Bright Green Field, la claque expérimentale de Squid

Alors que la hype post-punk refait surface depuis plusieurs mois, certains groupes anglais semblent continuer à surfer avec la même sensibilité de leur aîné. D’autres vont au-delà, comme Squid. Après cinq ans d’existence et d’impatience, le quintet de Brighton du moment sort enfin leur premier album sur Warp Records ce vendredi 7 mai. Préparez-vous pour l’embarquement et attachez bien votre casque. Avec Bright Green Field, vous allez atterrir dans un nouveau monde dystopique déroutant.

Paysage utopique ?

On a surement encore trop sous-estimé l’impact de Schlagenheim, premier album de black midi. Il a remis en avant un rock moderne non figé dans son script mélodique et plus disruptif, quitte à frustrer. Quitte à ne pas rentrer dans les standards classiques de la pop. Après tout, la musique est aussi un art. Et quand on pousse les limites de l’inventivité, on permet à d’autres talents d’assumer leur penchant expérimental. A ce petit jeu, Squid prend aussi son essor. A travers cinquante-cinq de minutes avec quatre titres de plus de six minutes (!), les brightoniens refusent les contraintes et préfèrent développer leurs idées.

La futur map de GTA VI

Cela peut d’ailleurs surprendre pour un jeune groupe qui avait les projecteurs rivés sur eux, depuis la sortie de leur EP Town Center qui fut acclamé par les critiques et attira dans ses filets un public curieux. Il n’y avait juste qu’à confirmer. Trop facile. Les idées bouillonnent et fusent. La bande n’est pas là pour passer sur les antennes radios et faire plaisir aux oreilles fragiles. Non, la liberté est de mise pour un contenu perfectionniste, rentre-dedans, énigmatique et engagé.

Si Town Center se focalisait sur les personnes, avec notamment leur tube The Houseplants qui décrivait la blastitude de la jeunesse anglaise des classes modestes, Bright Green Field installe plutôt un univers angoissant. Loin de l’Angleterre champêtre que laisse songer le titre de l’album, il pourrait se présenter comme une odyssée à travers différents paysages urbains, à l’instar de Narrator. Ici est décrit un monde instable basé sur les souvenirs flous d’un homme perdu entre rêve et réalité. Ce titre magistral rafle tout sur son passage lorsque Martha Skye Murphy tente de briser cette cage en verre par la puissance de son cri afin de se libérer de ce lieu oppressant. « Let me play, let me narrate, I’ll play my part ». Instant monumental.

La bande s’interroge beaucoup sur leur environnement actuel et si l’ensemble n’est qu’une narration fictive, il fait forcément écho à notre présent. On les retrouve à pointer du doigt la nature fallacieuse des oligopoles sur le subversif G.S.K. qui est l’abréviation de la multinationale pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline.  Avec Global Groove qui débute comme une marche funéraire, aux à-coups d’une batterie mortifère, l’ambiance s’agrémente de lignes de jazz pour opérer comme un film noir.  Ollie Judge se montre épuisée de ceux qui se complaisent de leur paralysie devant les horreurs quotidiennes. « Watch your favourite war on TV juste before you go to sleep (…) I’m so sick and tired to dancing ».

Squid n’a jamais caché ses ambitions dans l’expérimentation. Chaque titre contient des motifs de genres qui feraient rattacher ce quintet fou au post-punk par leurs jeux de guitares, au jazz pour les cuivres ou encore au post-rock par les sonorités atmosphériques qui se dérobent sur certains morceaux (Documentary Filmaker, The Flyover). Cependant les distorsions perturbent la linéarité mélodique habituelle pour créer des tournures musicales captivantes et poignantes.

Le temps apporte encore plus de tension au titre

Boy Racers est au niveau de cette trempe-là avec le drone atmosphérique étouffant et immersif dans son final. En s’aventurant aussi sur Peel St qui laisse une once d’espoir dans ce pessimisme ambiant, l’urgence semble d’abord primer par un son plus instinctif, dissonant et ravagé à faire péter le tensiomètre durant deux minutes. Puis le souffle reprend avec quelques de notes légères et salvatrices avant un dernier coup de rein frénétique dans cette folie maniaque. On n’avait plus attendu une telle qualité expérimentale depuis Kid A de Radiohead. Il n’y a pas à dire, quand un groupe contient un membre à la fois batteur et chanteur comme Ollie Judge ici, la performance instrumentale est encore plus puissante et qualitative.

Les plus longs titres ont été parfaitement fignolés et sont à leur juste durée.  Paddling est certainement la piste la plus funky qui a été écrite juste après Town Center. Elle déboule avec une boîte à rythme effrénée et une synthé psyché pour faire monter une fièvre explosive pendant six minutes. Enfin, Pamphlet, emporté par la vocalise enragée de Judge, est le bouquet final d’anthologie qui dézingue la propagande droitiste omniprésente et les cordes de guitares. Submergé par ce danger, Judge refuse de sortir pour ne pas être en contact visuel avec leurs brochures. Il ne faut pas capituler comme disait un certain Bérenger dans la célèbre pièce Rhinocéros de Ionesco. Désormais enfermé avec ses peurs, il doit désormais considérer Bright Green Field comme une évasion utopique.

Retrouver Squid aux côtés d’Aphex Twin, de Flying Lotus, de Brian Eno ou encore de Yves Tumor sur le label Warp Records n’a finalement rien de surprenant. Les yeux fermés, on leur a laissé les clés pour s’émanciper et exprimer pleinement leurs convictions dès leur premier album. On se doit de souligner l’importance du producteur Dan Carey qui a rendu le contenu encore plus complexe.. Rempli de paradoxe, Bright Green Field est une réussite expérimentale qui renouvelle les codes du genre avec onze titres déchainés totalement inédits. Créatif, intriguant et impulsif, le groupe nous embarque dans un voyage d’exploration musicale épique qui ne laissera personne indemne.

Coups de cœur de l’album : Narrator, Paddling, Peel St, Global Groove, Pamphlets

Crédit photos : Holly Whitaker