que c’était une idée qu’on retrouve dans tes livres aussi. Je me demandais ce que ce sujet-là pouvait représenter.
Bertrand Belin : Cette histoire de solitude, c’est vrai. En fin de compte, il y a toujours une certaine intimité dans mes chansons, un rapport comme ça. La solitude ou l’individu. C’est-à-dire il y a le groupe, on est un groupe humain, il y a des communautés humaines, il y a des nations, il y a toutes sortes de choses. Mais tout ça est composé d’individus quand même. L’individualité en dehors du champ de la perspective capitaliste de l’exploitation de l’individu.
Il y a une solitude qui est une solitude humaine, qui n’est pas une solitude dramatique. C’est simplement un fait humain qu’à un moment donné on est face à soi et on est amené à porter des réflexions, à faire des choix en fonction des autres mais dans un fort intérieur. C’est cette géographie intime, c’est cette place en soi dédiée à son rapport aux autres qu’on questionne dans la solitude. Et ce disque il parle de ça, il parle de ça beaucoup même.
À la fois parce que je suis ma pente naturelle assoiffée de concorde, surtout de plus en plus dans les soubresauts du monde. Même si je ne doute pas qu’il a toujours été compliqué ce monde. Je suis à l’écoute de mes démangeaisons et de mes idéaux aussi. C’est de ça dont parle le disque. Mais ce n’est pas tellement pour exposer ce que je suis, c’est pour exposer ce que je pense que nous sommes tous en fait et qu’il serait bon parfois de regarder un petit peu par là pour regagner un peu d’humilité et un peu d’accueil.
La Face B : Je trouve justement que tu as une manière bien à toi d’envisager les choses et le monde, d’observer, de regarder. Je trouve qu’il y a de la lucidité, il y a un côté hyper rationnel.
Bertrand Belin : Oui, c’est vrai.
La Face B : Un détachement pour percevoir finalement toutes les dimensions des choses ou des émotions, des situations. Je trouve que tu prends beaucoup de recul en fait. Tu opposes bien souvent quand tu parles de quelque chose, un mot puis un autre. Comédie, drame, astre, désastre, bien, mal. Et je me demandais d’où ça venait cette façon d’appréhender les choses dans leur globalité, de prendre du recul ?
Bertrand Belin : Ah d’où ça me vient ? Je ne sais pas, je pense que ça vient de la réflexion, je ne sais pas si on a tous un peu ce moteur-là en nous, c’est-à-dire d’une pendulation morale qui nous aide à comprendre le monde, essayer de faire un bon chemin, disons, ne nuisant pas trop. Mais je pense que ça vient quand même des interrogations très anciennes de l’enfance, du contexte dans lequel j’étais plongé enfant et adolescent, qui m’a sûrement conduit à commencer assez tôt à réfléchir à ces questions-là, à la question de l’emploi qu’on peut faire de nos vies. Est-ce qu’on a des choix ? Est-ce qu’on peut agir vraiment ? Ces questions qui sont sûrement trop grandes pour un enfant ou pour un adolescent et qui sont encore trop grandes pour moi d’ailleurs, puisque c’est difficile de répondre à ces questions-là.
Mais enfin, oui, essayer de comprendre sa présence. Je pense que ça vient de ça. Ça vient de promenades, d’échappées nécessaires ou parfois forcées que j’ai eues souvent, adolescent, de devoir partir dans mon coin, m’échapper pour échapper à des choses néfastes. Et dans cette distance, réfléchir à… Comment revenir dans ce théâtre de violence ? Comment en sortir ? Mais avec la fatalité de devoir y séjourner quand même, parce que quand on est enfant, on doit séjourner dans un groupe familial. C’est quelque chose qu’on prend pour une fatalité quand on est enfant, et qui est dans une certaine mesure, en est une quand on est enfant. Donc peut-être que ça vient de là, mais ça c’est refaire le match a posteriori, je ne pourrais pas affirmer que c’est le cas. Après ce sont des questions dont s’emparent la plupart des gens qui se piquent de créer ou d’écrire.
La Face B : Et justement, moi je trouve que dans tout ce que tu écris, composes, il y a une perpétuelle recherche de sens en fait. Le sens des choses, le sens de la vie, pourquoi on est là, pourquoi on fait ci, pourquoi on fait ça.
Bertrand Belin : Oui c’est vrai.
La Face B : Est-ce que c’est ça la verticalité ?
Bertrand Belin : C’est plutôt abscisse et ordonnée, horizontalité et verticalité. Et avec ça, on peut construire un diagramme. En fait, c’est simple, c’est une vision. Ce n’est pas une vision scientifique, c’est juste un outil, un compass pour appréhender un phénomène, un ensemble. Je suis proche d’une ligne de démarcation, qui est une ligne de symétrie ou un miroir. Quelque chose qui a à voir avec une pendulation. C’est vrai que la verticalité, l’horizontalité, bien, mal, la chose et son contraire… la cohabitation des contraires, parce qu’on est plongé là-dedans, en fait, y compris dans les impulsions, dans les pulsions de vie, même dans les pulsions de mort. On est appelé à faire cohabiter en soi. Il y a comme une pendulation, quand même.
Ça va tellement vite qu’on a l’impression que c’est immobile, que notre boussole morale a une aiguille qui est toujours pointée dans le bon sens. Mais on traverse des zones de turbulences, on est pris dans des contradictions, il faut réfléchir, et réfléchir c’est penduler en fait. Donc c’est goûter au contraire, c’est pareil pour un argumentaire, si quelqu’un n’est pas d’accord avec soi, il faut essayer de comprendre ce qu’il pense. Donc ça veut dire faire l’expérience en soi de quelque chose qui nous est contraire, a priori d’un point de vue moral. Il me semble que c’est le sport de l’humain. Et voilà, donc moi j’en suis qu’à constater ces mouvements. Je ne suis pas un solutionneur, mais je suis honnête avec l’incertitude quand même.

La Face B : Dans tes livres, je trouve que dans ta façon d’écrire il y a beaucoup de références marines, aquatiques, mais moins dans tes chansons. Pourquoi ?
Bertrand Belin : Je pense que les livres, dans la logique de l’écriture, dans la politique de l’écriture, les durées et les géographies ne sont pas les mêmes que dans la chanson parce qu’on a une liberté de longueur, de format, d’expression. D’abord, on peut développer. Et puis, c’est aussi que l’enfance et l’adolescence constituent pour la plupart des gens une sorte de réservoir sensoriel quand même. Et selon l’endroit où ils ont poussé, je pense que ce contexte-là, cette mise en scène, c’est la mise en scène, c’est le décor de l’opéra qu’on se raconte. Il est de la ville, la montagne, la plaine, la campagne, etc.
Là où on est allé chercher des réponses dans le paysage, parce qu’on fait ça quand on est enfant, on cherche des réponses dans le paysage aussi, ou toutes sortes de choses qui nous nourrissent à travers le paysage. Retrouver du calme, faire un terrain de cross, se confronter aux interdits. Puis moi, c’était le théâtre maritime. J’ai grandi au bord de la mer. Je pense que la réponse est aussi simple que ça, même si je fais une longue réponse. Mais voilà, c’est mon paysage intérieur historique.
La Face B : Tout à l’heure, tu disais que finalement, tu ne savais jamais vraiment quand est-ce que tu commençais à travailler sur un nouvel album, que c’était très instinctif. Je me demandais comment tu concilies tes différents travaux d’écriture entre un livre, entre des chansons. Est-ce que tu scindes un peu les choses ou est-ce que tout est un peu finalement mélangé ?
Bertrand Belin : Je ne me suis pas inventé une position, une identité d’écrivain et une identité de chanteur qui s’imposerait comme des territoires avec des différences quant aux méthodes, aux sujets. Je n’ai pas du tout de cloisonnement comme ça. C’est le même moteur qui tourne, c’est la même mécanique qui tourne, mais seulement le média lui-même apporte sa propre autonomie, sa propre vie, ses propres demandes. Donc ça m’engage dans des résultats différents, mais je ne cherche pas à me mettre dans des états différents. C’est pareil, je suis à l’écoute en fin de compte de ce qui me taraude ou m’enthousiasme.
Et d’un point de vue purement factuel, temporel, dans le camion, en tournée, dans les loges, à l’hôtel, j’écris jamais trop de chansons. Les chansons, c’est tous les jours, je prends une note par-ci, par-là, j’ai un panier, je remplis un panier toute ma vie, depuis très longtemps, je remplis des paniers… je fais de la cueillette quoi. Et puis quand je fais un album je vois la spontanéité apportée par la musique que je suis en train d’enregistrer parce que j’écris pas un texte de chanson sur une page.
Je fais d’abord de la musique puis ensuite dans la musique je fais un peu comme un archéologue qui découvre que dans la musique, il y avait ces paroles-là qu’il fallait juste gratter autour et puis que ça apparaît. Parce que la musique, je l’écoute, j’y suis sensible, elle m’évoque des choses, elle répond, elle a des correspondances lexicales en langue articulée qui se trouvent dans la mélodie, toutes sortes de rapports comme ça qui sont très difficiles à préciser plus que ça, parce que c’est une magie la musique quand même. Ça, ça demeure, quoi.
La Face B : Pour revenir à Watt, je l’ai écouté d’une traite l’album une première fois, puis ensuite j’y suis revenue plein de fois. Mais à l’issue de la toute première écoute, j’ai été frappée finalement par l’évolution des morceaux. Je trouve que c’est un voyage où on commence plutôt par des sonorités de synthé, il y a beaucoup de vagues de synthé comme ça, et puis… Il y a des sonorités plus organiques qui s’introduisent. et finalement je trouve qu’à la fin, alors qu’au début on est plus sur des sonorités électro, le synthé, etc., à la fin on est plus finalement sur de l’organique, sur des instruments chaleureux, des cordes, etc. Et je me demandais si c’était annonciateur de quelque chose, d’un virage musical ?
Bertrand Belin : Oui, oui, je pense que ça témoigne d’un désir. Je ne sais pas si ça annonce un changement, mais c’est en soi une petite vacance. Après bon, quand on écoute l’album, très vite, il y a tel qu’en moi-même, la chanson qui arrive en 4-5ème position, qui est assez acoustique quand même, où il n’y a pas beaucoup de synthé, sur la guitare, des cordes, c’est assez tôt dans le disque.
La Face B : C’est très jazzy pour le coup.
Bertrand Belin : Oui, c’est vraiment une chanson d’un genre emprunté à Cole Porter ou aux grands compositeurs des romances, des ballades de jazz des années 50-60, ou même un peu antérieures. Quand je fais un nouveau disque, je dois me trouver devant des choses qui me rafraîchissent, qui me donnent l’impression de ne pas faire du sur place.
D’abord, dans ce disque, il y a de la batterie. Il n’y en avait pas dans le précédent, c’était des beats électroniques. Dans cet album, il y a des cordes que je n’ai jamais eues dans mes disques jusqu’à présent, à part quelques violons que je jouais moi-même. Parce que dans ce disque, certaines chansons avaient un certain lyrisme qu’il fallait quand même un peu tenir en bride, mais aussi assumer leur générosité simple, qu’elles se donnent comme ça, avec une ampleur que les cordes acoustiques peuvent vraiment apporter, même si je me méfie toujours un petit peu des effets de remplissage.
C’est vrai que retrouver quelque chose de non pasteurisé, qui a vraiment envahi la production de la pop musique contemporaine, je m’en suis approché un peu avec Tambour Vision. Il faut avoir un certain talent que je n’ai peut-être pas. Avec Thibaut Frisoni, on peut faire des merveilles. Il y a des tas d’exemples. Maîtriser la rigidité des machines, amener avec la rigidité des machines à créer des univers musicaux qui restituent quand même une certaine idée du monde contemporain. Ce n’est pas absurde, c’est même logique.
Mais lequel fabrique lequel ? Comment ça se regarde ? Qui de l’œuf ou de la poule ? Ça c’est une question aussi qui m’a toujours taraudé. Et là, j’ai le sentiment que revenir à des instruments réhumanisés un petit peu, peut-être, avec des scories, avec des approximations, mais aussi avec parfois du surgissement de magie que seul un cerveau peut produire, c’est-à-dire des drôles d’idées qui s’assument et se transmettent à travers la pratique d’un instrument. Moi, je joue de la guitare tous les jours. J’ai besoin vraiment de ça, d’être face à une myriade de petits accidents que suppose la pratique d’un instrument.
La Face B : C’est ce qui fait la beauté aussi.
Bertrand Belin : Oui, voilà. Alors quand on joue du synthé, quand on pratique ça et qu’on a cette conscience, on peut quand même rendre les choses assez vivantes. Mais finalement je crois que je fais beaucoup d’efforts pour me séparer d’une dimension lyrique que j’ai en moi, peut-être par pudeur ou parce que le lyrisme est depuis un siècle et demi sous suspicion. Moi, ça m’intéresse, c’est des questions de critique d’art, de critique littéraire. Je m’intéresse aussi beaucoup à la poésie et son chemin ces 150 dernières années.
De quoi le monde a besoin aujourd’hui ? Comment en parler ? Avec lyrisme ? En empruntant le discours et les méthodes du langage informationnel pour se faire entendre ? Comment parler ? Ça, c’est une question. Et c’est sûrement pas une question… dont on devrait s’embarrasser quand on est chanteur ou chanteuse parce que sûrement, je ne sais pas ce que les gens attendent. Moi, quand j’écoute une chanson, c’est sans attente particulière. C’est difficile de savoir de quoi les gens ont besoin. Moi, je suis auteur de chansons, mais je suis aussi un mélomane et aussi un auditeur. Je reconnais que je ne sais pas pourquoi j’aime telle ou telle chose. Ce n’est pas si facile.
La Face B : Est-ce que tu as un morceau préféré dans l’album ?
Bertrand Belin : Moi, j’aime beaucoup Tel qu’en moi-même. Parce que son tempo, alors c’est pas avec des morceaux comme ça qu’on peut aller faire le tour de France des salles de concert parce que les dynamiques, l’énergie, les machins.. On a besoin d’énergie aussi et de pulsation et de vitesse. Mais moi, je trouve qu’il y a beaucoup d’énergie et de sens dans cette chanson. J’aime la souplesse avec laquelle elle se déploie, ce qu’elle offre comme plaisir harmonique quand elle change d’accord. C’est plein de moments qui s’enchaînent où on dit « Ah, on est bien là-dedans, comme dans un oreiller confortable. ». Mais je ne fais pas de la musique pour être dans un oreiller confortable. C’est pour ça que le sujet de la chanson est plus dramatique qu’il n’y paraît.
Et puis parce que je me suis amusé à faire un petit solo de guitare jazz à la fin, que je n’avais jamais fait dans mes disques jusqu’à présent. Mais comme j’écoute beaucoup de jazz et que je pratique beaucoup la guitare jazz ces dernières années, dans mon intimité, dans ma vie privée. Tous ces plaisirs que j’ai à l’écoute des compositeurs, que ce soit musique d’ailleurs orchestrale, moderne, contemporaine, ou le jazz, ou parfois les musiques expérimentales, il y a des situations musicales extrêmement nourricières, parfois un peu complexes mais auxquelles on s’habitue assez vite finalement quand on les écoute deux fois et qui nous donne un plaisir très grand.
Et ça, ça n’existe plus dans la pop. Ça n’existe pas beaucoup dans la pop-musique. Et c’est dommage parce que c’est quand même délectable, je trouve. Et ça, très modestement, faire des emprunts à ces richesses musicales que j’ai étudiées. J’ai étudié le jazz, j’ai fait une école de jazz il y a une trentaine d’années maintenant. J’ai étudié tout ça, c’est resté très obscur pour moi pendant longtemps mais je m’y suis toujours intéressé. Et ça continue de me passionner.
Philippe Katerine, dans ses derniers disques, il s’intéresse à travers la musique du début du 20ème siècle, de Fauré, etc., où il y a des complications harmoniques très généreuses, enfin des complications, des sophistications plutôt. Mais aussi au jazz. Dans sa musique, il y a un tropisme brésilien au départ, la bossa nova, etc. où il y avait déjà des richesses harmoniques très fréquentes dans ses premiers disques à travers des chansons qui se présentent assez simplement mais qui sont harmoniquement super bien construites. Donc voilà, moi j’aime ça par exemple.
La Face B : Pluie de data, je trouve que c’est quand même un peu un point d’orgue de cet album. Il y a plein de choses dedans. Vision du monde, le sens du monde, l’humanité, tout ce dont on parlait un petit peu avant. Et l’idée qu’on retrouve aussi dans tes livres, l’idée du rapport de force, de la domination, la recherche de tout ça.
Bertrand Belin : Oui, bien sûr.
La Face B : Tu dépeins finalement une vision assez sombre, mais il y a quand même une petite lueur d’espoir. J’ai trouvé la chanson très équilibrée.
Bertrand Belin : C’est très important, il faut faire attention. Il y a un équilibrage, quelque chose à tenir, une ligne à tenir. Il ne s’agit pas de noircir le tableau, il s’agit de dire brutalement des vérités de façon la plus simple possible. Les gens pendent les gens. C’est comme ça. Le cajolement, rassurer les gens, leur dire que tout va bien, ça c’est le langage des grandes industries capitalistes. Venez comme vous voulez, venez comme vous êtes, tout le monde est content, tout le monde vient, on vit dans un monde sans danger. Ce discours-là, c’est le discours des grandes machines de guerre industrielles. C’est quand même un paradoxe vraiment étonnant.
Il ne s’agit pas d’être toujours du côté des choses qui fâchent, mais après tout, dans cette profusion de discours, je sais que le mien est tout petit, anecdotique, dans un méandre quelque part. Tant pis si c’est une déploration, parce que c’est un chant en fait. Et un chant, ce n’est pas comme un discours, pas tout à fait la même chose. Un chant, on ne se l’approprie pas comme un discours. C’est presque un chant commun. Ça a une vocation à être un chant commun, en fait. C’est un chant à plusieurs bouches, notre chant en fait. C’est difficile à expliquer vraiment, mais c’est comme ça que je le sens. Il ne s’agit pas de mon discours sur le monde, c’est aussi une somme de choses ahurissantes. Ce qu’on est capable de faire, c’est ahurissant quand même.
La Face B : Le meilleur comme le pire.
Bertrand Belin : Ah oui, bien sûr. Et oui, c’est vrai. Alors, il est vrai que les choses les meilleures semblent quand même provenir d’impulsions assez individuelles. Dans le champ de la vie quotidienne, l’entraide, la bienveillance existent, la concorde existe, elle existe dans les faits. Mais dès qu’on monte le cercle communicationnel de l’info, de la prise du pouls du monde, on a l’impression que ça n’existe plus. Et pourtant, il y a de la bonté sur cette planète. Ça c’est sûr.
Donc à un moment donné, il y a quand même une espèce de délire. Il y a un délire qui est produit par le pouvoir, je suppose, un délire de s’inventer des histoires à dormir debout, à faire peur. Pourquoi est-ce que les gens qui ont tant de pouvoir n’auraient pas eux-mêmes très peur et ne seraient pas en train de nous raconter des paranoïas, des trucs pathologiques ? On a l’impression qu’il y a une pathologie quand même.
La Face B : En termes de pathologie, il suffit d’observer ce qui se passe dans le monde.
Bertrand Belin : Il me semble qu’il y a un lien entre une espèce de dérèglement cognitif, de distorsion cognitive. Plus on monte l’échelle du pouvoir, plus on a une vision du monde que personne d’autre ne peut avoir. On ne peut pas partager la vision du monde de quelqu’un qui est aux affaires du pays. Quand toi, tu portes des planches pour aller construire une maison, ou quand tu gardes des enfants, ou quand tu soignes quelqu’un à l’hôpital, tu ne peux pas avoir la même vision du monde. Cette vision n’est pas partagée, donc le diagnostic qui est fait sur le monde ne peut pas être cohérent, ne peut pas être partagé. Donc on vit séparément, en fait. Ça, c’est grave.
La Face B : Une dernière question. Je voulais savoir comment tu t’abordais la tournée qui va démarrer bientôt. Est-ce que tu y penses déjà un peu ?
Bertrand Belin : J’y pense surtout à travers l’impatience que j’éprouve d’y être. Puis après, je n’ai pas énormément de choses à imaginer, à préparer parce que je ne suis pas quelqu’un qui fait des shows à l’américaine comme Beyoncé. Je n’ai pas besoin de réfléchir à des décors, à des costumes, à des danseurs et à toute sorte de mise en scène. Je suis un musicien, je vais me concentrer sur la musique.
Thibaut Frisoni avec qui j’ai fait l’album s’empare aussi de la responsabilité de distribuer tout ça aux musiciens et préparer un petit peu le terrain. Et moi je vais arriver comme chanteur de cet ensemble et faire mes propres réglages. On va travailler avec un petit peu de lumière, de scénographie bien sûr. Mais je ne dirais pas que je suis tellement compétent dans ce domaine. Moi je vais me concentrer sur la musique et ce que j’ai à raconter. Se préparer à une tournée d’un an et demi en tourbus. Je vais me préparer, histoire d’avoir beaucoup d’énergie à mettre en œuvre dans cette aventure.
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