En cette année 2020 particulière à plus d’un titre, de nombreux artistes ont décidé de surseoir à la publication de leurs albums en attendant une période plus propice où concerts et promotions pourraient se dérouler sans appréhender l’épée de Damoclès sanitaire. D’autres ont poursuivi leur chemin et fait aboutir leurs projets en cours. Chapelier fou est sans doute un des seuls musiciens à avoir sorti cette année deux albums, Méridiens et Parallèles.
Depuis plus de 10 ans, un peu comme le Chat du Cheshire, la musique de Chapelier fou apparait, évolue et disparait. Dans le tumulte d’un mouvement à l’apparence faussement brownienne elle répond à une logique qui lui est propre et qui ne nous est pas implicite. « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? ». C’est la liberté que nous offre Chapelier fou de parcourir son univers musical comme bon nous semble et en y intégrant nos propres expériences ou ressentis. Certes, il sait nous guider en semant sur notre chemin sonore quelques petits cailloux acoustiques. Mais tout n’est que suggéré, à nous de décider si l’on souhaite s’y perdre en suivant d’autres sentiers. C’est la force d’une musique instrumentale, donc sans parole, d’être moins directive que peut l’être une chanson.
On fait alors appel à nos madeleines musicales pour retrouver telle ou telle référence. Ainsi les premières mesures de Cheltenham Cases nous transportent dans le vert chatouillant d’un jardin anglais qui pourrait servir de décor à un crime filmé par Peter Greenaway. Le Bruits des Gens de Mer nous capture avec des percussions à la Ryūichi Sakamoto – qui fait des gestes du labeur des marins un objet chorégraphique – avant de nous embarquer sur un rythme plus serein vers ce que l’on imagine être le large.
Références plus coupables pour la fin de Craindre l’Empire de Dieu où l’on tangue dans un univers sonore parallèle navigant entre Il était une fois dans l’Ouest d’Ennio Morricone et le thème de la série Amicalement Vôtre composé par John Barry.
Etrangement, si on peut s’étonner à l’association d’autant de références, l’écriture même est propre à Chapelier fou. On reconnait tout de suite la sonorité de ses morceaux. Son style est clairement identifiable dans sa manière d’amener un rythme, sa façon d’égrainer les arpèges et ou d’y adjoindre sans coup férir des lignes mélodiques que l’on garde ensuite longtemps en tête.
Sélectionné avec Molécule dans les découvertes Electro du Printemps de Bourges en 2008, Chapelier fou se plait depuis ses débuts à mélanger synthétiseurs, musiques assistées par ordinateur et instruments classiques – violons, violoncelle, clarinette. C’était alors assez marquant. On ne peut se figurer Chapelier fou sans l’imaginer – à un moment donné – avec son violon calé sur l’épaule. Une hybridation électro-acoustique que l’on retrouve aujourd’hui dans d’autres projets – même s’ils suivent d’autres voies – comme l’ensemble à cordes VACARME (Gaspar Claus, Carla Pallone, Christelle Lassort), le collectif CODE (fondé par Jérémie Arcache) ou encore l’ensemble Orchestre Orage (dirigé par Uèle Lamore).
Pour guider son processus de création, Chapelier fou a utilisé cette fois un stratagème qui plairait au mouvement littéraire de l’Oulipo – dont son nouveau président Hervé Le Tellier vient d’ailleurs d’avoir le prix Goncourt 2020. Une écriture sous contrainte qui associe et lie par anagrammes les 2×12 morceaux de ses deux albums Méridiens et Parallèles. Il existe un côté ludique, pleinement assumé, à décrire musicalement des lieux – réels et ou fantasmés – et à leur faire correspondre des avatars sonores par le biais d’un jeu de permutations de lettres des titres respectifs.
L’Etat Nain, présent dans Méridiens dénote par sa durée « naine » (à peine une minute), est ainsi associé par anagramme à l’Anti–Etna dans Parallèles -dont les sonorités cristallines de la fin évoquent un monde pris dans les glaces à l’opposé de celui qui verrait s’échapper des coulées de lave d’un volcan. Le jeu peut aussi se réinventer et prendre d’autres formes tout aussi jubilatoires. Méridiens se clôt en évoquant le point le plus élevé de la terre avec Everest Trail et Parallèles s’ouvre sur Les Mariannes dont la fosse maritime est la plus profonde au monde – les 20 833 mètres d’altitude qui séparent les deux lient ces antipodes.
En ces temps où nos déplacements peuvent être soumis à une attestation dérogatoire, profitons pour nous échapper dans les volutes sonores du Chapelier. Ici nos voyages imaginaires commencent simplement par une onde musicale qui fait vibrer la membrane de nos tympans.