Parfois, il est plus facile de s’adresser directement à un artiste pour parler de sa musique. Aujourd’hui, cette bouteille à la mer est destinée à Clara Ysé.
Paris, le 2 octobre,
Chère Clara,
J’avais commencé à t’écrire une première version de cette lettre à la fin du mois d’août, dans un bureau où la fenêtre donnait sur l’Oratoire Saint-Joseph à Montréal. J’avais déjà écouté ton album une cinquantaine de fois sûrement, comme s’il était devenu complètement addictif. Je crois que je dois cela au fait que je l’ai attendu comme j’ai attendu de recevoir ma radio CD bleue pour mon troisième anniversaire.
Je t’ai découverte avec ta version du Monde s’est dédoublé enregistrée à Saint-Eustache. C’était mars 2020, le confinement, la maison de mes parents, mes partiels à l’université, et dehors, le soleil et le silence. Je me souviens du moment où j’ai cliqué sur « play ». Je venais de me faire un café, j’étais assise sur les marches de la terrasse, les pieds dans l’herbe. Quatre minutes plus tard, j’avais toujours les pieds dans l’herbe, je n’avais pas touché à mon café mais j’avais les yeux mouillés.
Avant il y a eu les heures à écouter Radiohead, les nuits à pleurer sur les chansons d’Eliott Smith, les soirées brumeuses à écouter Lhasa et Joan Baez, et aujourd’hui, il y a toi.
Je crois que si je n’ai pas réussi à parler correctement d’Oceano Nox il y a un mois, c’est que mes larmes coulaient trop pour que j’y vois clair. Aujourd’hui c’est l’automne, j’ai retrouvé Paris, je l’ai arpenté du sud au nord, je t’ai écouté, et je n’ai pas pleuré. Mon cœur se retourne encore, mais c’est un retournement devenu familier, je crois.
Océano Nox veut dire « et la nuit s’élance de l’océan » (je ne te l’apprends pas), et c’est ce que provoque ta musique du début à la fin de l’album. Pyromanes nous souffle dessus, comme un orage dont les grêlons frappent aux fenêtre comme un berceuse. Je crois que les gens ont tort quand ils parlent de la nuit comme quelque chose de terrifiant et de solitaire. Le rêve, c’est la plus belle revanche sur ce qu’il y a de plus laid lorsque le soleil se lève, c’est le plus beau des cris à ciel ouvert. Et Pyromanes est certainement l’une des plus belles chansons à ce sujet, un cri du c[h]œur et de rassemblement pour faire trembler l’ancien monde.
C’est ce qu’on ressent en écoutant L’Étoile, cette urgence de desserrer l’étreinte pour s’offrir au vide. J’ai toujours aimé les paroles dans lesquelles la mort n’est pas que fatalité, et se transforme en élan de vie. Quelque part, sous des airs de force et de détermination, tu nous glisses que la mort est une question de survie, et que l’on peut l’emporter haut les coeurs. C’est un peu ce qu’il se passe aussi dans Le Monde s’est dédoublé, cette envie de trouver la lumière au milieu de la nuit. Je dois souligner que j’aime particulièrement ce nouvel arrangement, plus proche de la version qui m’a fait découvrir cette chanson que celle de l’EP. L’addition des cuivres aux cordes, et de ces chœurs dont je ne me lasserai jamais.
La première chanson que j’ai découverte de cet album est Douce, et je ne vais pas passer par quatre chemins, j’ai fondu en larme dès la première écoute. J’ai longtemps cru que ma rage et ma colère me conduiraient tout droit dans la folie, mais récemment j’ai compris que leurs reflets dans les yeux des autres forçaient la vie, et grâce à ce morceau, c’est devenu limpide. C’est une bulle de réconfort dans la hargne, et c’est doux malgré tout. Cette douceur, on plonge dedans dans Soleil à minuit. C’est selon moi la chanson la plus apaisante de l’album, dans laquelle on aimerait se fondre et ne jamais en sortir. Si les paroles et l’arrangement sont fabuleux, je crois que je dois cette sensation au duduk qui vient [littéralement] nous charmer.
J’aurais aimé pouvoir écouter Souveraines quand j’étais adolescente. C’était il n’y a pas si longtemps, mais je crois que depuis Anne Sylvestre, je n’avais pas entendu de chanson aussi forte sur les femmes, du moins qui célèbre leur force. De même pour Magicienne, qui transperce le cœur de sincérité. Ce sont des fragments d’existence qui viennent se coller à nos corps comme des talismans.
C’est assez difficile de parler d’une chanson comme Lettre à M. Là aussi j’ai beaucoup pleuré (oui, je pleure pas mal dans la vie). Je pense que ce n’est pas un hasard si comme pour La Maison tu as choisi de faire un piano-voix, c’est ce qu’il y a de plus intimiste, et c’est un choix assez évident quand on s’adresse à sa mère. C’est sans doute l’une des plus belles chansons d’amour que j’ai écouté dans ma vie, et je crois qu’elle me suivra très longtemps.
Cœurs indomptés vient nous chercher avec cette force du désir qui est parfaitement retranscrite dans la musique, notamment grâce à cette sorte de dualité entre les couplets et les refrains qui est presque obsédante. Comme dans Souveraines, l’équilibre entre les cuivres et les instruments électro nous fait ressentir ce sentiment de plénitude. C’est aussi ce qu’on retrouve Le Désert, qui semble être ce morceau qui vient nous jeter un sort, et qui nous plonge dans une atmosphère étrange et familière à la fois.
Je l’ai déjà citée un peu plus haut, mais La Maison fait partie de mes chansons préferées d’Oceano Nox. Elle vient le conclure de la plus belle manière qui soit, avec ce piano-voix qui peut parler à n’importe quelle personne qui aime ou qui a aimé. C’est le plus beau témoignage de douceur dans l’amertume. Quitter la maison pour espérer trouver sa lumière ailleurs.
Cet album c’est une longue traversée de l’obscurité vers la lumière. C’est un écran de fumée dans lequel on discerne les choses les plus belles au milieu des plus laides. C’est la plus belle des consolations.
Il y a ce poème de François Cheng qui dit :
« Parfois, ce qui se murmure en nous
Devient audible. Nous entendons
Alors tant et tant d’autres murmures
Chez les vivants et les morts, depuis
La nuit des temps, disant un secret
Lancinant : jamais éclairci, basse
Continue de la Voie qui seule sait. »
Et je crois qu’Oceano Nox ouvre un peu la voie. Alors merci Clara.
Pauline