Creating the Brew : Comment l’intimité du mariage a permis la naissance du Jazz Fusion ?

Les novations et révolutions musicales sont souvent perçues par le biais de grandes vagues artistiques menées par toute une file de musiciens et d’esprits à la recherche de nouveaux terrains à explorer. Seulement, cette vision est en partie fausse, du fait qu’il faille forcément un individu qui, avec une seule idée s’affranchissant des canons de son genre et de son temps, mette le feu au poudre pour lancer une révolution. Ces même idées ne sont pas nécessairement le fruit d’une révolution longue et sage s’étendant sur une longue durée de temps. Il peut en réalité s’agir d’une inspiration très spontanée, ou dont l’origine provient d’un cadre résolument privé et extérieur. 

Ces éclats qui lancent des révolutions sont à répertorier comme des événements microhistoriques. Des moments qui se présentent dans une intimité certaine, qu’elle soit physique ou psychologique, qui vont marquer l’art et la culture de manière générale. Ce fût le cas du trompettiste américain Miles Davis et de son album Bitches Brew sorti en 1970. Pionnier du Jazz Fusion et élément déclencheur du genre, ce dernier est né d’une impulsion provenant de son cadre privé. En effet, la gestation et la création de ce dernier fût initié par l’influence de son épouse de l’époque, une musicienne jeune et intrépide et omniprésente dans la vague du Rock Psychédélique de la fin des années 1960s et du début des années 1970s : Betty Davis.

Il faut bien comprendre qu’un tel évènement, aussi anodin puisse-t-il paraître, intervient dans une carrière immense. Miles Davis est considéré comme l’un, si ce n’est le tout meilleur musicien de l’histoire du Jazz moderne, non pas en termes de technique pure, mais bien d’influence. Entre son Birth of The Cool de 1957 qui a donné naissance au Cool Jazz, son Kind of Blue de 1959, album le plus vendu de l’histoire du genre, qui a à lui seul donné naissance au Jazz Modal ou encore son Sketches of Spain de 1960 arrangé en compagnie de Gil Evans, les travaux du trompettiste sont pionniers et extrêmement influents. 

C’est ainsi que nous en venons à Bitches Brew. Le but de notre travail est alors d’observer et d’analyser comment l’influence de Betty Davis a permis d’ouvrir la porte du processus de création de cet album phare que de nombreux observateurs et spécialistes du genre considèrent comme un travail d’expérimentation primordial dans l’histoire de la Musique Noire. Le but est alors de définir comment cette intimité d’un mariage entre deux artistes a mené à la naissance d’un monument du Jazz, mais également à celle de tout un genre à part entière.

Dans cette optique, nous étudierons dans un premier temps le contexte de cette période de transition dans la carrière de Miles Davis afin de mieux mettre en avant l’élément déclencheur de la réflexion derrière Bitches Brew, provenant donc de l’influence et des conseils de son épouse de l’époque, Betty Davis. Dans une seconde partie, nous nous pencherons sur la gestation de cette graine plantée dans l’esprit du trompettiste en analysant particulièrement les deux albums ayant vu le jour pendant la gestation de Bitches Brew et du Jazz Fusion : Les Filles du Kilimanjaro et In A Silent Way. Dans une troisième et ultime partie, nous analyserons alors le fruit de toute l’influence que Betty Davis a exercé sur son époux Miles pendant leur mariage, à savoir l’album Bitches Brew.

Betty Davis était et est toujours présentée comme une personne résolument en avance sur son temps. Une artiste à la vision établie et claire, et ceci concernant tous les domaines auxquels elle se confrontait. Son ex-mari, Miles Davis, la qualifie ainsi dans sa biographie : 

« Elle connaissait Sly Stone, tous ces types, et elle était très forte aussi. Si elle chantait aujourd’hui, ce serait quelque chose comme Madonna ; ou comme Prince, mais en femme. Elle était au début de tout ça à l’époque où elle chantait sous le nom de Betty Davis. Elle était simplement en avance sur son temps ».

L’originaire de Caroline du Nord va devenir une figure très importante de la Musique Noire américaine au moment où cette dernière commençait à se décloisonner et à réellement s’étendre. C’est notamment dans le monde de la Funk new-yorkaise que cette dernière va imposer une influence pionnière et encore aujourd’hui palpable. Sa période d’activité est à répertorier pendant deux décennies précises, celles des années 1960s et 1970s, moments pendant lesquels elle va enregistrer ni plus ni moins que quatre albums qui sortiront tous cependant pendant les années 1970s. Betty Davis, They Say I’m Different, Nasty Gal et Is It Love or Desire, ce sont ces quatre travaux qui vont entretenir une influence importante sur tout le monde de la Musique Noire américaine.

En plus de la musique, Betty Davis était également grandement impliquée dans le monde de la mode. C’est d’ailleurs une chose que Miles Davis lui-même met en avant, toujours dans sa biographie : « Elle m’a aussi aidé à changer de façon de m’habiller ». Elle était également une personne à l’image ouvertement libérée, s’incluant d’une certaine manière dans le mouvement de la libération sexuelle des femmes de l’époque. C’est ce contrôle total sur son art et son image qui inspireront plus tard de nombreuses artistes féminines dans cette démarche d’auto-suffisance créative.

« Dans le nouveau millénaire, Betty Davis est devenue une figure culte, l’une de celles dont l’histoire tire des leçons importantes dans l’éducation de la musique populaire, particulièrement pour ceux et celles qui s’intéressent aux femmes afro-américaines ».

Le mariage entre Betty et Miles Davis ne fût qu’éphémère et quelque peu expéditif. Ces derniers se rencontrent en 1967 et se marient lors de l’année 1968. Il s’agit ici d’une union qui comprend un écart d’âge conséquent. En effet, Miles Davis est l’aîné de 18 années de son épouse, une union qui ne durera cependant qu’une seule année, le divorce étant prononcé en 1969. 

« Les choses n’allaient pas très bien entre moi et Cicely. On a rompu parce que j’avais rencontré Betty Marbry, une belle chanteuse et compositrice, dont on peut voir la photo sur la pochette de « Filles du Kilimanjaro ». On y trouve d’ailleurs un thème qui s’intitule Mademoiselle Marbry. J’étais à nouveau amoureux, je me sentais bien avec elle ».

C’est cette différence d’âge qui va constituer la force, mais également la faiblesse qui amènera le couple vers la séparation. C’est Miles Davis qui qualifie cette relation en des termes francs mais aussi très directs. Il la qualifiait de « trop jeune et sauvage » pour lui, alors âgé en 1968 de 42 ans lors du mariage. C’est cette même jeunesse qui va cependant amener Miles Davis à révolutionner son style et son art. Cela nous mène à lire une sorte de parallèle. Cette jeunesse confrontée à la maturité du trompettiste fût à la fois un moteur créatif et relationnel, mais également un poison qui amena à la mort d’un couple et d’un mariage.

C’est ce jeune âge de Betty Davis qui va favoriser l’intégration et la participation franche et directe de la musicienne dans la nouvelle vague artistique, qui prend place entre les deux décennies des années 1960s et 1970s. Une période durant laquelle de nombreux chamboulements artistiques vont prendre place et vont amener Betty Davis et à faire découvrir à son mari de nombreuses créations en vogue chez la jeunesse américaine et afro-américaine.

La fin des années 1960s fût le théâtre de l’apparition et de l’avénement de genres musicaux comme la Funk et le Rock, qui furent par ailleurs grandement mis en avant par le désormais célèbre festival de Woodstock.

« Beaucoup de changements survenaient en musique dans la période 1967-1968, beaucoup de choses nouvelles apparaissaient. Par exemple, la musique de Charles Lloyd, devenue très populaire […] En 1968, j’écoutais surtout James Brown, le grand guitariste Jimi Hendrix, et un nouveau groupe qui venait de faire un succès avec Dance to the Music : Sly and the Family Stone, dirigé par Sly Stewart, de San Francisco ».

Ne serait-ce que pour le Rock, ce sont plusieurs révolutions qui vont prendre place. On peut particulièrement prendre les exemples du Rock Psychédélique et du Rock Progressif qui sont tout deux liés en réalité. En effet, le Rock Progressif prend la suite directe de son penchant Psychédélique et s’en inspire pour le faire fusionner avec… le Jazz. Les dates coïncident d’ailleurs symboliquement, les prémisses du Jazz Fusion de Miles Davis, avec In A Silent Way et Bitches Brew prennent naissance en 1969 et 1970 alors que le coup de feu du Rock Progressif lui, est tiré en octobre 1969 avec le premier album du genre : In The Court of the Crimson King des Britanniques de King Crimson.

La Funk elle aussi par ailleurs entretient un lien étroit avec le Jazz. Effectivement, historiquement, elle est le dérivé d’un mouvement précis du Jazz : le Hard-Bop. Le genre s’est développé pendant les années 1960s et 1970s et est directement tiré, comme le Jazz, des communautés noires et afro-américaines. Le nom du genre est une référence à cette appartenance ethnique, ce dernier étant tiré de l’insulte régulièrement employée par le WASP pour qualifier des artistes noirs. C’est toute cette vague de renouveau créatif dans laquelle Betty Davis a emmené Miles à la fin des années 1960s. 

C’est également une période pendant laquelle les luttes anti-discriminatoires deviennent de plus en plus avérées et populaires. On peut notamment penser à l’activisme du Révérend Martin Luther King Jr et à son assassinat en avril 1968 qui démontre bien un climat de tension raciale évident aux États-Unis. Cette révolution populaire et culturelle se revendique comme étant orientée vers les racines africaines d’une partie de la population afro-américaine. Cela amène donc à une sorte de rejet des codes culturels et créatifs occidentaux qui va alors donner lieu à une déconstruction de la création artistique de la part des populations noires et afro-américaines.

Cette réflexion concrète sur « comment créer de l’art », et dans ce cas précis de la musique, va alors mener à la création de mouvements qui découleront directement de cette introspection. On note particulièrement dans le Jazz ce phénomène avec l’apparition du Free Jazz. Ce mouvement est explicitement une réponse à la démocratisation des codes occidentaux, et donc blancs. Comme le dit Maxime Delcourt dans son ouvrage Free Jazz : « […] le Free Jazz devient l’espace privilégié de l’exploration et de l’expression ouverte de la négritude ». C’est particulièrement Ornette Coleman qui, avec son Free Jazz: A Collective Improvisation de 1961, va poser les bases de ce que deviendra plus tard le Free. Ce dernier met alors en avant une musique décrite ainsi :

« [La musique de Coleman] décrit parfaitement l’esprit d’indépendance et d’improvisation des compositions estampillées du label Free Jazz : une esthétique libre, parfois insurrectionnelle ou romantique, habillée de sons improvisés, de lyrisme expressif et portée par une folle énergie ».

On remarque alors qu’à travers la musique, que ce soit le Jazz, la Funk ou le Rock, l’art noir est en pleine expansion et subit surtout une révolution sans précédent. La musique devient alors une réelle forme d’expression contestataire forte et affirmée. 

C’est dans ce contexte précis que le point de bascule moteur de nos travaux va prendre place. Alors dans une période creuse dans sa carrière, Miles Davis découvre, par le biais de son épouse, le Rock et plus particulièrement le Rock Psychédélique. C’est spécifiquement les travaux de Jimi Hendrix, avec notamment les très influents Electric Ladyland et Axis: Bold As Love, qui vont guider Davis vers une nouvelle voie créative. On observe alors un choc générationnel fort entre un artiste installé depuis maintenant plus de vingt ans, et un jeune arrivant qui à ce moment-là, s’impose comme une force créatrice novatrice et surtout populaire.

Cet écart générationnel permet d’être enjambé grâce au rôle d’entremetteuse de Betty Davis qui fit le lien entre Miles Davis et Jimi Hendrix. Cette rencontre permit au trompettiste de se conformer aux tendances musicales de l’époque. Effectivement, au tournant entre les années 1960s et 1970s, le Jazz n’est plus que l’ombre de ce qu’il fût en d’autres temps. Nous sommes en pleine Beatles-mania, Elvis Presley est l’un des musiciens les plus populaires du monde et les jeunes artistes afro-américains du Rock et de la Funk sont en train de conquérir le monde entier. Le Jazz est alors dépassé, et c’est là que Betty Davis va occuper une place extrêmement importante dans cette remise au goût du jour du genre opérée par Miles Davis et orienter le Jazz vers un public plus jeune grâce à la découverte du Rock de Miles Davis.

Cette rencontre du trompettiste américain avec le juvénile mais désormais tout puissant Rock va alors amener à une période de gestation durant deux années. Ces dernières vont se caractériser et se matérialiser dans la sortie de deux albums qui vont voir le musicien entreprendre de nouvelles sonorités et expérimenter avec la musique qu’il découvre alors à ce moment-là. Ces deux albums sont Les Filles du Kilimanjaro sorti en 1968 ainsi que In A Silent Way, lui sorti en 1969, tous deux chez Columbia. Il s’agit ici d’une période de transition entre le Jazz Modal de Davis qui règne depuis 1959 vers le Jazz Fusion qui est alors dans ces deux albums en pleine naissance.

Ces deux albums font alors l’office d’une réelle métamorphose pour le musicien qui a fui Juilliard plusieurs dizaines d’années plus tôt. Le style qui est dépeint dans ces deux disques par Miles Davis est éclectique, avec un penchant pour les textures électroniques et l’expérimentation qui est palpable et tangible. Les Filles de Kilimanjaro est un premier essai qui, sans être timide montre tout de même une certaine retenue. À l’époque de sa sortie, la comparaison avec son projet précédent, Miles in the Sky, est évidemment de mise et marque un certain contraste criant. On peut notamment penser aux mots du critique Stephen Thomas Erlewine qui qualifie la musique de cet album comme une forme de « chaos contrôlé » :

« Ce qui rend cet album aussi fascinant c’est qu’il permet d’entendre le point de rupture ; alors que tout son quintet l’a suivi [Miles Davis] vers le Fusion, on peut les entendre s’éloigner et abandonner les conventions qui ont elles-mêmes constitué le Jazz aventureux et expérimental, le transformant en quelque chose de nouveau ».

On observe alors une forme de Jazz traditionnel, en quintet, avec une majorité acoustique mais qui incorpore tout de même une instrumentale électrique. En effet, on peut tout d’abord observer la présence du Fender Rhodes campé par le désormais légendaire Herbie Hancock ainsi que par le futur fondateur de Return to Forever : Chick Correa. Cette électrisation du son de Miles Davis va plus loin. Ce dernier remplace alors la coutumière contre-basse, vue comme une véritable tradition dans le Jazz, pour lui préférer une basse électrique, alors omniprésente dans le Rock et la Funk. 

Sur Les Filles de Kilimanjaro, ce sont Ron Carter et Dave Holland qui vont être chargés de donner ce son plus électrique et dense à la section rythmique. Cette dernière étant complétée par le batteur Tony Williams qui participe grandement à cette mise en place du chaos contrôlé dont parle Stephen Thomas Erlewine. On retrouve également un musicien qui jouera plus tard un rôle très important dans le monde du Jazz Fusion, en la personne du saxophoniste Wayne Shorter qui, deux ans après la sortie de cet album, en 1971, ira former le groupe de Fusion mythique Weather Report. 

L’influence de Betty Davis est prépondérante dans tout cet album. On peut tout d’abord évidemment penser à la pochette de ce dernier qui met en avant le visage de celle qui était tout fraîchement devenue l’épouse du trompettiste à l’époque. Ce visage peut être interprété comme étant une forme de symbole de l’arrivée des influences plus jeunes et tendances de l’époque par le biais de cette dernière. Miles Davis lui consacre par ailleurs deux morceaux au sein de Les Filles de Kilimanjaro, à savoir Frelon Brun ainsi que Mademoiselle Marbry, celui-ci étant le nom de jeune fille de Betty Davis. On note également que les cinq morceaux de l’album ne sont titrés qu’en français, dans le but de donner une certaine forme d’exotisme au projet et qui marque une rupture avec les travaux précédents du trompettiste.

On assiste dès lors à une sorte de juvénilisation de la musique de Miles Davis qui a toujours, comme point d’ancrage et de départ, l’influence de Betty Davis. Cette envie de se diriger vers une génération plus jeune se voit également par les musiciens qui accompagnent le trompettiste et qui composent son groupe à l’époque. Ce sont majoritairement des musiciens en début de carrière comme Herbie Hancock, Chick Correa, Ron Carter ou encore Tony Williams. Afin d’entamer une transition la plus transparente et authentique possible, Miles Davis s’entoure alors de musiciens qui font partie de cette même génération dont le trompettiste veut s’inspirer et tenter de toucher avec sa musique. 

Une entreprise que ce dernier va par ailleurs perpétuer à travers l’album suivant, qui sera la dernière pierre de la transition de Miles Davis vers le Jazz Fusion : In A Silent Way. On y retrouve une grosse partie du casting présent sur Les Filles de Kilimanjaro, mais avec un ajout majeur, à savoir le guitariste John McLaughlin qui ajoute son jeu de guitare électrique au son du groupe de Davis. On remarque alors que le processus d’électronisation de la musique du trompettiste progresse et cherche à aller plus loin. Au sein de ce même album, paru en juillet 1969 chez Columbia, c’est la première fois dans l’œuvre de Miles Davis que l’on entend une guitare, électrique qui plus est. C’est alors un nouveau pas en avant vers une fusion progressive entre les harmonies Jazz et Rock. 

On retrouve cette influence du Rock dans un autre instrument présent dans In A Silent Way, à savoir l’orgue. Ce dernier peut notamment nous renvoyer au Rock Psychédélique qui s’inspire notamment du Gospel dans son utilisation de l’orgue, ce qui peut particulièrement nous rappeler la musique de The Doors par exemple. On peut illustrer cela avec le morceau Light My Fire, enregistré en 1966 par le groupe californien et sorti l’année suivante, tant on remarque une utilisation et une mise en avant prononcée de l’orgue. 

Le chaos décrit par Stephen Thomas Erlewine est toujours tout aussi contrôlé. On sent véritablement une certaine retenue qui est encore tangible dans l’écriture et l’interprétation des morceaux. Comme si le groupe n’osait pas encore lâcher les chevaux et laisser libre court à une déconstruction complète de sa musique. Malgré la longueur des deux uniques morceaux de In A Silent Way, l’un durant 18:14 et le second 19:52, on sent tout de même des motifs qui reviennent régulièrement et des structures qui ne sont pas encore grandement aventureuses. Ces dernières sont notamment directement empruntées au Rock Psychédélique, qui mise une grande partie de son effet et de son efficacité sur ses boucles rythmiques et mélodiques qui créent une sorte de tourbillon musical prenant et presque enivrant. 

Ce second essai possède cependant un statut plus important que son prédécesseur, l’explication à une pensée et une conception notamment plus aboutie et qui tend de plus en plus à intégrer de manière claire et directe le Rock à son son. Comme le dit Matthieu Thibaut dans son ouvrage Bitches Brew, ou le Jazz Psychédélique, le but ici est de s’approprier le langage Rock que Betty Davis a fait découvrir à son mari lors de l’année 1968. Le musicologue, toujours, met cependant en avant une difficulté majeure que rencontre le groupe avec cette nouvelle direction musicale, à savoir celle de la représentation live. 

Le quintet peine en effet, lors de ses représentations scéniques, à sortir du cadre du Jazz pour pleinement s’insérer dans une vague plus orientée vers le Rock et la musique noire en pleine effervescence à l’époque. L’auteur l’explique particulièrement par le besoin de laisser l’expérimentation propre à ces disques dans le cadre des sessions de studio, et de réserver la scène à une performance que très peu décousue et aventureuse :

« Elle creuse aussi l’écart entre les performances studio et les lives de Davis : les concerts effectués en 1968 appartiennent encore à la famille, certes élargie, du Jazz swingué. Le répertoire y compile des pièces extraites de Miles Smiles et Nefertiti. Un tel choix s’explique certainement par le fait que Davis préfère expérimenter les différentes possibilités sonores en studio, lieu d’écoute privilégié, plutôt qu’en concert ».

On sent alors à travers cette lecture un Miles Davis qui tâtonne et cherche à perfectionner un style qu’il travaille et forme depuis maintenant plus d’une année. C’est alors en août 1969, dans le studio de la 52e Rue de Columbia à New York, que ce travail d’expérimentation et de recherche sonore va prendre sa forme finale. C’est entre le 19 et le 21 de ce mois d’août que l’album Bitches Brew sera enregistré par le groupe de Miles Davis, pour une sortie prévue pour la fin du mois de mars de l’année suivante. Marquant alors au fer rouge la naissance dite « officielle » du Jazz Fusion. 

C’est le 30 mars 1970 que le trente-cinquième album studio de Miles Davis, Bitches Brew, est rendu public via le label Columbia Records. Souvent qualifié comme étant une véritable fracture dans le monde du Jazz, le disque va révolutionner le genre jusqu’à le repousser dans ses retranchements. Le coup de canon qu’est Bitches Brew prend la forme d’un double album durant près de deux heures et faisant éclater les codes du Jazz Modal que Miles Davis lui-même avait établi et rendu célèbre en 1959 avec Kind of Blue. Ce trente-cinquième album marque la finalité de toute la période de transition ayant pris place depuis la découverte de l’art de Jimi Hendrix et sa rencontre avec le guitariste, et plus globalement avec toute la musique jeune des communautés afro-américaines. 

On retrouve cette atmosphère sauvage et hypnotisante du Rock Psychédélique qui s’exprime dès le premier morceau de l’album, Pharoah’s Dance, qui met en avant une boucle mélodique et rythmique complètement déstructurée. Ce démantèlement des codes occidentaux est en réalité le synonyme de ces fameux chevaux qui étaient en retenue sur Les Filles de Kilimanjaro et In A Silent Way et qui, ici, sont complètement lâchés. Ceci est notamment dû à un rapprochement très franc et direct avec le Free Jazz, le sous-genre du mouvement qui, avant l’apparition de Bitches Brew et du Fusion, était le plus populaire et jeune dans le microcosme du Jazz. C’est cette influence précise qui pousse cet album vers une cacophonie somptueuse qui crée alors un pont quelque peu inattendu entre le Rock Psychédélique hypnotique et le chaos du Free Jazz :

« Le Free Jazz, comme son nom l’indique, brise ainsi les règles. L’harmonie n’existe plus, tout au plus subsiste, lors des passages les plus calmes, un drone, c’est-à-dire un repère harmonique continu ».

Il est cependant quelque peu ironique de constater un tel mélange quand on sait que Miles Davis lui-même n’est que très peu friand du genre théorisé par Ornette Coleman ou encore Sun Ra. Ce dernier reprochant au mouvement de n’être qu’un effet de mode éphémère qui ne comporte aucun réel sens musical ou harmonique, à l’exception de sa volonté émancipatrice : 

« Les gens aimaient ça comme ils aimeraient n’importe quoi du moment que c’est à la mode. Ils veulent être branchés, toujours être dans le vent pour ne pas paraître démodés. Les Blancs sont comme ça, en particulier quand un Noir propose quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Ils ne veulent pas admettre qu’un Noir peut faire quelque chose qu’ils ne connaissent pas. » 

C’est en réalité cette pièce qui manquait au puzzle que Miles Davis avait commencé à construire sous l’influence de son ex-femme Betty Davis à la fin des années 1960s. Avec Bitches Brew, nous assistons à la véritable naissance du Jazz Fusion. Cette naissance met en avant une ambiance à la fois sombre et lumineuse qui se voit être terriblement hypnotique une fois notre cerveau et oreille coincés dans ce tourbillon cacophonique. Cette idée de transe est particulièrement retranscrite par le titre de l’album. En effet, ce dernier est en réalité le détournement d’une expression anglo-saxonne : Witches Brew, qui signifie « Potion de Sorcières ». Le détournement de cette expression provient du fait que Miles Davis avait alors à l’époque l’habitude de surnommer tous ses musiciens « Bitches », ou « Salopes » en français. La « Potion de Salopes » prend alors ici un tout autre sens. Ces musiciens sont des sorciers, qui une fois leur ensorcellement effectif, nous font entrer dans une transe certaine. 

On retrouve en grande partie les mêmes musiciens qui étaient déjà présents sur les deux essais précédents Bitches Brew qu’étaient Les Filles de Kilimanjaro et In A Silent Way. Dans les noms particulièrement importants on peut y apercevoir Wayne Shorter, John McLaughlin ou encore Chick Correa. Cependant, une liste très importante de musiciens prend ici part au processus de création de cette magie désordonnée. On observe dès lors un hybridisme qui est pluriel. Non seulement musical, de par les différents mélanges que la musique de Miles Davis met ici en avant, mais également générationnel. Le trompettiste s’entoure ici toujours de musiciens jeunes et « hip » comme ce dernier avait l’habitude de le dire. On peut alors ici décrire Bitches Brew comme étant la matérialisation de la fusion entre le Jazz, ses codes et manières de travailler, avec la musique noire de l’époque, mais également tout un contexte particulier. Un hybridisme qui a tenu le Jazz, depuis sa naissance, éloigné de toute forme de routine ou de zone de confort.

« Tout au long de son histoire, le Jazz s’est inspiré des musiques du monde dans leur pluralité, ainsi que l’ont montré de nombreux anthropologues ».

Cette fuite d’une certaine zone de confort est également caractérisée par une méthode de production très particulière qui est, pour l’époque, inédite dans le monde du Jazz. Pour ce trente-cinquième album, et comme pour Les Filles de Kilimanjaro et In A Silent Way, Miles Davis est accompagné de son fidèle producteur Teo Macero. Ce dernier a opté pour une technique de collage des bandes ayant été enregistrées pendant les trois jours de studio effectués par le trompettiste et son armée de musiciens. Le rôle de Macero est alors ici tout aussi novateur que la musique mise en avant par Bitches Brew. Cet aspect entre artificiel et naturel accentue cette idée de transe qui surplombe tout l’album :

« Le producteur de Miles Davis, Teo Macero endosse un rôle inédit lorsqu’il retravaille les prises enregistrées afin de leur offrir une toute nouvelle cohérence narrative. Il coupe certains passages, en répète d’autres, monte des extraits disparates pour faire advenir des expérimentations spontanées une œuvre aboutie et maitrisée. »

En somme, on peut statuer de l’influence d’une simple découverte entreprise dans le cadre d’une relation maritale, et par-dessus tout l’impact que cette dernière a eu sur l’artiste en question et le monde de la musique dans un sens plus global. Lorsque Betty Davis fit découvrir à son mari, de dix-huit années son aîné, il y a fort à parier que cette dernière ne se doutait pas de l’impact que cela aurait non seulement sur son époux mais également sur sa carrière et sa vision de son art.

La découverte du monde des musiques jeunes afro-américaines et la rencontre de certains de ses acteurs par Betty Davis a amené Miles Davis à se réinventer non seulement en tant qu’artiste mais également en tant qu’artiste. Nous avons alors pu assister à la renaissance d’un artiste empli dans le doute du fait d’une certaine chute de son succès commercial, le Jazz étant alors boudé aux profits du Rock et de la Funk, mais a également amené tout un genre à se renouveler et innover pour avancer avec son temps et ses codes. 

On peut alors, sans trop émettre de doutes, avancer que Betty Davis fût l’étincelle qui mit le feu aux poudres et qui lança le processus de théorisation et d’expérimentation qui va donner naissance, quelques années plus tard, au Jazz Fusion. C’est cette fusion entre le Jazz, la Funk, Le Rock et le Free Jazz, qui fût initiée par la chanteuse, qui va permettre à toute la scène Jazz non seulement de retrouver une crédibilité critique et commerciale, mais également d’ouvrir la porte à tout un nouveau champs à toute une génération de musiciens qui seront influencés par les travaux de Davis, eux-mêmes inspirés par l’influence et les rencontres faites avec son ex-épouse Betty Davis.

Ces travaux permettent à Miles Davis de s’intégrer dans son époque et de conformer sa musique à un moule qui englobe en particulier toute la large et importante sphère de la musique afro-américaine. Ce dernier comprenant les luttes contre les inégalités raciales ou encore la déconstruction des codes artistiques et culturels occidentaux et blancs qui régissent sans grande contestation le monde de la création artistique. 

On note alors une influence immense de la démarche, de la musique et du genre qui en découle. Dans le Jazz on peut prendre l’exemple de Kamasi Washington qui est reconnu pour avoir revitalisé, au début des années 2010s, un Jazz endormi. On peut aussi puiser dans ce cas dans d’autres genres comme le Rock Progressif ou encore le Hip-Hop. L’illustration la plus marquante serait sans doute celle du chef d’œuvre contemporain qu’est To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar, paru en 2015 chez TDE et qui démontre avec splendeur toute l’influence qu’a encore le Jazz et les travaux de Davis aujourd’hui. On peut également illustrer cette influence de la méthode de Bitches Brew sur le Hip-Hop avec la figure de Kanye West qui, à l’instar du trompettiste, arbore la casquette du chef d’orchestre dans la conception de ses œuvres.

L’influence de Betty Davis, qui a amené Miles Davis dans une manne créatrice effervescente et prolifique a alors non seulement changé la carrière d’un artiste déjà respecté à ce moment, mais également toute une industrie et d’autres musiciens depuis maintenant plus de cinquante ans. C’est cette intimité du mariage et du partage culturel au sein du foyer qui a permis un tel bouleversement de la culture au sens large du terme.