Faire pousser des fleurs sur les ruines d’un monde dévasté comme l’espoir dans des esprits malmenés, visions prophétiques extra-lucides comme un rêve lucide provoqué par les nuées psychédéliques d’un Rock de qualité. C’est ainsi que nous est apparu Wilderness of Mirrors, le cinquième album de The Black Angels.
Le groupe texan sait se faire attendre, ménager ses apparitions pour couver ses prises de paroles, et aussi peut-être nous laisser le temps de digérer l’énorme claque qu’est à chaque fois un disque de The Black Angels. Dix-sept années de carrière ce n’est pas rien, cela peut même être un moment décisif. Le Rock se veut souvent intense. Un groupe de Rock, ça s’essouffle, et un groupe qui va puiser ses influences aussi loin dans le passé risque de finir rangé dans la sombre catégorie ‘classic rock’.
Et pourtant, le 16 septembre dernier, le ciel s’est embrasé, dans un souffle vigoureux. Un disque nous a plongés tout à coup dans une jungle de miroirs, un jungle dans laquelle notre propre reflet nous est renvoyé, mais qui nous permet aussi d’observer le monde qui nous entoure, sans filtre. Avec Wilderness of Mirrors, The Black Angels prouvent qu’il n’ont rien perdu de leur ardeur, bien au contraire. Le groupe, sans se réinventer complètement, a su se renouveler tout en gardant intacte leur essence.
Il y a des thèmes qui n’ont en effet jamais cessé d’obséder le groupe. L’aliénation, les rapports entre humains, les problèmes sociétaux ont encore une place importante sur ce disque. En revanche, une urgence nouvelle en émane, et The Black Angels semble durcir le ton. L’urgence écologique, la nécessité grandissante de s’unir plutôt que de s’isoler, l’urgence d’agir et de ne plus détourner son regard du miroir. Sur ce disque plus que jamais, le désormais quintet questionne l’humain sur son rapport à ce qui l’entoure, le met face à son avenir, ses décisions. Et en cela, ils ne perdent pas de temps.
Le décor est posé dans un fracas galvanisant. Dès les premières notes de Without a Trace, le groupe nous aspire tout entiers dans leur univers sombre et dystopique. Le son est lourd, pesant. La fuzz bourdonne dans une cathédrale sonore massive. On retrouve là tout le charme du groupe, qui sur ce titre ne s’éloigne pas encore trop de ce qui avait pu galvaniser l’auditoire sur leurs précédents efforts. Le chant hanté d’Alex Maas et les chœurs quasi sectaires mettent en exergue le texte tranchant.
« Is it still possible / To be invincible / When everyone else is expendable / Is it still possible / To be alarming / To be an army »
Without a Trace – The Black Angels
Ainsi, le groupe prouvera tout au long du disque qu’il est conscient de son époque, mais aussi soucieux de l’avenir. El Jardín est un autre exemple de la réaction de The Black Angels face aux enjeux climatiques. Sorti en single, on assistait au travers d’un clip (réalisé par Vanessa Pia) à la (re)découverte fortuite de la nature (des arbres, des fleurs et des plantes), dans un avenir plus ou moins proche. Une jeune personne évoluant dans un monde en déclin, entièrement pollué, artificiel et délabré, trouvera par hasard dans un hangar à l’abandon un casque de réalité virtuelle. En l’enfilant, une jungle luxuriante lui apparaîtra, des flashs et archives du monde d’avant.
Bien que le groupe se montre alarmant en dépeignant une réalité brute, Alex Maas appelle malgré tout à l’union, à la résistance, voire même à la rébellion. De beaux messages d’espoir et d’optimisme sont glissés ci et là dans le disque. On pense notamment à La Pared (Govt. Wall Blues) qui est une réaction à la construction du tristement célèbre mur trumpiste construit à la frontière américano-mexicaine. Certes abasourdi par l’absurdité de la situation, la répétition des infamies de l’histoire, le chanteur se montre plus révolté que défaitiste. Avec un parallèle agile au mur de Berlin, il sous-entend qu’à défaut d’apprendre du passé pour prévenir, le devoir de mémoire permettra de garder espoir et d’effacer les cicatrices, même si cela doit se faire à coups de marteau.
On peut aussi citer Empires Falling. Dans ce banger absolu à la basse folle (qui d’ailleurs se taille la part du lion, pour notre plus grand plaisir), le groupe appelle encore une fois à l’action, tente de nous faire ouvrir les yeux :
« You can be the one who save yourself / Or you can watch it all go to hell »
Empires Falling – The Black Angels
Les morceaux cités précédemment ont aussi tendance à nous replonger dans leurs anciens travaux musicaux, au même titre que le déferlement fuzzy de History of the Future et son refrain ultra-efficace, ou encore les riffs hypnotiques de Make it Known, qui ne cessent de s’entremêler dans un psychédélisme qui est cher au groupe. L’éponyme Wilderness of Mirrors vient poser un climat anxiogène aux sonorités lourdes et lancinantes pour traiter de l’égarement et de la confusion dans laquelle l’humain semble se retrouver en cette période trouble.
Malgré ces effluves du passé donc, il est indéniable qu’on trouvera sur ce disque quelques surprises. A commencer par la troublante Here and Now. Accompagnée d’une guitare acoustique, la voix si atypique de Maas devient chancelante, presque vulnérable, pour un moment empreint d’une douce mélancolie hantée. A ce propos, le groupe se servira d’une balade mystique, The River, pour rendre un hommage vibrant à leurs idoles de toujours. On touche au sublime sur ce titre au chant incantatoire, qui adresse un message nostalgique à ces idoles qui, même si elles ne sont plus de ce monde, continuent de briller dans les cœurs et les esprits de nos cinq musiciens.
Des hommages, on en retrouvera plusieurs sur ce disque. Bien évidemment, il y a l’ombre du Velvet Underground qui plane toujours au dessus du groupe, dont le nom lui-même en est une référence. Firefly, premièrement, reprend le culte de domination de Venus in Furs avec un surprenant (encore) écho à la Pop française Yéyé des années 60. Lou Lou Ghelichkhani (Thievery Corporation) prête sa voix et chante en français des mots comme ‘Domination et défis’. Et puis Icon, anagramme de Nico, lui rend un bel hommage en regagnant toutefois un son massif et hypnotisant.
Enfin, The Black Angels n’oubliera pas non plus d’adresser des clins d’œils aux influences musicales qui leur ont donné le goût du psychédélisme. La lumineuse 100 Flowers of Paracusia nous transporte dans le San Francisco des sixties, tandis que A Walk on the Outside se pare d’un psychédélisme emprunté aux Nuggets de ces mêmes années et leur rock acidulé. (On se permet même d’envisager un double clin d’œil sur ce titre, tant la mythique Take a Walk on the Wild Side d’Iggy Pop ne peut manquer de nous venir en tête).
La splendide Vermillion Eyes, quant à elle, semble joindre les deux bouts. Une puissance mélodique énorme, une linéarité modulée en finesse malgré une rigueur frénétique.
Peut-être que la sortie courant 2020 du premier album solo d’Alex Maas, album dans lequel il s’était permis d’aller chercher des sonorités plus apaisées, parfois acoustiques, a encouragé le groupe à proposer ici aussi ces moments d’accalmie. D’un autre côté, l’arrivée dans le groupe du multi-instrumentiste Ramiro Verdooren pour tenir les claviers a elle aussi enrichi le son du désormais quintet.
Tantôt discrètes, tantôt omniprésentes, les nappes sonores dressées par ce nouveau membre apportent une nouvelle dimension à la musique de The Black Angels, que ce soit avec le mellotron de La Pared (Govt. Wall Blues) ou l’intro du disque, sur laquelle les rythmes glissent les uns sur les autres. Les violons synthétiques de Here and Now apportent toute la fragilité du morceau, quand l’orgue onirique de 100 Flowers of Paracusia finit de nous replonger dans cette époque révolue du psychédélisme musical.
Cependant, l’un de ses apports les plus marquants reste sur Suffocation. Point d’orgue du disque, final mirifique, majestueux, profond. Les nappes de synthés et de guitares noyées d’effets se confondent dans un paysage sonore complexe et enivrant. Le titre est oppressant, il lancine telle une plaie qui se rappelle, se réveille au milieu de la nuit. La percée lumineuse du refrain est quant à elle un moment d’anthologie, si puissant, tout comme la fin du morceau.
Les dernières réminiscences sonores qui s’évaporent peu à peu font l’effet d’un (r)éveil au sortir d’un rêve halluciné, presque cosmique. Comme si, pendant une heure, notre corps et notre esprit avaiten parcouru les méandres d’un trip chamanique. Nous avons eu des visions, nous avons vu le monde brûler, des empires s’effondrer, des murs se construire et se briser. Nous avons étouffé dans un monde factice, sans verdure. L’humain y étouffait. Mais nous avons pu apercevoir aussi, comme de vifs éclairs, une lumière au bout de ce tunnel sombre et oppressant. Nous avons entendu un appel à la solidarité, au changement, à la révolte. On a vu l’espoir, la messe est dite.
« If it’s so, we will take control / We need commanders / Who don’t feed disaster »
Without a Trace – The Black Angels
Les chœurs et chants hantés, les ostinatos qui donnent ces mélodies sublimes et ces rythmes transcendants, ces lourds orages et ces douces accalmies lumineuses. Tout cela offre un album d’une richesse énorme. De surcroît, Wilderness of Mirrors est rempli de textes frappants, d’une habilité et d’une sincérité rare. Nourris de poésie ombrageuse, ils se font hommages vibrants ou manifeste lucide d’une époque complexe. Les chœurs ont rarement une telle importance en musique. Ici, ils donnent littéralement un second niveau de lecture sur plusieurs titres.
Toujours aussi engagés et conscients de leur époque, toujours enclins à nous offrir de grands moments de Rock massif et de psychédélisme en puisant dans leurs précédents albums, The Black Angels arrivent tout de même à se renouveler. Des compositions plus subtiles et délicates, touchant au somptueux à plus d’une occasion, fleurissent tout au long du disque. Aussi, c’est beau de constater que le groupe, malgré 17 années à asseoir leur son, n’hésite pas à ouvrir la porte aux nouvelles sonorités. Tout cela fait donc de Wilderness of Mirrors un album puissant, riche et profond, qui prouve que The Black Angels a encore beaucoup à dire, et peut encore nous surprendre, même après cinq albums.