Avec son album Caméléon, la rapstar marocaine compte bien commencer à exporter son art au-delà de ses frontières. On a eu l’honneur de pouvoir revenir sur la scène marocaine mais également sur son projet au cours d’une discussion qui nous en apprends beaucoup sur l’industrie du rap au Maroc.
LFB : Le projet vient de sortir, comment vas-tu ? Es-tu content des retours que tu as déjà pu avoir ?
ElGrande Toto : Bah ça va, je suis content. La vérité, j’ai fait 1000 ventes en France, ce n’estst pas énorme mais je pense que pour un marocain, une langue étrangère, qu’on comprend pas en France comme l’anglais, l’espagnol ou le créole, c’est un peu compliqué d’avoir ce résultat. Je suis trop content, même côté playlist, je suis content. Je ne peux pas me plaindre, cela ne fait que me motiver pour pourquoi pas faire un petit flip de carrière et faire des morceaux totalement en français.
LFB : Tu es bien identifié au Maroc et tu es aussi respecté par les artistes francophones, ce qui explique les grosses connexions qu’on retrouve sur le projet. Comment tu vis le fait que même si les artistes francophones te connaissent, le public lui prend plus de temps ?
EGT : Je pense que pour chaque chose il y a un début. C’est normal que le public ne me connaissent pas trop, comme on a dit sur Twitter, je suis inconnu au bataillon (rires). Après dans le business c’est autre chose, les rappeurs ils fouinent trop. Quand tu es un artiste, tu es trop dans la recherche et puis ça parle aussi. C’est pour cela que c’est seulement en 2020-2021 que j’ai commencé à pop-up en France mais je peux te dire que depuis 2018 j’ai travaillé avec pas mal de rappeurs, j’ai topliné sur pas mal de projets. Dans le business on sait déjà qui je suis. Après, c’est normal quand tu n’es pas assez exposé, qu’il n’y ait pas de résultat, pas d’impact.
Parfois, tu n’as pas vraiment le respect que tu mérites. Après, quand tu vois un album marocain avec un Damso, un Lefa, un Hamza, ici on ne s’y attendait pas trop. Ce n’est pas quelque chose que les gens pensent possible. Déjà il y a le problème de visa pour voir les artistes. Il y a pleins de complications, mais heureusement on a réussi avec l’équipe à faire un beau projet. Tout ce qui est création, c’est moi qui gère avec l’équipe et on est satisfait.
Après, que le public ne me connaisse pas, ça c’est pour le moment. SCH au début il était inconnu, Soolking par exemple, je pense que c’est quelqu’un qui a vraiment contribué à débloquer cette idée qu’on ne sera jamais connu en France.
LFB : Penses-tu qu’il existe une différence quand on se développe en tant qu’artiste au Maroc plutôt qu’en France ?
EGT : Ouais, déjà il y a une différence monétaire. Quand tu te développes en dirham, ce n’est pas comme si tu te développais en euro. Ca ferait un bon titre ça (rires). Bref, c’est plus compliqué ici car il n’y a littéralement pas d’industrie. Là, on est en train de construire cela. Spotify c’est seulement arrivé en 2018. Itunes, il n’y a pas encore de top au Maroc. C’est un peu galère.
Alors qu’en France, tout est différent parce qu’il y a de l’argent. Genre, un inconnu peut signer à 25 000€ alors qu’ici c’est vraiment galère.
LFB : Dans certains de tes textes, tu évoques souvent les trahisons que tu as pu vivre que cela soit dans la vie ou dans la musique. Maintenant que tu es numéro un de ton pays en terme de rap qu’elle regard portes-tu sur le chemin qui t’as amené là ?
EGT : Toutes les trahisons ont été utiles. Tous les faux coup que j’ai reçu durant toute ma carrière m’ont été utiles. Ca te casse sur le coup mais quand tu as la rage, tu te relèves après. Je suis tellement déterminé dans ce que je fais, j’ai tellement la rage, tellement faim que quand quelqu’un m’entube je me dis que je vais lui montrer en travaillant. Ca me forge un peu, ça m’ouvre un peu les yeux, ça me permet de voir ce qu’il se passe vraiment dans la vie.
Après, j’ai 24 ans, je peux être naïf, je suis pas encore rodé de la vie mais on fait avec. Sans trahison, il n’y a pas de victoire en vrai.
LFB : On avait parlé un peu des connexions qui se retrouvent sur le projet, surtout les francophones. En les ramenant, c’était une volonté d’exporter ta musique ?
EGT : C’était plus une volonté d’exporter le rap marocain et pas uniquement ma musique. Je veux que le rap marocain soit le nouveau drapeau algérien en France. Je suis en train de travailler sur cela, comme beaucoup on déjà travailler sur cela avant moi.
Je pense que cet album a vraiment ramené un plus à la culture urbaine marocaine pour la technique de communication, même au niveau du mixage et du mastering, du flow aussi.
Ramener ces gars là, c’était plus pour exporter le rap marocain que pour ma musique à moi. Après, là je te parle en tant que Toto, mais si je te parle en tant que personne, je te dis que ce sont des rêves de gosses. Quand je vois, Damso je l’écoutais en cours, j’écoutais Comment faire un tube ? et là je fais un morceau avec lui.
LFB : A l’inverse, il y a d’autres invités qui viennent de ta région. C’était une volonté de montrer ton attachement à tes racines ?
EGT : Le seul featuring marocain qu’il y a c’est avec SmallX. C’est un ancien du groupe Shayfeen, c’est quelqu’un de grand au Maroc, je le respecte énormément. Il m’a vraiment appris pleins de trucs dans le domaine. C’est vraiment quelqu’un de bon, chose que tu vas rarement trouvé dans le domaine du show-business.
Le ramener c’était vraiment un choix personnel, dans le sens où je voulais un OG marocain sur le projet. Après, le morceau qu’on a fait je pense pas que j’aurais pu le faire avec quelqu’un d’autre. Je regretterais jamais d’avoir fait un morceau avec lui, c’est un honneur pour moi de l’avoir dans mon album, parce que je le saignais à l’époque, j’écoutais Shayfeen et là je fais des morceaux avec eux, c’est un truc de malade.
LFB : C’était important pour toi de collaborer ?
EGT : Bien sur, la musique c’est le partage à la base. Pour moi la musique c’est quelque chose d’universel et peut-être que les générations qui arrivent n’ont pas la même notion de la musique. Par exemple, il n’y a presque plus de CD’s alors que moi j’ai grandi avec. Pour moi, c’est obligatoire de garder les traditions d’un album, donc d’inviter des gens, faire venir quatre beatmakers sur un morceau, essayer de nouvelles choses.
Je suis quelqu’un d’ouvert, si on a écouté une instru et qu’on a bien rigolé, je propose de faire un morceau. Je ne suis pas trop calculateur, je n’ai pas la grosse tête. Le truc de « numéro un », à chaque fois que je l’entends je me dis que c’est peut-être vrai en stream mais c’est tout, il faut arrêter avec cela, je suis quelqu’un d’humble.
LFB : Ce que je trouvais intéressant dans le projet, c’est que tu as réussi à emmener les artistes dans l’univers du projet.
EGT : Par exemple, pour Damso je voulais la jouer terre-à-terre, moi je suis ici, toi tu es là-bas.
Obscurité, c’est un morceau que j’avais fait en solo, il ne devait pas sortir avec Hamza de base.
LFB : On va parler un peu de la scène au Maroc, parce qu’ici il y a peu d’artiste de cette origine qui sont mis en avant. Aurais-tu des artistes à nous faire découvrir ?
EGT : Déjà il y a Der’k, ce gars là il est signé chez moi, BNG City Block, c’est un gars de chez moi, il rappe en français, il est très lourd. S’il était en France, il aurait pu péter, il serait dans la génération Koba La D, etc. Il est vraiment jeune, il a 18 ans, il passe son bac cette année mais c’est un truc de malade. Il y a aussi Dollypran, Snor, Stormy, il y en a pleins. Après tu as la nouvelle génération qui est en train de monter avec 21 Tach, Bo9al, Madd qui arrive après nous. Il y a pleins de gars à écouter ici. Ce qui est bien dans le rap marocain, c’est que même s’il y a une diversification de générations, tout le monde rappe ensemble. Tu peux y écouter du old-school, du new-school. Sinon, les artistes que je t’ai cité feront l’affaire.
LFB : Maintenant, on va se pencher sur le projet qui se nomme Caméléon, un titre qui représente bien le projet car dedans tu y a mis toute ta palette artistique. C’était important pour toi de montrer tout ce que tu savais faire au sein d’un même projet ?
EGT : Le Caméléon à la base c’est parti dans le sens où je m’adapte vraiment aux environnements. Je voyageais beaucoup durant la période de création du projet, j’ai côtoyé beaucoup de cultures et j’arrivais à m’y adapter. Après, quand j’ai vraiment cherché par rapport au Caméléon, je me suis rendu compte qu’il ne changeait pas de couleurs par rapport à l’environnement mais par rapport aux émotions et ça c’est un point très important dans l’album. Un morceau comme A.D.H.D vient d’un trouble d’hyperactivité que j’ai. J’ai parlé de pleins de choses et j’ai utilisé pleins de styles. Je pense que c’était important de jouer là-dessus, déjà pour montrer ce que je savais faire mais aussi pour montrer ce qu’on savait faire au Maroc. Je savais que l’album allait être écouté à l’étranger, je pense que la promo qui a été faite à jamais été faite pour un album marocain.
Je pense que c’était important de montrer peut-être pas toutes mes facettes mais une majeur partie.
LFB : Comme tu l’as dit, tu testes plusieurs styles mais pourtant le projet est cohérent. On sent qu’il y a eu de la recherche sur la direction artistique du projet, cela t’as pris du temps à mettre en place ?
EGT : Cela m’a pris trois ans dans le sens où j’ai fait l’album cinq fois. J’ai fait cinq résidences artistiques, deux cohérentes et les autres c’était des jours par-ci par-là. Le projet a fuité pas mal de fois, j’avais vraiment un problème de fuite à l’époque. Cela m’a pris du temps dans le sens où je voulais sortir l’album en mars mais il y a eu le coronavirus, après j’ai perdu ma mère en juillet, ce n’était pas évident. Au moment où je voulais mixer l’album, j’avais seize titres et j’en ai supprimé huit. Du coup je les ai retravaillés pendant le mix. J’allais mix le matin et en studio après. C’est à ce moment là qu’on a fait tous les featurings je pense. On a bouclé Farid Bang, Hamza… Damso c’est le dernier qui a posé sur l’album.
Je pense que ce qui m’a pris du temps c’est les fuites. Parce que si un projet fuite, c’est bon je ne vais pas le sortir, je préfère le refaire de A à Z. Ca m’a saoulé de devoir le refaire mais heureusement on est arrivé à un très bon résultat et je suis content, là on est à plus de 18 millions de streams sur Spotify.
LFB : Penses-tu que ce projet va permettre aux gens qui ne te connaissent pas de te découvrir ?
EGT : Bien sur, je pense que c’est une carte de visite comme disait SCH pour A7. On montre aux gens ce qu’on sait faire. Après, c’est sur qu’on va partir sur des choses plus conceptuelles et chargées musicalement. On est toujours à la recherche de faire augmenter notre musique. Je pense que ce projet parle bien de lui-même et que les gens vont se régaler. Peut-être qu’ils vont pas comprendre la langue mais la vibe on ne retrouve pas ça dans le rap francophone. Même si le rap francophone a la faculté de sortir de gros singles. Moi j’ai grandi avec ce rap francophone, donc j’avais des envies surdimensionnées, surtout avec les flows qu’on a ici. Je me dis qu’on n’a pas les mêmes budgets qu’en France mais il y a quand même des trucs de malade.
LFB : Que peut-on te souhaiter pour la suite ?
EGT : Un petit disque d’or, pourquoi pas, je n’en ai jamais eu, je ne suis pas certifié. J’ai pensé à un nouvel hashtag, #touspourleroro pour mobiliser tous les marocains et maghrébins pour acheter l’album sur Itunes ou en physique, il sera disponible dans moins d’un mois. On veut vraiment aller chercher un disque d’or marocain. Comme je disais en début d’interview, cet album je ne l’ai pas pensé pour moi mais pour le rap marocain et le Maroc. J’encourage tout le monde qui va lire cette interview à acheter le CD pour contribuer au développement d’une scène encore peu valorisée. Il n’y a pas de syndicats de certification au Maroc, ce qu’on veut c’est au moins un single d’or pour pousser les gens à venir investir au Maroc car c’est un terrain vierge, sinon je serais signé au Maroc et pas en France. J’ai envie de pousser le rap marocain.