CRAFT. S01 E03 – PI JA MA

Dans ce troisième épisode, PI JA MA vient nous parler de Conquête, extrait de son dernier album « Sous ma frange ». Elle revient sur le thème de la chanson, presque prophétique – écrite à un moment où elle n’avait pas encore totalement vécu qu’elle raconte dans les paroles. Elle nous explique son processus créatif, sa collaboration avec Axel Concato qui a donné naissance aux différentes versions de la chanson, mais aussi sa vision de son projet : entre naïveté feinte et introspection assumée.

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INTERVIEW

CRAFT : Bienvenue dans CRAFT, c’est trop cool de venir nous parler de ton titre. T’as choisi Conquête, de ton album « Sous ma Frange », qui est paru cette année ! T’es contente ?

*Interruption de la part du chien de Pi Ja Ma*

PI JA MA : Sacha te lèche immédiatement les pieds ! (rires) Je suis très contente, je me rends pas trop compte parce que c’est sorti un peu avant l’été et je suis partie en vacances. J’ai fait quelques concerts mais la plupart vont arriver en septembre/octobre… Et c’est surtout aux concerts, quand les gens connaissent les paroles, que je prends conscience que ces chansons qui, pour la plupart, ont deux ou trois ans, existent vraiment. Elles ont dormi tellement longtemps dans des ordinateurs que c’est fou quand des gens mettent des stories où ils les écoutent. Donc je réalise pas trop mais quand je réalise je suis trop contente.

CRAFT : Tu parles de deux ou trois ans – Conquête, tu te rappelles du premier moment où t’as commencé à y penser, ou à l’écrire ?

PI JA MA : Je pense que le thème de la chanson, j’avais envie de l’aborder depuis longtemps. J’ai souvent ce truc-là, j’ai des idées de paroles, des thèmes, des ambiances, mais pas forcément de mélodie qui vient ou d’instruments précis. Je vais chercher ce qui correspond au thème, musicalement, et ouvrir mon laboratoire de ce que j’ai chez moi pour trouver un son.

Là en l’occurrence Axel Concato, avec qui je travaille depuis maintenant six ans, avait dans son ordinateur énormément de morceaux. Il m’avait fait écouter une espèce de thème à la Twin Peaks, qu’on a repris dans Conquête. Au départ, on en a fait une chanson super lente. Moi je trouvais que les sons étaient très 80s, très planants, et ça me faisait penser à un jeu vidéo surréaliste, en même temps super triste… On a commencé à écrire ensemble, sans paroles au début. Ça faisait un peu générique TV et je me disais que ce serait trop cool d’écrire là-dessus, une balade un peu tristos. Après, à un moment, on s’est demandé si elle avait sa place dans l’album, parce qu’elle est quand même méga méga planante, et on avait déjà des titres comme ça. On voulait pas que les gens se retrouvent à avoir que des titres comme ça, parce que c’est pas ça non plus l’énergie qu’on avait envie de transmettre dans cet album. J’ai dit à Axel, « tu veux pas qu’on essaie un arrangement à la Lemon Incest de Gainsbourg ? » ; une chanson… problématique, mais dont je trouve l’arrangement super cool. C’est assez dansant et y a cette voix toute frêle de Charlotte Gainsbourg quand elle est enfant. Du coup, on a accéléré la chanson et on l’a pitchée.

Après, moi, j’ai rechanté sur la version plus 80 et plus dansante, qui est devenue la version de l’album. Ensuite, on était très contents, on l’avait fait écouter à plein de gens… Mais moi j’avais envie d’accentuer le côté jeu-vidéo, surréaliste… J’avais envie de me transformer dans cette chanson, et au moment du mix de l’album, l’étape finale ou t’es pas censé changer de gros trucs, j’ai demandé si c’était possible de mettre un vocoder… Et Guillaume de la Villéon, qui a mixé l’album, Axel et moi, dans la cabine, on s’est dit « mais c’est bizarre de changer ça maintenant, faudra faire réécouter au label et tout… » mais on trouvait ça trop génial. Donc cette chanson a eu énormément de vies différentes. Dans sa forme actuelle, elle correspond parfaitement à ce que je voulais dire au début.

CRAFT : Tu parles de travail de la voix de façon digitale – c’est quelque chose que j’adore dans la production, ça peut faire dire plein de choses à la voix au-delà des paroles. Je me demandais si pour toi c’était un choix surtout esthétique ou s’il y avait un propos ou une volonté via cette modification vocale ?

PI JA MA : J’ai jamais trop compris pourquoi les voix retouchées digitalement me touchaient autant. J’étais émue à chaque fois, que ce soit pitché hyper aigu ou hyper grave, ou des harmonies hyper robotiques… La première fois que j’ai modifié ma voix c’était sur Garage Band sur mon téléphone, ce qui est cool pour débuter, y a pas mal d’options… Mais là j’aimerais bien trouver des outils plus professionnels qui permettent plus de choses, parce que moi je joue pas énormément d’instruments, ou alors quand j’en joue j’en joue un peu mal, à l’oreille… La voix c’est le seul truc que je maîtrise, donc je me dis que si j’avais les moyens de mettre comme des pédales d’effets, ce serait cool. On va tester ça, avec Axel. Et puis j’ai ce truc un peu scolaire ou je veux toujours très bien chanter, je veux que ce soit parfait. Dès que je chante un peu faux j’ai l’impression que tout est gâché. J’ai l’impression que c’est bien aussi de se détacher de ça pour essayer de mieux transmettre des émotions, même pour incarner différents personnages.

CRAFT : Sur Les Questions, d’ailleurs – feat. Papa, c’est avec ton papa ?

PI JA MA : Tout à fait, Stéphane de Tarragon, mon père. Au début y a eu un bug sur Spotify et c’était écrit que « papa » c’était un artiste.

CRAFT : Donc dans Les Questions, j’entends France Gall, les Yéyés, les maniérismes de la fausse naïveté qui en fait aborde des sujets profonds, en simplifiant tout. A l’inverse, dans Conquête, tu prends pas du tout cette voix codifiée et tu parles plus directement – avec des métaphores quand même – de peur et d’angoisse. C’était un exercice différent pour toi ?

PI JA MA : C’est marrant parce que les deux chansons abordent le thème de l’anxiété, le fait de plus trop savoir où on en est, de chercher des réponses… dans Questions c’est mignon parce que j’en parle avec mon papa, on fait des blagues, c’est léger. Dans Conquête c’est beaucoup plus « là c’est très compliqué la vie, mais j’ai envie de m’en sortir ». C’est beaucoup plus en mode guerrière, on est au boss final, dans les limbes, mais il faut trouver la lumière quelque part. Du coup, je l’ai chantée beaucoup plus à fleur de peau, en sentant les paroles, alors que c’est vrai que j’aime bien le côté Yéyé… La plupart des gens qui écoutent ça vite fait vont avoir l’impression que c’est un peu mignon, un peu con con, mais quand t’écoutes les paroles tu vois que c’est plus profond que ça. J’ai l’impression que ça caractérise mon projet depuis le début : la plupart des gens pensent que je suis une petite meuf qui aime le rose et les chiens, mais derrière moi j’ai l’impression d’être plus dark et de réfléchir quand même beaucoup. Mais j’aime bien donner cette image ; ça fait le tri entre les gens qui cherchent à te comprendre et ceux qui veulent te catégoriser.

CRAFT : Ouais, c’est un exercice super dur à faire la fausse simplicité, c’est un truc que j’adore dans la country d’ailleurs. Le vocabulaire est très codifié, y a plein de jeux de mots, c’est un peu « on était là-bas, y avait des chevaux, etc » mais quand tu écoutes plusieurs fois tu te dis qu’ils parlent de trucs super profonds. Je trouve ça super intelligent.

PI JA MA : C’est un peu pareil que les dessins animés de quand on était enfants. Quand on était petit on savait pas pourquoi on aimait ça, mais quand on les revoit, on chiale sa race parce qu’il y a trop de messages, c’est trop beau… Quand j’étais petite je pouvais regarder Le Roi Lion tous les jours – là tu me mets Le Roi Lion, je mets une semaine à me remettre de la mort du papa.

CRAFT : Pareil… Tu parles du thème de l’angoisse dans cette chanson, t’es arrivée avec un truc à dire – tu peux décrire ce thème ou tu préfères laisser la chanson le faire ?

PI JA MA : Non, moi j’aime bien en parler. Je le dis assez souvent : j’ai fait une dépression assez intense l’année dernière. Ce qui est marrant c’est que j’ai écrit cette chanson avant, mais je sentais que ça arrivait, j’étais de plus en plus anxieuse, je commençais à voir flou dans des conversations trop longues, je pleurais pour rien, parfois j’étais à une fête et d’un coup je m’isolais… Et du coup, je pense que j’ai eu envie de détourner ce problème en me disant que ça allait aller, sans essayer de le régler. Petit à petit, je me suis enfoncée dans la dépression. Maintenant, quand je la chante en concert, il y a quelque chose de super émouvant, parce que y a mes ami.e.s, les gens qui ont été là, ou même les gens qui suivent mon projet et me connaissent, qui savent que j’ai été dans ce truc hyper dur mais que je m’en suis sortie. J’ai guéri, après un traitement, plein d’accompagnement… Donc c’est quand même positif, malgré le fait que la chanson aborde le suicide même… Les métaphores « je ne peux pas abandonner la partie comme ça »… Je me dis que si quelqu’un est dans un endroit très sombre comme là où j’étais l’année dernière, entend cette chanson, et se dit que maintenant j’ai réussi à aller mieux (alors que j’étais un légume, je parlais plus, je faisais plus rien – la seule chose qui me motivait à sortir c’était ce chien…), c’est quand même bien.

Malgré les tons différents des chansons, y a quand même un thème récurrent : à un moment de ma vie, entre mes 20 et mes 25 ans, je me suis posée beaucoup de questions. J’avais l’impression d’être très différente, de pas fitter dans la société. Parfois je me sentais très seule, mais en même temps dès qu’on m’invitait, j’avais pas envie d’y aller. Plus j’en parlais dans des BD ou des chansons, plus je me rendais compte qu’on était plein à être comme ça. Notamment pendant les confinements : y a plein de gens qui ont aimé parce qu’il y avait plus de pression sociale, moins de choses à penser… Je pense que cette sortie d’album a été intense parce que c’est la première fois que je dis des choses aussi importantes et vraies pour moi, et en même temps toujours avec des métaphores et de l’illustration.

Je pourrai jamais délivrer un message de façon premier degré. C’est hyper dur je trouve, faire une pochette face caméra « Je vais vous parler de la dépression ». Par exemple, Stromae, il a fait sa chanson récemment où il parle de dépression et de pensées suicidaires, et j’ai une amie qui me disait que ça avait encouragé plein de gens à aller consulter. Quand je l’ai entendue pour la première fois, moi j’étais mal à l’aise, parce que je pense que tout ce qui est lié à ça me trigger un peu. Et en même temps, quand j’ai entendu que ça avait aidé les gens, je me suis dit que c’était quand même super. Y a plein de gens qui pensent que la dépression c’est la maladie des gens qui ont la flemme et qui restent sur leur canapé, alors que moi concrètement je suis passée d’hyperactive totale à « je ne peux plus rien faire et plus rien ne m’intéresse ». Maintenant que je vais mieux, je me redis « faut que je réalise un film, et faut que je fasse une BD, ça et ça, et des enfants, machin », et je me dis que ouais…j’étais malade quoi. C’était pas moi.

Illustration : Claire Le Gouriellec
Photo originale : Florian Salabert

CRAFT : Est-ce que tu as un processus d’écriture que tu répètes, ou c’est toujours différent ?

PI JA MA : J’ai toujours l’impression de faire n’importe quoi. Jusqu’à ce que quelqu’un entende et me dise que c’est bien, j’ai l’impression d’avoir fait n’importe quoi. C’est vachement improvisé : pour America par exemple, Axel avait déjà écrit le refrain, moi j’ai écrit les couplets sur un bout de papier, et on a enregistré juste après, c’était un peu de l’impro. A la fin, y a une partie parlée ou je dis n’importe quoi… Alors que pour Conquête, j’ai pas mis très longtemps à l’écrire parce que j’avais déjà l’idée en tête. Après, j’ai pas vraiment de règle, je me dis surtout qu’il faut que j’utilise des mots qui me plaisent. En français, j’ai plus ce truc d’avoir des mots préférés, alors qu’en anglais, j’essaie de faire en sorte que ça ait du sens, mais je fais pas hyper attention à comment ça sonne. Alors qu’Alex par exemple chante du yaourt sur une mélodie et après essaie de faire rentrer des mots dans son yaourt, quitte à ce que ça ait moins de sens que ce qu’il pense. Moi, si tu me mets une phrase qui sonne bien mais qui a pas de sens, au bout de deux semaines je vais avoir envie de l’enlever quoi.

CRAFT : Est-ce que parfois tu travailles de façon référentielle – t’entends une chanson, t’aimes bien l’histoire, ou la couleur, et tu te dis que tu vas en faire une similaire ?

PI JA MA : Pas trop au niveau des textes, mais dans les mélodies, j’ai tendance à prendre des suites d’accords que j’aime bien. Même des trucs hyper connus de Françoise Hardy ou des Beatles. Après je suis sûre que j’ai déjà piqué des mots ou des phrases sans m’en rendre compte – j’ai l’impression que ça me vient mais c’est quelqu’un d’autre qui l’a dit par exemple. Ecrire en français aussi, au début ça me faisait tellement peur, que j’ai plus écouté de musique française pour voir ce qui me plaisait là-dedans.

CRAFT : Et tu bosses à deux – enfin jusqu’au mix, ou vous êtes trois. T’aimes bien cette façon de bosser ?

PI JA MA : Au début, je me catégorisais carrément comme « Personne solo ». J’ai peur de trop prendre le lead, parce que quand je suis à fond dans un truc, je travaille rapidement, je suis assez impulsive, et je sais qu’à l’école dans les travaux de groupe, je devenais un peu leader, et après je me disais « wouah mais j’ai trop parlé, j’ai pris toute la place, c’est l’enfer »… Mais avec Axel, on a une bonne dynamique. Moi je suis impulsive, lui il est plus perfectionniste. Quand il est trop lent, je lui mets un coup de pied aux fesses, quand il se prend trop la tête sur un son, moi je vais trancher plus vite… Par contre, moi quand je veux bâcler un truc, il me fait prendre plus de temps… C’est vrai qu’il m’a avoué sur le premier album (c’est lui qui écrivait les paroles), qu’il aimait pas trop écrire. Une fois que j’ai eu ce déblocage d’écriture, j’ai eu envie d’écrire deux cent mille chansons. Du coup, on se répartit les tâches comme ça et la dynamique me plaît vraiment.

CRAFT : Maintenant, t’écris toutes tes paroles.

PI JA MA : Ouais.

CRAFT : Est-ce que t’as l’impression que parfois des chansons te surprennent ? Tu commences avec une idée en tête, et pour que ça prenne forme, pour qu’elle prenne vie, tu te rends compte que t’avais pas forcément verbalisé un truc, mais que c’est ce que tu voulais dire.

PI JA MA : Moi c’est surtout quand les gens analysent les chansons. Quand j’ai commencé la promo de cet album, je savais pas trop de quoi j’allais parler. J’aime pas trop y réfléchir d’ailleurs, sinon je me dis que j’aurais des discours écrits et que ce serait nul. Ce qui est cool, c’est que les gens ont posé des questions hyper intenses. J’avais trop peur que l’album soit trop éparpillé, et en fait les gens ont capté la vibe. En faisant des liens entre les chansons, j’ai commencé à comprendre le thème global : toutes ces questions autour de la solitude, du couple, du célibat, le fait de grandir en tant que jeune femme dans cette société… Y a plein de moments où, sur scène, je suis émue, où je me dis « ouais j’ai vécu des choses quand même. » Y a pas mal de gens qui m’ont envoyé de messages sur J’ai Oublié. C’est une chanson de rupture où je dis à un garçon qu’il m’a fait du mal, genre « c’est tout de même fou que tu m’attires, toi, alors que t’es juste un vampire, là pour aspirer toute l’énergie positive dans ma vie », en gros. Et y a plein de filles qui m’ont écrit pour me dire qu’elles étaient en train de vivre une rupture horrible avec un mec ou une meuf qu’elles aimaient. Moi, ça me dérange pas d’écouter ce genre d’histoires, parce que je remets beaucoup en question le métier que je fais, genre ça sert à rien, j’aimerais bien avoir un métier utile, être prof ou m’occuper d’enfants en difficulté, et en fait je me dis qu’il y a des gens qui se consolent avec l’art. Et même si ça apportait pas grand-chose, au moins, ça crée pas de dégâts.

CRAFT : C’est quoi le truc que tu préfères dans le fait de faire de la musique ?

PI JA MA : Chanter. Souvent, j’oublie que je sais chanter. Et d’un coup, je vois ma guitare, et je me dis « ah tiens j’ai envie de faire une petite reprise ! » Et après, le fait de raconter une histoire de A à Z, écrire le texte, une mélodie, associer des images. L’album, je le vois comme un livre, et chaque chanson, un petit chapitre. Comme je fais de l’illustration aussi, j’ai vachement ce rapport à l’objet, où j’essaie de faire en sorte que les gens soient complètement en immersion dans un monde.

CRAFT : Dernière question : pourquoi t’as choisi de nous parler de Conquête?

PI JA MA : Dans sa construction, elle avait quelque chose d’intéressant. D’ailleurs, ce serait intéressant d’écouter les différentes versions. Tu retrouves parfois dans ton enregistreur vocal des a capella, ou des trucs qui n’ont rien à voir. Et puis j’avais un peu peur qu’elle soit mise de côté, comme elle est un peu triste. C’est pas souvent celles qui sont mises en avant. Mais au final, à la sortie de l’album, y a vachement de gens qui l’ont choisie pour la mettre en story ou des trucs cons comme ça. C’est toujours chouette de voir des choses un peu intimes, secrètes, comprises par d’autres. Et c’est aussi sans doute une chanson qui ressemble à ce que Pi Ja Ma va devenir dans le temps : plus s’amuser avec la production, les voix, oser parler de choses tabous… C’est celle qui ressemble le plus au futur du projet.

CRAFT : Trop bien, merci encore une fois d’être venue dans CRAFT !

PI JA MA : Merci !  

Illustration : Claire Le Gouriellec @verycoolgal // Jingle : Angéline Savelli @delasavelli