Parmi les têtes pensantes de la techno, Boys Noize est certainement l’un des producteurs et DJs qui pousse le plus le genre dans ses retranchements. Connu pour ses bangers survoltés, le DJ berlinois a profité des périodes calmes de ces dernières années pour creuser un peu plus sa créativité. Le résultat de ces expérimentations démentes est sorti fin septembre : +/- est sans doute son album le plus novateur, le plus perturbant, le plus fou… On a parlé de tout cela avec lui à l’occasion de cette release.
La Face B : Première question importante : Comment doit-on prononcer le nom de ce nouvel album « +/- » ? « More or Less » ?
Boys Noize : Je dirais Polarity personnellement.
La Face B : C’était quoi la vie de Boys Noize durant le confinement ? Qu’as-tu fait pendant ce temps ?
Boys Noize : Physiquement, mon train de vie était extrêmement calme. Emotionnellement, c’était un peu les montagnes russes, c’était la première fois que je ne jouais pas en set pendant autant de temps, si tu me connais tu sais que je joue sans arrêt autour du monde depuis que j’ai 16 ans. Parfois je parle avec des gens qui me disent « ça va c’était cool au final ! », moi je réponds toujours « Mec, je voulais juste jouer ! » (Rires). J’ai quand même réussi à rester assez actif avec quelques releases qui dataient d’avant le confinement. Je suis passé à Los Angeles comme je le fais chaque année pendant deux ou trois mois pour travailler avec des artistes. Abra par exemple, pour son nouvel album.
Je dirais que la première moitié du confinement a été assez cool, j’ai sorti Girl Crush en février 2020, je voulais même initialement sortir Polarity en 2019, il était déjà prêt, mais ça a été décalé à cause de mes collaborations avec A$AP Rocky, Frank Ocean, Francis And The Lights… Au final, quand le confinement est arrivé et que j’ai découvert Twitch, je me suis dis que je devais essayer. C’est comme ça que l’album Strictly Bvnker est sorti.
LFB : Tu peux nous parler un peu plus de cette première expérience avec Twitch ?
Boys Noize : J’ai vraiment kiffé l’expérience parce que je savais que les gens qui me regardaient étaient là parce qu’ils avaient réellement envie. Ce n’est pas comme un festival où les gens ne te connaissent pas forcément, là ils étaient entre 50 et 100, ils me connaissaient vraiment bien. Je pouvais parler plus en profondeur avec eux. De base, je suis du genre à lancer un live Instagram sans me soucier de si moi ou mon studio ont l’air cool, j’aime juste le direct.
Du coup, pendant une journée, je faisais un morceau, le lendemain je l’arrangeais… En deux semaines je me suis retrouvé avec 20 nouveaux tracks, on en a pris six et on l’a sorti le jour d’après. J’en ai pris volontairement peu parce que je ne voulais pas que ce soit un album mais plus un genre d’EP. J’ai mis le projet sur Bandcamp lors d’un Bandcamp Friday. Quand j’y pense, Strictly Bvnker est tellement opposé à Polarity, je trouve ça trop bien. En plus j’ai fait tout ça sur un laptop qui a complètement buggé, bref c’était n’importe quoi ! (Rires)
LFB : Concernant Polarity, comment as-tu réussi à puiser ton inspiration pendant le confinement ?
Boys Noize : Le premier morceau qui m’a donné envie de faire un nouvel album, c’est Greenpoint. Juste après, j’ai fait mon remix de Randy pour Justice. J’avais loué un studio à Brooklyn, je m’amusais avec mes modulaires, j’essayais de concevoir mes propres synthés, mes propres séquenceurs. C’est la magie des modulaires, tu n’utilises pas un instrument : tu construis un instrument. Bref, j’avais fini mon remix, j’avais encore un jour de disponible dans ce studio, j’ai touché un peu à toutes ces machines et j’ai réussi à créer un son… Que je n’avais jamais entendu en fait, sérieusement. Pourtant, chez moi à Berlin, je suis toujours à la recherche de nouveaux plug-ins, de nouveaux sons, mais ça je n’avais jamais entendu !
J’ai été super inspiré, j’ai fait pas mal de boucles que t’entends dans Greenpoint et quelques autres morceaux. J’ai acheté d’autres modulaires pour mon studio chez moi, puis j’ai fait l’instrumentale de Girl Crush. Je trouvais ça fou, je n’ai aucune idée de comment j’ai réussi à faire ça. C’était à la fois industriel mais un peu funky, c’est aussi l’idée de cet album, aller chercher des sons durs de la techno pour écrire un genre de ballade.
J’ai aussi été inspiré lors de mes sessions studio avec Abra, je suis un gros fan d’elle. C’est une fille d’Atlanta qui fait de la lo-fi house, ça sonne complètement dingue sur le papier. On a fait Affection à deux, la manière dont j’ai utilisé les vocals sur ce morceau m’a vraiment inspiré pour d’autres morceaux comme ceux avec Kelsey Lu par exemple. Je n’étais pas vraiment sûr de ce que je faisais à ce moment-là…
LFB : Tu as des personnes de confiance à qui tu envoies tes maquettes pour avoir des avis ?
Boys Noize : Oui ! Généralement je m’adresse à 2 Many DJ’s et Xavier de Justice. Ils connaissent très bien ma musique, d’où je viens, comment je pense la musique, etc… Il y a deux ou trois ans, je suis allé à Gand et j’ai fait écouté environ 500 de mes morceaux à David et Steph (2 Many DJ’s), genre vraiment beaucoup, sérieusement (Rires). On a fait des dossiers, des listes, à la fin, ils m’ont dit que ce qu’ils trouvaient le plus intéressant, c’était mes collaborations avec d’autres artistes : des choses qu’on entend pas forcément beaucoup dans ma discographie, dont on a pas l’habitude. Ils me disaient « On sait que tu peux faire des bangers, mais personne connaît cet aspect de toi ! ». Ça m’a vraiment mis en confiance pour faire cet album.
LFB : J’ai beaucoup ressenti ce que tu dis dans un morceau comme IU avec Corbin, il paraît tellement étrange au début, on se demande si c’est vraiment un de tes morceaux, on finit par comprendre après plusieurs écoutes…
Boys Noize : J’adore ce morceau mec, c’est un de mes préférés de l’album. Quand il a fait ces vocals au micro du studio à Berlin, je me suis dit « C’est quoi ce bordel ? » (Rires). J’étais même pas sûr qu’il était sérieux, en fait c’est du génie.
LFB : Tu essayes toujours de te mettre en difficulté quand tu produis ?
Boys Noize : J’adore me challenger, me jeter à l’eau et apprendre de nouvelles choses mais surtout prendre les sons et les utiliser autrement que ce que l’on aurait imaginé. C’est un peu mon process créatif.
LFB : Peux-tu nous parler du retour de Dog Blood, ton duo avec Skrillex ?
Boys Noize : On a fait cet EP, Turn Off The Lights, courant 2018, il est sorti l’année suivante. On avait aussi Midnight Hour que Sonny (Skrillex) voulait sorti en tant que single. On ne sait jamais ce qu’on va faire quand on se voit en studio. Le seul truc que je sais, c’est que j’ai un stock de samples tirés de ma collection de vinyles que je veux utiliser, comme j’ai pu le faire avec le morceau Mvinline par exemple, tout le reste est improvisé, c’est la même avec Sonny. On s’est vu dans mon studio à Berlin, chez moi. Pour BREAK LAW par exemple, je lui ai joué ce chant indien, on a bidouillé nos modulaires et c’est ce qui en est sorti.
LFB : Tu parlais à l’instant de Mvinline, est-ce que tu dirais que tu es dans une vibe french house ces temps-ci ? Que peut-on attendre de toi sur ce genre de musique ?
Boys Noyie : Si tu regardes dans le passé, dix ou quinze ans avant tu vois que je kiffais déjà ça, j’avais sorti des morceaux comme Starwin, mon mix pour les labels Crydamoure et Roulé. Même sur mes albums tu retrouves toujours des touches disco, j’adore ça. Mon grand frère qui a dix ans de plus en écoutait énormément, ça m’a tellement influencé… Je me retrouve avec une énorme collection de vinyles disco, aujourd’hui.
Je ne vais pas te mentir, c’est beaucoup plus simple pour moi de faire ce genre de morceau house, j’ai fait Mvinline en deux heures je crois. C’est simple, j’entends un morceau de disco, j’ai une idée, je le sample et ça va très vite. Pour autant je ne dirais pas que je me lance dans une carrière french house ou quoique ce soit de ce genre, c’est une question de mood au final.
LFB : Concernant le projet Handbraekes, ton duo avec Mr. Oizo, comment se passe la production de l’un de vos EPs ?
Boys Noize : C’est un peu le même process qu’avec le sampling de disco, Quentin (Mr. Oizo) m’envoie ces boucles étranges, vingt seconde de non-sens, je les coupe et j’essaye de faire sens avec tout ça. C’est super facile aussi, j’ai un très bon rapport de confiance vis-à-vis de tous les artistes avec qui je travaille. Ça a commencé avec Chilly Gonzales pour la B.O. d’Ivory Tower puis le projet commun Octave Minds, il m’envoyait déjà à l’époque des boucles pour que j’en fasse quelque chose, je lui renvoie un morceau après et il me dit « C’est parfait ! ». C’est la même chose avec Mr. Oizo, c’est une manière de travailler que j’aime beaucoup parce que ça va vite. Ça va beaucoup dépendre de mon état d’esprit tout de même, si mon cerveau refuse de le faire, je peux rester bloqué sur une boucle pendant trois, quatre ou cinq ans et puis, un jour, je vais faire trois tracks en une journée. J’ai appris à produire en suivant ces « vagues ».
LFB : En parlant de collaborations, j’ai l’impression qu’il y en a beaucoup plus qu’à ton habitude dans Polarity, c’était une volonté de ta part de t’ouvrir davantage à d’autres artistes sur un projet de Boys Noize ?
Boys Noize : Totalement. La première collaboration que j’ai faite pour cet album a été celle avec Rico Nasty. J’ai entendu son morceau Smack A Bitch où elle rappe sur des sons très métalliques, on dirait un peu du Beastie Boys. J’ai eu alors cette sensation qui arrive que trop rarement où je me suis dis « C’est tellement frais, tellement nouveau ! », elle a tout défoncé avec ce morceau.
J’ai découvert seulement après que c’est mon pote Kenny Beats qui a produit le morceau. Il nous a mis en relation, on s’est retrouvé en studio et je lui ai joué ce morceau de techno industrielle à 90 BPM, super brut. Elle a kiffé, on en a fait plusieurs autres qui n’ont rien à voir avec du rap, de la trap ou des trucs qu’elle a l’habitude de faire, elle était inspirée par tout, c’était fou ! Pour moi c’était un rêve parce que c’était quelque chose que je cherchais à faire depuis des années : prendre un artiste et le sortir de sa zone de confort, en particulier dans le rap, lui présenter des trucs hyper bizarres !
En tant que producteur, c’est quelque chose que je cherche en permanence : tel artiste est connu pour faire ça, très bien, faisons totalement autre chose. Je suis tellement fier, je vois personne dans le rap faire ce qu’elle a fait sur mes productions, et dans la scène sur laquelle j’évolue, je ne vois aucun producteur essayer de faire ça.
LFB : Tu cherches ce genre de moment où lorsque tu écoutes tes morceaux, ça ne te fais penser à rien d’autre qui existe déjà sur la scène électro ?
BN : C’est ça. En tant que DJ, je suis un gros fan des morceaux que je joue, vraiment. Par contre, en tant que producteur, je me dis toujours « Pourquoi je referais un morceau que je joue déjà ? ». Je pourrais changer deux notes d’un track existant et balancer ça au public, tu comprends ? C’est instinctif, je me demande toujours comment je peux contribuer concrètement à la scène, comment je peux surprendre les gens. J’adore faire ça, surtout à Berlin, c’est là d’où je viens. Là-bas, la techno est assez fermée d’esprit, ça doit être un style précis et pas autre chose. C’est pour ça que j’adore l’électro français, les producteurs ici sont beaucoup plus drôles !
LFB : J’ai l’impression qu’on a toujours senti que tu avais quelque chose avec la France, depuis le début de ta carrière…
BN : Totalement, je respecte beaucoup la scène techno allemande, mais quand je vois la scène french house, la techno française, j’adore la manière dont les producteurs ne prennent jamais les choses trop au sérieux. C’est juste mon impression quand j’écoute les productions françaises, c’est pour ça que je me sens plus proche de cette scène.
LFB : Du plus loin que je me souvienne, tu étais mon premier concert EDM que j’ai vu pendant un festival en 2014, j’étais choqué par la diversité de ton set : tu pouvais passer une de tes productions, très brute, pour ensuite enchaîner avec de la house beaucoup plus festive. Les deux morceaux n’avaient pas de rapport mais tu arrivais à créer une cohérence sur la longueur, tu essayes toujours de chercher cette diversité dans tes sets ?
BN : C’est beaucoup plus dur que ça en a l’air en vrai, mais c’est ma motivation ! Je pourrais faire l’inverse, comme je l’ai déjà fait au Berghain où j’ai joué 4h de techno pure et dure mais ce que j’adore le plus c’est dérouter les gens comme tu l’as dit.
LFB : Justement, j’ai l’impression que le seul autre DJ que je connaisse qui cherche à ce point la diversité dans ses sets, c’est Mr. Oizo…
BN : Oui, mais lui c’est que des gros bangers, c’est brutal (Rires). Je comprends ce que tu veux dire, on doit avoir la même énergie, les mêmes motivations.
LFB : Merci beaucoup pour ton temps Alex ! Un grand bravo pour l’album !
BN : Merci à toi ! J’espère que les gens apprécieront !