Ema Alkala, trio corrézien montant, présente son tout premier album Beyond The Void sous le label F2M Planet, une extrapolation de leur premier EP Days Of My Curse paru en novembre 2023. Leur musique résonne comme une complainte à la manière de Radiohead : lente, profonde, noire et onirique. On a pu les voir sur de multiples scènes corréziennes comme sur la sélection des Inouïs du Printemps de Bourges. Un groupe dont le nom est à retenir et on vous dit pourquoi.
crédit photo Éloïse Labarbe-Lafon
La Corrèze a du talent.
Ema Alkala est un groupe tout droit sorti de Corrèze porté par Emmanuel Roux (guitare et voix). Ce dernier incarne Ema Alkala, le personnage éponyme dont l’histoire est racontée tout au long de leur discographie. Il est accompagné par des musiciens de talent : Axel Moreau, jeune prodige derrière la batterie et Thomas Horent qui assure basse et machines tout en discrétion et non sans génie. Sur Beyond The Void, les musiciens se sont entourés de Gaspar Chefdeville au piano, Stéphane Frideloux à l’harmonica, Aske Andersen au koto, Owen Roberts à la clarinette, Nathalie de Rancourt au violon, Antoine Morin au saxophone, Kévin Lacombe à l’accordéon et enfin Jonas Thin à la flûte. En somme, cet album est une belle réunion de créateurs·trices pour un album somme toute orchestral.
Beyond The Void raconte une histoire, des histoires. Ce sont celles qui se déroulent dans les tréfonds de la psyché, celles qui sont souvent tues, celles qui consument, celles qui sont invisibles. L’opus connecte le mental et la musique, deux éléments qui fusionnent et qui deviennent indissociables. Les pensées les plus ténébreuses sont retranscrites en musique comme si, à défaut de mettre des mots sur ce qui se déroule de façon intrinsèque, on y mettait du son.
Du côté des auditeurs, des émotions jaillissent avec une intensité telle qu’elles éclaboussent d’empathie, d’inquiétude, de torpeur, de malaise. De cet album se dégage une sorte d’exploration à la fois scientifique et psychologique. Une envie de comprendre l’état du personnage, d’accéder à l’inaccessible, de le soigner aussi peut-être. Cependant, il en ressort que ce qui se joue à l’intérieur est personnel, inexplicable et par conséquent non inclusif. C’est une aventure solitaire et individuelle, un combat épique et sombre entre soi et les autres “soi”.
Une introduction inquiétante et futuriste.
Un démarrage façon thriller pour Beyond The Void qui introduit son premier titre, Fantasma. Une atmosphère étrange en émane. Un monde fait de rêves puis de cauchemars se façonne et s’établit petit à petit.
Subrepticement, on sent que la situation se dégrade. Les instruments dérapent et s’altèrent. Des bruits inquiétants émergent. La batterie fait office de coups de fouet. Les notes de musique deviennent aériennes et c’est comme si le morceau se dédoublait, prenait de la hauteur tel un spectre prêt à hanter son hôte. La seule constante de Fantasma correspond à la voix d’Emmanuel teintée par les effets qui lui sont attribués. En cinq minutes, un pont se dresse entre un état de calme et un état d’âme naissant dont la musique incarne les prémices de sa noirceur. Ema Alkala, personnage éponyme de Beyond The Void commence à nous confier et à nous dévoiler les frasques de la dualité de son existence.
Le second morceau, Pray For Rain apporte sa sacralité à cet opus. Il est une sorte de rituel, de passage. Animé par la lenteur et la mélancolie, un tableau se compose. Ainsi, on imagine aisément un personnage immobile, figé, qui se fait frapper par la pluie battante sans pouvoir se mouvoir, s’exprimer ni même lutter. Ema Alkala est là et n’a aucun contrôle sur sa vie, ses pensées. Ce personnage est totalement dominé par sa maladie mentale qui se joue de lui, l’enfermant à double tour dans les rouages des ténèbres les plus profonds. Puis, sa voix se double petit à petit et son côté sombre se déploie.
La cave, métaphore maline d’un monde intérieur.
Ce côté sombre englobe Ema Alkala et donne naissance à Waiting In A Cave, métaphore de sa psyché qui se compose désormais de ténèbres, de vide et d’attente. Ceux-ci s’enlisent dans ce personnage dont l’âme se nécrose de plus en plus. Le morceau s’habille d’un orgue et crée une envolée lyrique et grave. La voix d’Ema Alkala a muté, Emmanuel prend alors une tonalité plus grave.
C’est comme si une voix intérieure et maléfique murmurait à l’oreille d’Ema Alkala dans le trou béant de son inconscient, dans cette cave froide et noire. Comme si le personnage se scindait en deux entités distinctes qui s’entrechoquent.
La minute culture générale.
Puis, pour renchérir sur l’ambiance anxiogène de cette scène, le synthétiseur (il semblerait) imite les chauves-souris. Ainsi, il devient possible d’écouter le langage de ces mammifères, l’écholocation, qui consiste pour eux à envoyer des sons imperceptibles par l’homme dans les airs. Ces sons percutent tout objet ou matière alentour. En effet, ils sont par conséquent renvoyés à son émetteur qui peut alors interpréter les informations emmagasinées par le son. Ceci leur sert de repère dans le noir car les chauves-souris sont aveugles ou presque.
Passé la minute culture générale, on note donc l’ingéniosité de l’intention. On pourrait presque assimiler cet album à un court-métrage documentaire tant sa richesse de vérités, de procédés et de processus sont grands.
Lorsque la nuit éclipse le jour.
That’s What I Feel In The Night prend la quatrième position de cet album. La nuit est associée à l’insomnie, aux pleurs et à la perte de la notion du temps. En effet, des expériences ont prouvé que le cerveau humain perdait la notion du temps si l’humain ne voyait pas le jour. Par ailleurs, si le noir persiste, on perd nos capacités et nos compétences assimilées. Cela participe donc à la perte de repères dans laquelle la folie peut s’immiscer.
C’est le cas pour Ema Alkala qui passe sa vie dans le noir. Le morceau se termine avec une longue phase instrumentale de toute beauté. Dans cette mélancolie ambiante, des instruments et des sonorités disparates se superposent et s’entrecroisent dans un instant de grâce et presque de légèreté.
S’ensuit Fight Forever qui sonne la révolte. La batterie est réellement un point d’ancrage très solide sur cet album. On se délecte de ce morceau où viennent s’ajouter des cordes qui modifient la structure de Fight Forever comme nos émotions. Tantôt tiraillés entre inquiétude aérienne et plaisir coupable pour nos oreilles, cette composition est étonnante d’audace.
Elle parle de combat perpétuel contre soi-même, de cette bataille sans cesse pour se faire une place parmi les voix qui coexistent en notre intérieur. Chacune veut prendre le dessus sur l’autre alors que la voix principale tente d’exister seule sans être polluée par la violence et les pensées obscures des autres.
Un magnifique interlude de 5’12.
Beyond The Void s’insère au milieu de l’album à la manière d’un interlude de plusieurs minutes. Emmanuel murmure quasiment et souffle lentement ses paroles diluées dans un pattern stellaire. La guitare vient ponctuer cet interlude et Axel caresse ses peaux. Le vide n’est pas palpable, il constitue un néant. Cependant, ce n’est pas parce qu’on ne le voit pas qu’il n’existe pas. Ici, Ema Alkala va gratter le vide, le décomposer et explorer ses moindres recoins afin de recenser et d’identifier les différentes zones, qu’elles soient d’ombre ou de lumière.
Retour des cordes sur The Curse. La dualité d’Ema Alkala agit ici telle une malédiction. Cette malédiction suit ses pas à chaque instant, en est l’ombre et le murmure. Ce titre est composé comme une incantation, un sort sans fin toujours plus brutal, toujours plus angoissant, toujours plus létal. Serait-elle à l’origine de ce mal qui ronge Ema Alkala ?
Quelques rééditions de leur EP Days Of My Curse.
Beyond The Void inclut aussi des rééditions du précédent EP. En effet, certains morceaux ont évolué au fil des scènes, du temps et du travail de Thomas, Emmanuel et Axel. Ainsi, l’opus se poursuit avec Blue Days, qu’on affectionne d’ailleurs particulièrement en live. Un morceau très accessible à toutes et à tous où les patterns sont simplement parfaits et en osmose totale.
L’aventure introspective du personnage éponyme continue avec With No Sign. Grands fans de Radiohead ici à La Face B, on ne peut que faire le parallèle entre Ema Alkala et le groupe mené par Thom Yorke. Ce sont les mêmes émotions qui nous habitent à l’écoute des deux groupes, c’est en partie pour cela que ce trio nous plaît tant (mais pas que). Une profusion d’émotions pures viennent secouer notre ventre et notre cœur s’emballe à l’écoute de With No Sign.
Cependant, il est impossible de donner notre préférence à un morceau plutôt qu’un autre tant chacun arbore une personnalité et une singularité qui leur sont propres.
Avant dernier titre de Beyond The Voice, Inside My Skin (réédité lui aussi) tente de trouver indirectement l’empathie de ses auditeurs. Comment expliquer ces sensations, ces présences intrinsèques à une personne qui ne les a jamais vécues ? Comment mettre des mots sur l’invisible, l’indicible ? À la fin d’Inside My Skin, rien ne va plus. Les instruments s’emballent à l’image de l’esprit d’Ema Alkala prêt à imploser ou exploser.
Une fin façon Carrie.
On termine en apothéose avec The World Doesn’t Want You, un titre qui génère des frissons à chaque écoute live. Chaque fois la même intensité, la même puissance, le même charisme. Des paroles brutales et frontales, des cris, un cri intérieur, des pensées qui s’entrechoquent dans un bégaiement incontrôlable.
Le rejet par la société exalte la maladie. Ema Alkala s’ouvre, s’enflamme crescendo et laisse jaillir la noirceur qui l’accompagne tel un tsunami déstructeur. Personne ne peut imaginer l’enfer intérieur qui s’est gangrené, qui s’auto nourrit de chaque seconde de l’existence morose et infernale du personnage. Quelle performance sur scène interprétée par Emmanuel ! Il faut le voir et le ressentir pour le croire.
La force de Beyond The Void réside en sa capacité de traduction sonore d’un monde intérieur inaliénable et inaccessible à l’entendement. Ema Alkala a réussi la prouesse d’inscrire un processus psychologique dans des notes de musique et dans l’atmosphère créée.
Un album à réécouter à l’infini.
Le résultat est à la fois brillant et glaçant. De plus, sont mises en évidence les capacités cognitives des trois musiciens dont la créativité n’égale que leur talent. Un travail incroyable de recherche a été engagé et ils ont réussi le pari d’explorer une âme dans ses plus profonds sillons. Sonorités futuristes et ambiance ténébreuse créent l’alchimie. Ce genre d’album nécessite plusieurs écoutes. Plus on en effectue, plus on aime. Plus on l’a entendu, plus il nous a conquis.
Beyond The Void est destiné à des oreilles amatrices d’expérimentations et de profondeur. Enfin, pour les avoir vus en live au moins cinq ou six fois – on ne compte plus – on peut vous dire que le jeu en vaut la chandelle et que vous allez être hypnotisés par la musique comme par l’aspect théâtral et expérimental d’Ema Alkala sur scène. On ne peut que vous recommander de les suivre de près sur les réseaux sociaux et de scruter leurs représentations afin d’y assister.