Brad Mehldau, Voyage dans le Soleil

Pour sa trentième année de carrière, le pianiste américain rend hommage à Elliott Smith en lumineuse compagnie. C’est presque un fantasme devenu réalité pour nous qui avions tant rêvé ce disque – et jamais compris pourquoi il n’était arrivé plus tôt, tant il y avait une forme d’évidence à ce qu’il existe. Parfois les rêves se réalisent ; et ils se réalisent bien. On plonge à l’intérieur de ce voyage dans le Soleil et on vous explique pourquoi on l’aime tant.

C’est un album qu’il y avait des raisons d’espérer. D’abord, parce que les deux artistes qu’il concerne s’étaient rencontrés à plusieurs reprises au café Largo de Los Angeles. C’était le vendredi soir, au début des années 2000. Le songwriter Jon Brion était l’hôte de soirées lors desquelles Elliott Smith jouait fréquemment ; et à l’occasion desquelles Mehldau le rejoignait parfois au piano. De cette époque subsiste une petite archive télévisuelle, que l’on a regardée mille fois, fantasmant l’album qui aurait pu être.

Qui aurait pu être parce que Elliott Smith nous a tragiquement quittés en octobre 2003. Et que par conséquent, l’espoir de voir advenir le plus beau disque du début de siècle – puisque nous sommes dans l’hypothèse, soyons-y vraiment – s’est évanoui. Alors on a adapté nos rêves : s’il ne pouvait y avoir de disque Smith – Mehldau, peut-être y aurait-il du moins un disque de Mehldau consacré à Smith ? Un élément était venu alimenter cet espoir : sur l’album Highway rider en 2010, le pianiste lui avait déjà dédié un morceau hommage.

C’est aussi qu’au delà de la proximité générationnelle et géographique, il nous a toujours semblé qu’il y avait une forme d’évidence à ce que les deux univers se rejoignent tant leurs vocabulaires semblaient proches. Quoiqu’explorés à des degrés différents, leurs concepts harmoniques sont voisins : l’intermodalité majeure/mineure, les dominantes secondaires et les tics hérités des Beatles, et puis, cette manière d’emprunter doucement à l’impressionnisme français, esquissée chez Smith (on pense à Waltz #1 ou Everything means nothing to me), et pleinement embrassée chez Mehldau.

Enfin, voici que le 29 août dernier, Brad Mehldau nous a offert Ride into the sun. Accompagné par une belle rythmique : Matt Chamberlain à la batterie – celui qui a joué sur le Rough and rowdy ways de Bob Dylan, en plus d’avoir accompagné Pearl Jam ou Soundgarden -, et le contrebassiste Felix Moseholm. Et de surcroît rejoint par deux invités prestigieux : Chris Thile (si vous ne connaissez pas Punch Brothers il faudrait songer à vous rattraper), et puis Daniel Rossen, de Grizzly bear. Il y a enfin un orchestre de chambre conduit par Dan Coleman. Accompagné par tout ce beau monde, même si, dans le fond, Brad Mehldau c’est un monde à lui seul. On le pense par exemple en écoutant sa version de Sweet Adeline, remarquable de justesse – les intentions, l’expressivité, les nuances inversées, ce bridge qui était un climax chez Smith et devient un piano subito ici.

Ce qui retient notre attention, en jetant un œil aux titres choisis pour l’album, c’est que très peu des morceaux iconiques d’Elliott Smith sont présents – à l’exception évidente de Between the bars. Et, on le croit, c’est une bonne chose. C’est le gage d’une écoute attentive de la discographie ; le gage aussi qu’il n’y a pas dans ce disque d’opportunisme (que l’on aurait pu suspecter tant le nom de Smith est revenu à la mode ces dernières années). On redécouvre ainsi quelques morceaux, Better be quiet now, qui ouvre l’album, tiré de la fin de Figure 8. Où l’orchestre à cordes accompagne nos réminiscences de paroles (« I’ve got a long way to go/getting further away« ).

Pendant tout l’album, on se pose une question : pourquoi est-ce-que ça marche ? Pourquoi est-ce-que, lorsque Brad Mehldau reprend une chanson pop, on est ému, alors que, lorsque la plupart des autres jazzmen s’attaquent au même répertoire, on est agacé ? On a toujours pas la réponse. On se dit que peut-être, c’est parce que Mehldau aime vraiment les chansons qu’il joue. Qu’elles ne sont jamais un prétexte à l’improvisation pontifiante, mais qu’elles sont une musique qu’il ressent, qui le touche. Et que lorsqu’il s’en fait le passeur, avec le langage qui est le sien, il essaye avant tout de nous transmettre la sensation qu’il en a.

Et puis, il faut dire aussi que le pianiste sait s’entourer. Et que lorsqu’il joue Colorbars avec Chris Thile et Daniel Rossen, on se surprend à sauter de son siège quand le mandoliniste et chanteur attaque le dernier refrain en voix de tête (« laying low again/high on the sound« ). Ou, sur Tomorrow Tomorrow, quand Daniel Rossen reprend avec humilité des paroles que l’on entend tout d’un coup plus de la même manière.

« Everyone wants me to ride into the sun » écrivait le singer songwriter en 2000. À l’époque, il s’agissait d’expliquer que la personne qu’il était ne correspondait en rien aux attentes masculines dominantes – le soldat télévisuel qui s’en va dans le soleil couchant. Aujourd’hui qu’Elliott a disparu, le voyage dans le Soleil prend une autre signification. Il devient une quête mystique. « When I listen to music, I have the feeling that I can be in a communion with someone who is no longer in this earthly realm » nous dit Mehldau lorsqu’il parle de l’album. C’est un petit voyage vers l’au-delà dont on ressort apaisé. Un rêve s’est réalisé.

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