Pourquoi aime-t-on autant Camp Claude ? Peut-être parce que l’on prend plaisir à parcourir avec eux l’univers musical qu’ils tissent avec – et ce n’est pas contradictoire – soins et spontanéité. Fruits de l’impétuosité de Diane Sagnier et du flegme de Leo Hellden et de Michael Giffts (Tristesse Contemporaine) les dix titres de leur dernier album se vivent – pleinement – dans les ambiances – si saisissables et cohérentes – qu’ils façonnent pour nous.
La Face B : Comment allez-vous ?
Leo : Moi ça va.
Diane : Moi aussi ça va. Étonnamment parce que l’on enchaîne un peu, mais je suis encore en forme !
La Face B : Après Swimming Lessons en 2016 et Double Dreaming en 2019, Moody Moon est votre troisième album. Et si c’était celui de la maturité, comme on le dit souvent du troisième album ?
Leo : J’ai vu cette expression. Je ne sais pas. Peut-être qu’on peut le dire, on nous a dit que l’on avait trouvé le bon dosage entre nos différentes influences.
Diane : je ne sais pas trop quoi dire. L’album de la maturité… Un petit peu parce qu’on trouve que cet album possède un vrai univers et qu’on est super content de tous les morceaux. Me concernant, je me sens plus mature qu’avant. Quant à eux (Leo et Michael), ils ont toujours été assez matures [Rires]. En vrai, on trouve que cet album cristallise vraiment un truc que l’on cherchait sur les deux premiers albums.
La Face B : Le premier album est souvent celui de la découverte, le deuxième est plus compliqué, car attendu, le troisième peut être celui de la libération.
Leo : Peut-être, mais je trouve qu’il y a des titres très réussis dans les trois albums. Donc ce n’est pas pour dire qu’avant c’était moins bien, mais l’univers du dernier est peut-être plus clair, plus défini et précis.
Diane : Et pour la libération, il y a un peu de ça, car on est en total indé sur ce dernier album. C’est une libération, mais c’est aussi plus compliqué financièrement. On a fondé notre propre label, Leo est le chef de projet, je m’occupe de la DA, Michael est bientôt là [Rires] [Il n’était pas encore arrivé quand on a débuté l’interview]. Ce choix amène plus de contraintes, de responsabilités, mais notre objectif est aussi de valoriser tout le travail que l’on a fait. Leo m’avait fait cette remarque : « On bosse tellement pour tout donner à une grosse boîte qui s’en fout, qui ne comprend rien ». C’est décourageant ! Du coup, on est ravis de faire cela pour nous et non pour une tierce personne qui ne comprend pas forcément notre univers. Et ça, c’est ma libération !
Leo : En fait, j’étais assez confortable d’avoir signé avec une grosse boîte. Il y a vraiment deux visions. Un peu comme en voiture. Si tu es passager, tu ne fais rien, tout est un peu servi. Mais tu ne peux pas toujours choisir le chemin. En tant que conducteur, on peut choisir notre chemin, mais on devra assumer les responsabilités qui vont avec les choix.
Diane : Et puis il faut penser à mettre de l’essence… c’est un investissement. C’est une très belle métaphore ! [Rires].
La Face B : On sent une évolution par rapport aux précédents. Et même si j’ai toujours du mal à mettre un style à votre musique – j’ai toujours l’impression de vous redécouvrir – ce qui me frappe d’abord c’est de trouver un album homogène bien que constitué de morceaux d’inspirations différentes.
Leo : En fin de compte, c’est plus éclectique qu’avant, mais bizarrement cela paraît plus homogène. C’est assez complexe. Je ne sais pas pourquoi, mais oui j’ai la même sensation.
Michael : Je pense qu’à force de travailler ensemble depuis tellement longtemps. Trois albums, c’est…
Diane : Genre 10 ans !
Michael : Même si l’on travaille différemment, on fait les choix ensemble en intégrant naturellement les souhaits des autres.
Diane : Oui, on se connaît mieux aussi.
La Face B : On ressent également un sentiment de liberté aussi dans les petits sons que l’on entend par moment comme dans Crystal In My Mind, une sorte de sirène dans Make You Move, … Chaque morceau possède ses vibrations qui lui sont propres et qui le rendent addictif.
Leo : On ne peut pas contrôler ce genre de choses. Globalement, on tente plus de choses en mettant aussi plus rapidement à l’écart celles qui ne fonctionnent pas. Les choix se font plus rapidement. Par conséquent, les choses qui restent sont celles qui marchent dès la première écoute.
Diane : Que ce soit pour les petits sons dont tu parles ou même pour la voix, il existe ce côté décomplexé que l’on a avec le troisième album qui vient du fait que l’on est à l’aise et que l’on se connaît hyper bien. Les garçons dans la prod, je vois très bien ce que tu veux dire, c’est juste eux qui testent des trucs et qui s’éclatent. Et cela reste parce que cela fonctionne. Dans la voix, je rajoute des petits trucs en plus. Si l’on s’est amusé à le faire, c’est parce qu’il n’y a pas de code. On écrit en improvisant. Pour moi, c’est de l’écriture automatique et après ils jouent avec ça.
La Face B : On ressent effectivement à l’écoute de votre album ce plaisir que vous avez eu à composer ensemble. Et justement, comment compose-t-on à trois fois deux mains ?
Michael : De façon séparée. Il y a forcément il y a eu l’effet Covid qui nous a obligé à travailler chacun dans notre coin. C’était plus simple pour vous de vous retrouver à Paris.
Diane : Aujourd’hui, Leo et Michael sont à distance, Mulhouse pour l’un et Londres pour l’autre. En gros, vous me faites écouter des prod que vous avez travaillées chacun de votre côté. Michael s’est mis davantage à la prod depuis la fin du deuxième album.De petites boucles – il y a toujours dans notre style quelque chose de très répétitif – sur lesquelles, si elles m’inspirent, je teste des trucs à la voix. On coud comme cela. Soit, les paroles tombent direct, soit on a des trous et alors Mike – c’est aussi un parolier de ouf – fait des propositions. Il propose, je repropose, c’est un jeu de ping-pong. Et à partir de ce que l’on a improvisé, on retravaille et l’on voit où cela nous mène.
Michael : On préfère être ensemble, mais si l’on ne peut pas l’être, on bosse quand même. Après, on se retrouve en studio pour finaliser le morceau.
La Face B : Et vous vous resynchronisez à ce moment-là.
Leo : C’est ce qui fait que l’on est efficace. Si l’on a un paquet de bonnes boucles, ça peut aller très vite. Si la vibe est présente, on en profite le plus possible. C’est difficile de recapter. Le fait d’aboutir au premier coup facilite les étapes suivantes. Après, il peut toujours y avoir 50 autres versions du morceau pour bien le finaliser.
Diane : C’est bien ça. Ils me font écouter des trucs. Si j’ai des idées, je teste et on coud comme ça. Pour te donner un exemple, dans Every Night, Leo m’a juste donné la boucle de la prod et j’ai eu direct l’idée de faire un truc du genre « La laa laa laaa – E vee ryy Niiight » et j’ai construit les paroles par rapport à ça en mode écriture automatique. Et ils ont rebondi dessus.
La Face B : Le thème de la nuit est très présent dans votre album. C’est quelque chose de voulu ?
Diane : En fait, on ne s’impose jamais de thèmes. Même dans les paroles des chansons, on me demande toujours ce que j’ai voulu dire… Des fois on discute en amont « Alors pour cet album, est-ce que l’on a une envie spéciale ? » et je réponds « Noonnnn ». On fait juste des trucs bien et l’on voit ce que cela donne ensuite. Maintenant, la lune, le rêve, l’échappatoire sont des thèmes que l’on a toujours explorés.
Leo : Tu as des artistes qui dans les interviews disent qu’ils ont suivi une ligne directrice pour leurs albums. Mais nous on ne bosse pas comme ça.
La Face B : C’est peut-être l’impression liée au moment où l’on écoute la musique qui teinte notre ressenti.
Diane : Les chansons ont été écrites à des moments différents. Certaines ont déjà deux-trois ans, d’autres datent de l’an dernier. L’univers du disque s’est créé lorsqu’on les a toutes ensemble. Ce qui les unit c’est la période post-confinement où l’on avait l’impression d’avoir eu une nuit éternelle. Le ton, c’est juste un mélange de toutes les ambiances et les énergies de ces différents moments. C’est fou la cohésion de cet album parce qu’on a écrit les morceaux à tellement de moments différents. Mais cela cristallise vraiment une ère pour nous. Les morceaux ne se ressemblent pas, mais il existe une vibe commune qui les unit.
La Face B : On retrouve dans vos chansons une composante mystérieuse presque lynchienne. Vous venez de faire un concert au Silencio, le clip Shadam reprend les codes présents dans la série Twin Peaks. C’est quelque chose qui était là dès le départ ou qui s’est constitué au fur et à mesure.
Diane : L’univers de Lynch est quelque chose qui nous rassemble. J’en suis très fan et Leo et Michael aussi.
Leo : Oui, j’adore toutes les bandes de son de ses films.
Diane : Mike est aussi dans le même type d’énergie ou de rêverie. J’en suis fan également en tant que réalisatrice, images maker et ambiance maker. C’est amusant parce que j’allais souvent au Silencio quand il avait ouvert il y a quelques années. J’ai vécu plein de moments super beaux là-bas. Une fois, je me suis retrouvé à table avec David Lynch. C’était incroyable. Et dans le genre coïncidence, on a joué au Silencio le 24 février dernier. Or lorsque Dale Cooper se rend pour la première fois dans la ville de Twin Peaks, il dit à sa secrétaire Diane : « Nous sommes le 24 février 1989 et j’arrive à Twin Peaks ». Coïncidence, pile le jour où l’on joue dans son club.
La Face B : Ce n’est peut-être pas une coïncidence, cela devait arriver.
Diane : Ce sont des petits trucs comme ça qui ne veulent pas dire grand-chose, mais pour moi ça a beaucoup de symbolique. Et du coup emportés par cette vibe, on s’est dit que le clip de Shadam devait s’inscrire dans cet univers. On l’a fait, j’en suis très contente. Ce n’était pas trop difficile, juste chez moi avec mon mobilier.
La Face B : On retrouve également cette composante cinématographique aussi dans le schéma narratif de vos chansons, avec les passages en parlé chanté. C’est une manière de nous embarquer dans vos imaginaires ?
Diane : Quand on parle, cela n’a pas d’intention particulière. Sur Every Night, je me suis dit qu’après le refrain chanté ce serait bien d’avoir un moment parlé. Et en fait, on l’a écrit super vite et on l’a placé nickel. Mais oui, toutes les chansons ont une sorte de message subliminal adressé à quelqu’un. Toutes les paroles ont une histoire et viennent de quelque part. Mais souvent, même moi, je ne sais pas vraiment à quoi elles correspondent quand je les écris. C’est pour cela que je parle d’écriture automatique. C’est hyper intéressant parce que des années plus tard, en les réécoutant, je réalise : « Ah, mais, c’est ça que je voulais dire ».
Mike : Sur les phrases parlées, je crois que l’on avait même testé au début. On avait pensé à faire des trucs dans l’esprit Diana Ross, Motown et de beaucoup de girl bands des années 60. Il y avait alors beaucoup de phrases parlées avec une touche RnB derrière. Pour moi, l’idée que Diane peut parler/chanter – raper – est complètement naturelle.
Leo : C’est un peu comme au théâtre lorsque l’on casse le quatrième mur pour parler aux spectateurs. Je pense que parler ou interagir avec Mike fait qu’on a l’impression que Diane s’adresse directement aux gens qui écoutent. Cela apporte à la chanson une composante intimiste. Contrairement au chant qui amène plus de distance avec son côté performance.
La Face B : Dans les titres singuliers de votre album, figure Shadam. Comment arrive-t-on à composer un morceau qui est un peu intemporel ?
Leo : Ce serait plutôt à Diane de répondre à cette question. Shadam est peut-être notre premier concept song. Il y a dans Shadam des répétitions qui la rendent hypnotique. La musique est assez organique et planante à la fois. Cela pourrait se rapprocher des ambiances de Lynch et de Chris Isaak.
Mike : Pour moi c’est peut-être encore plus lointain. Il y a un côté yiddish ou musique juive dans la façon de swinguer tout le temps. C’est comme un hymne.
La Face B : Et que signifie Shadam ?
Mike : « Shut up », « Ta gueule ». Mais Diane ne voulait pas dire « Shut up », alors elle l’a déformé en « Shadam ». Et le fait même qu’elle ait dit « Shadam » plutôt que « Shut Up » confère à la chanson une dimension d’hymne, comme quelque chose de presque religieux. Mais ce n’est pas vraiment le sujet de la chanson.
Diane : En fait Shadam est l’union de plein d’idées. Quand tu m’as fait écouter la boucle, je me suis dit que le couplet pouvait être un peu groové. Pas parlé mais chanté façon jazz ou bluesy, comme si cela était de l’improvisation dans la lignée Old Downtown. Quant au sujet, il s’inspire d’une histoire perso. À l’époque, mon ex qui vivait avec moi ne faisait plus rien de ses journées. Il était clairement en dépression et je n’arrivais pas à l’en faire sortir et lui faire se rendre compte que cela nous détruisait aussi. À la fin, j’ai dû rompre avec lui. Et c’est la seule chose qui l’ait réveillée.
Cette chanson parle de cela. Elle s’adresse à lui, mais aussi à moi parce que les choses que je lui reproche – de perdre son temps à faire autre chose, de vouloir s’agripper à quelque chose d’inatteignable, de s’en aller mentalement – me rappelaient aussi, non pas mes propres luttes, mais mes addictions.
Je me suis rendu compte que je me parlais à moi-même. Ce que l’on reproche aux autres c’est toujours en miroir de ses propres problèmes. Ça, je m’en suis rendu compte bien plus tard. Et le « Shadam » c’était une manière plus cute de dire « Shut up ». En transformant « Shut up » en gimmick comme un doo-wop. Je ne me souviens plus du moment où on s’est dit que c’était une bonne idée. Je l’ai juste testé en back vocaux et cela a fini en refrain, transformé en « Shadam » parce que dire un gros mot tout le long de la chanson, je trouvais cela trop agressif alors qu’elle est belle et évanescente. Et il existe un effet répétition où tu perds le sens du mot prononcé comme « murder murder murder » qui devient « redrum, redrum, redrum » quand tu le dis plein de fois.
J’ai suivi cette intention pour que le « Shut up » ambiant dans ta tête te dise d’arrêter. C’est la loi de l’enfer qui tourne en boucle, la voix de l’anxiété. Je suis quelqu’un qui parle super fort. Tout à l’heure quand je suis arrivée dans le couloir, sur le palier on m’a dit « chut » direct. Et toute ma vie, on m’a dit de mettre une sourdine. Partout où l’on va, dans le train ou ailleurs, on me dit : « Mais Diane, tais-toi !» [Rires] Donc cela revêt plein de sens en plus de celui de la conversation que je n’ai pas eu avec le gars en question. Il existe de nombreux niveaux de compréhension, et c’est hyper intéressant parce que j’en découvre de nouveaux au fur et à mesure.
La Face B : Et pour conclure sur des choses plus matérielles. Quelles sont vos prochaines actualités ?
Diane : On va en Jamaïque pour un mariage ! [Rires] (celui de Michael)
Leo : On a déjà le Make You Move en français qui va bientôt sortir. Quelques remix que l’on espère récupérer bientôt pour les sortir sur un Ep. On va peut-être faire quelques reprises. On a déjà un peu commencé. Et on est tellement contents du résultat que l’on peut en sortir quelques-unes.
Diane : Après le troisième album, c’est OK ! On peut déculpabiliser !
Leo : On va procéder comme pour un album. Si ça se passe bien on les garde et si cela ne prend pas on les laisse.
Diane : On a également quelques concerts, mais pas beaucoup parce qu’on n’a toujours pas de tourneurs.
Leo : Normalement, on devrait faire une date du type Boule Noire mais on a encore du mal à caler son organisation.