Emile Londonien : «  La jeune génération est en demande de musique vivante, tout simplement ».

S’il y a bien un groupe qui a fait percé du bruit dans le microcosme du Jazz francophone, c’est bien Emile Londonien. En l’espace de quelques années, le trio strasbourgeois s’est frayé un chemin parmi des noms installés jusqu’à en devenir un membre à part entière et important. Cet automne, le groupe fait son grand retour avec son second album, Inwards. C’est à cette occasion que nous avons pu nous entretenir avec Matthieu Drago et Théo Tritsch, respectivement batteur et bassiste de la formation.

Emile Londonien

LA FACE B : Salut !

MATTHIEU DRAGO & THÉO TRITSCH : Salut !

LA FACE B : Comment vous allez ?

THÉO TRITSCH : Ça va bien et toi ?

LA FACE B : Ça va niquel merci. Merci beaucoup d’être là ! 

MATTHIEU DRAGO : Mais merci à toi.

LA FACE B : Je sais pas si vous vous souvenez de moi, on avait bossé ensemble. On avait une interview pour la sortie de Legacy.

MATTHIEU DRAGO : Yes !

THÉO TRITSCH : Je me souviens ouais.

LA FACE B : Ça me fait plaisir qu’on se retrouve du coup. Ça fait un peu comme une mise à jour, je trouve ça cool.

MATTHIEU DRAGO & THÉO TRITSCH : Carrément.

LA FACE B : Je vous propose qu’on commence directement.

MATTHIEU DRAGO : Yes.

LA FACE B : Vous sortez votre deuxième album, Inwards, le 15 novembre. Est-ce que vous pouvez un peu me décrire votre processus de création qui a mené au résultat final ?

THÉO TRITSCH : Ouais carrément. Le processus de création il est a à la fois des similitudes avec ce qu’on a pu faire avant puisque c’est toujours nous trois qui composons, mais je pense que la vraie grosse différence c’est que pendant les premières années du projet, on est beaucoup allé en studio de manière très spontanée, avec peu d’éléments. C’est un peu ce qu’on racontait à l’époque de Legacy. On allait en studio avec peu d’idées, on jammait beaucoup, on enregistrait des très longues phases, des quarante-cinq minutes de musique et après on taillait dedans. Nos morceaux naissaient pas mal en post-prod au final, sur les bases de groove qu’on avait déjà enregistré. 

Là je pense que ce qui a changé c’est qu’on est venu avec plus d’idée. En tout cas chacun a vraiment ramené des trucs un peu plus aboutis et plus mélodique. Je pense que c’est un album plus mélodique. On a vraiment axé là-dessus. Après on a gardé quand même tout ce qui fait l’identité du projet, notamment l’improvisation en studio. Mais je pense que ce qui a changé c’est que les idées étaient déjà là à la base et du coup peut-être que la post-prod est un peu moins présente. Là la production sert plus à souligner ce qui est déjà présent plutôt que de vraiment créer.

LA FACE B : Il y a quand même eu une sorte d’inversement. Je me souviens qu’on en avait discuté. Avant vous faisiez des très longues jams. Là c’est vraiment beaucoup plus typé groupe de Jazz pour le coup. On coupe moins et c’est beaucoup plus de jeu à part entière que de post-production.

MATTHIEU DRAGO : Moi je dirais qu’en fait on a cherché la même chose dans les deux albums mais on est passé par des chemins différents. Là ou sur Legacy on a fait des heures et des heures d’improvisation, là on venait avec des choses écrites puis on essayait de garder la spontanéité, parce que c’était pas travaillé en amont. Les morceaux on les avait pas dans les doigts. Ce qu’on cherche et qu’on aime avoir c’est la fraicheur de découvrir une mélodie, de découvrir un groove. On a peut-être raccourci le processus de création et on a peut-être mis le doigt sur ce qui nous excitait dans la spontanéité, dans la fraicheur de ce que c’est que d’improviser en fait. Là ou avant c’était des heures et des heures et on allait chercher là ou ça pouvait potentiellement être intéressant? J’ai l’impression que là on a plus éclairé ce qui nous intéressait vraiment là-dedans. 

LA FACE B : Tu parlais de durée, est-ce que vous pourriez me dire de manière générale combien de temps a duré ce processus là ? Est-ce que vous avez prêté attention à ça ou ça a vraiment été très linéaire et progressif ?

THÉO TRITSCH : En vrai on a commencé à composer juste à la fin de notre tournée, donc je dirais fin septembre 2023. Il me semble qu’on a fini le master en mars ou en avril, si je dis pas de bêtise.

MATTHIEU DRAGO : Ouais c’est ça.

LA FACE B : Ah donc le processus a quand même été assez rapide. Quand on voit qu’il y a pas mal de groupes qui mettent plusieurs années à terminer un album, là c’est plus rapide puis en plus vous sortiez de tournée donc vous saviez vers ou vous alliez.

MATTHIEU DRAGO : Ouais après c’est rapide mais on y a passé énormément de temps. On a notre propre studio, du coup quand on n’est pas en tournée on passe notre vie en studio. Donc c’est rapide mais c’est dix mois intensifs pendant lesquels on est dedans tous les jours. La sensation de mon côté c’est pas on a fait ça rapidement [rires].

LA FACE B : Oui bien sûr, en termes d’échelle de temps effectivement c’est quand même plus ou moins rapide. Ça va s’étendre sur huit ou neuf mois. 

MATTHIEU DRAGO : Une dizaine de mois ouais.

LA FACE B : Mais en termes d’heures passées il y a quand même beaucoup beaucoup de travail derrière.

MATTHIEU DRAGO : Ouais puis je rajouterais aussi qu’on a beaucoup voyagé pour cet album. On a commencé à le créer à Strasbourg, on a enregistré la première partie ici. Ensuite on est allé enregistrer et commencer à produire des choses à Londres. Ensuite avec tout ça on est allé à Chamonix pour faire le tri sur tout ce qu’on avait déjà enregistré et après on a repris tout ça et on est retourné à Strasbourg pour faire tout ce qui est mixage et mastering. Il y a quand même eu un voyage, on a beaucoup travaillé dans différents lieux. Moi du coup j’ai vraiment la sensation que c’est quelque chose qui a quand même bien été infusé sur toute l’année. C’est mon ressenti personnel en tout cas, je ne sais pas si Théo partage le même point de vue.

THÉO TRITSCH : Ouais je suis d’accord. Après je pense que ce qui fait que c’est rapide aussi c’est que maintenant on fait vraiment tout de A à Z. La nouveauté sur cet album c’est que la musique on l’a toujours faite, les pochettes c’est Matthieu qui les fait, le mixage on est tous les quatre avec Thomas, notre ingé son derrière l’ordi, cette fois il a même fait le mastering. Il y a de moins en moins d’intermédiaires. On assume de faire les trucs vraiment tous seuls pour qu’à la fin le produit nous ressemble à 100%. C’est sûr que si tu enlève tous les allers-retours, ça va un peu plus vite. 

LA FACE B : C’est beaucoup plus direct comme chaîne.

THÉO TRITSCH : Ouais carrément.

MATTHIEU DRAGO : Et c’est ce que je disais avant, on met les doigts sur ce qu’on a envie de faire. Avant d’aller en studio on sait vers ou on veut aller et du coup on gagne du temps sur tous les processus de création, que ce soit sur l’écriture, l’enregistrement, la post-prod jusqu’au master où tu peux perdre deux ou trois semaines à faire des allers-retours parce que l’ingé son n’a pas forcément que ça à faire ou il n’a pas compris ce que tu voulais. Du coup on coupe ça et tu fais un gain de temps, par contre tu condenses ça sur dix mois et du coup c’est intensif. On est ressorti de ça, on a senti qu’on avait beaucoup travaillé. 

LA FACE B : Ouais c’est un peu le syndrome de l’overdose, on l’a tellement bouffé qu’au final les morceaux qu’on a écrit il y a quelques mois on ne peut plus les supporter. 

THÉO TRITSCH : Là ça va encore [rires].

MATTHIEU DRAGO : Heureusement non. Justement là on est dans la phase pendant laquelle on doit se les réapnroprier pour le live, et on meurt d’envie de pouvoir les jouer et d’encore plus les faire vivre ces morceaux. Il y a quand même un truc où on aime mettre les morceaux à l’épreuve du temps. Histoire de savoir si c’est vraiment bien ou pas. On les écoute et les réécoute, et quand ça reste c’est que nous on peut les assumer. Et là l’album moi je peux encore largement l’écouter, j’en suis très fier. 

LA FACE B : Vous avez parlé du fait que vous êtes sur Londres pour produire une partie de l’album. C’est une influence qui est quand même assez revendiquée de votre part. Rien que dans le nom on le perçoit. Puis on en avait parlé pendant l’interview pour Legacy, vous disiez que c’est quelque chose qui est important pour vous. Outre cette vague de musiciens là – qui s’est encore développée depuis la dernière fois qu’on s’est parlé – est-ce que vous avez d’autres artistes qui, pour ce disque en tout cas, vous ont touché et vous ont inspiré au point d’en guider indirectement la création ?

MATTHIEU DRAGO : Ouais bien sûr. Évidemment que toute cette scène là nous a marqué, et je pense que ce n’est même pas la peine de revenir là-dessus. C’est des choses qu’on continue à écouter et c’est toujours inspirant. Là on est peut-être revenu encore un peu plus aux sources. Les références étaient plus autour de Ray Hargrove ou Robert Glasper. J’ai l’impression que nous on a écouté vachement moins de musique. Là ou Legacy était très référencé, chaque morceau presque, là on s’est un peu enfermé et on a sorti ce qu’on avait envie de sortir, sans aller piquer des références. Là on a fait notre musique et les références voyagent un peu plus. 

THÉO TRITSCH : Ouais c’est ça. Legacy c’était un peu le thème de l’album. C’était un hommage à toutes nos influences. Si tu prends l’album morceau par morceau, tu peux presque identifier chaque référence je trouve. Alors que sur Inwards il y avait vraiment la volonté ed faire autre chose. C’est bon on a dit merci aux gens qui nous ont inspiré, maintenant qu’est-ce qu’on en fait ? Là on creuse un peu notre identité à nous et l’album me plais vachement pour ça. Je trouve qu’il est plus personnel. 

LA FACE B : Tout justement vous disiez que vous écoutiez un peu moins de musique. Personnellement, j’ai l’impression qu’Inwards c’est un gros step-up. Même si avant c’était très bien, là on sent qu’il y a un cap qui a été passé je trouve. J’ai l’impression que même dans les influences dont on parlait c’est beaucoup plus nuancé et digéré. C’est peut-être un poil cliché de dire ça comme ça, mais est-ce que vous pensez que cet album c’est un peu celui de la maturité  — le fameux truc du second album ou tu arrives et tu sens ce changement ?

MATTHIEU DRAGO & THÉO TRITSCH : [rires]

MATTHIEU DRAGO : Ce qui s’est passé c’est que cette question là a été présente du début à la fin. Celle de savoir ce que l’on fait après un premier album qui a bien marché et dont on est très fier aussi. Qu’est-ce qu’on fait après ça, qui est un très bel album de jeunesse de groupe ? Les références on les a mises un peu de côté, mais par contre il y a eu un travail presque philosophique sur ce qu’on fait aujourd’hui nous, sur ce qu’on veut dire dans ce monde là, ce que c’est de faire de la musique ensemble dans ce contexte. Peut-être que ça se ressent aussi. 

Il y a un vidéaste qui nous a suivi du premier jour jusqu’au dernier de la création d cet album, qui a fait un documentaire sur toute sa création. Ça dessine vraiment cette réflexion sur ce que c’est de faire un deuxième album, c’est un poids. Surtout quand on le fait après quelque chose comme Legacy qui avait quand même été assez marquant pour nous. Peut-être que ça se ressent. Je ne sais pas si c’est ça la maturité mais en tout cas il y a une grosse réflexion qui est au-delà des références musicales. J’ai l’impression qu’on y met beaucoup plus de nous, de ce qu’on a envie de dire, de ce que cette musique dit dans notre société. Théo t’as peut-être autre chose à dire.

THÉO TRITSCH : Je pense qu’il y avait vraiment une volonté comme tu dis de ne pas faire la même chose. Au début quand on s’est posé et qu’on s’y est mis, il y avait vraiment la volonté de ne pas retomber dans nos habitudes. Le fait de ne pas écouter de musique, de moins en écouter en tout cas, c’est quand même assez nouveau pour nous. Généralement en studio on fait une playlist avec tout ce qu’on a écouté l’année passée. Là c’est quelque chose qu’on a moins fait. Par contre je pense qu’on a vachement plus parlé. Je sais pas comment tu l’as ressenti toi Matthieu. Et limite on a presque pas parlé de musique. Je pense que ça, ça a eu une influence sur ce qu’on a fait. 

MATTHIEU DRAGO : En ce moment on est en plein dans les visionnages du documentaire, et tu vois vraiment des moments ou on est dans des tunnels de réflexion, ou on pose chacun nos peurs, nos envies, nos stress qui sont liés à la musique et au monde professionnel, à notre histoire commune et personnelle. Forcément quand après ça tu vas en studio, c’est lié, surtout quand tu fais de l’improvisation. On y met cette couleur là, celle de la discussion. Je retrouve vraiment dans les discussions qu’on a eu les intentions qui sont dans notre musique. 

C’est pour ça que je trouve que le documentaire est vraiment un super bel objet pour comprendre comment on a créé cet album. Il y a vraiment toutes les couleurs et je pense qu’il y a tous les codes, on y retrouve toutes les discussions et réflexions et encore une fois les peurs. C’est pas quelque chose de fluide d’aller en studio. Je pense que ça c’est quelque chose qui nous est très personnel. À chaque on va y mettre ce qu’on a à l’intérieur, donc il faut poser tout ça. Moi je l’ai vécu presque comme une thérapie cet album. C’est un peu cliché de le dire mais ça répond peut-être à l’album de la maturité. Il y a vraiment quelque chose de cathartique et on le sent vraiment quand tu regardes le documentaire. 

LA FACE B : C’est marrant, on disait qu’il y a avait moins d’influences, en tout cas que les influences étaient plus digérées. Mais j’ai remarqué un truc, j’ai l’impression qu’il y a pas mal de références à Yussef Dayes. Le premier truc qui m’est venu en tête quand j’ai écouté Dive, le morceau d’introduction, c’est l’ouverture de Black Focus.

MATTHIEU DRAGO : Merci.

THÉO TRITSCH : C’est une énorme référence pour nous.

LA FACE B : Je pense que pour tout fan de toute la vague londonienne c’est une sacrée référence. 

THÉO TRITSCH : C’est le début de tout ça.

LA FACE B : Ouais c’est le début, et vous m’avez fait penser à ça. Il y a un morceau qui m’a beaucoup fait penser au dernier album de Yussef Dayes – Black Classical Music – c’est Crossing Path. Avec toutes les percussions, j’ai vraiment retrouvé le côté presse musique caribéenne qu’il a. Pour vous du coup ça a vraiment été inconscient ?

THÉO TRITSCH : Sur ces morceaux-là en tout cas ouais. C’était pas voulu mais bon, on est tellement fans de ce gars depuis maintenant dix ans que je pense que les influences sont là, même si c’est pas conscient. 

MATTHIEU DRAGO : Ouais complètement, puis ce qui est magnifique dans Black Focus c’est le cycle. C’est un vrai album. Il y a une introduction qui est marquante, il y a un déroulé, des morceaux qui sont légendaires et puis c’est une œuvre en soit. Je pense que ça ça nous a vraiment marqué. Quand on va en studio on veut faire un album, c’est-à-dire qu’on travaille l’objet du début à la fin. Dive ça veut dire ça, comment on prend les gens par la main pour les emmener dans notre univers ? Je considère vraiment l’introduction comme un sas. Tu as eu ta journée, tu mets l’album, maintenant on met tout de côté, on se pose et on va passer un moment ensemble. Dans Black Focus ils le font merveilleusement et en plus c’est emblématique avec les voix tout ça. C’est pas du tout conscient pour le coup, mais c’est tellement présent que ça ressort forcément. 

THÉO TRITSCH : Il y a presque un côté cinématographique.

MATTHIEU DRAGO : C’est vrai, côté qu’il y a aussi dans Black Focus. C’est marrant que tu parles de Crossing Path parce que c’est peut-être le seul morceau qui est un peu référencé, mais pas du tout vers Yussef Dayes pour le coup. C’était plus une référence à Kokoroko et Ezra [Collective], ces groupes qui arrivent à faire des belles mélodies avec des cuivres notamment. Yussef était pas rentré dans l’équation.

LA FACE B : Quand j’ai entendu le morceau, je me suis imaginé vous trois à la place du Yussef Dayes Experience en haut des montagnes avec le coucher de soleil. Je me suis dit que ça rendait bien en fait [rires]. 

MATTHIEU DRAGO : Allez c’est parti on va faire ça [rires]. 

LA FACE B : Tout justement, vous parliez de Dive. Outre le fait de vouloir créer un espèce de sas pour donner une place pour rentrer tranquillement dans l’album, comment est-ce que ça a été fait ? Il y a quelqu’un qui parle sur le morceau, je n’ai pas trouvé qui c’était. C’était quoi votre réflexion ? Comment vous vous êtes dits que vous alliez lui donner cette forme là ?

THÉO TRITSCH : Déjà la personne qui parle c’est Jowee Omicil, qui fait du saxophone sur Crossing Path justement, et qui parle du fait de faire le morceau The Vibe Is qui est vers la fin de l’album. Comment ça s’est fait ? Le sample c’est vraiment un truc qu’on a fait en studio. C’était même pas pour ce morceau à la base. On avait envie de faire parler les gens et de les laisser s’exprimer par rapport à leur relation avec la musique et à la création. C’était dans les réflexions qui nous animaient à ce moment-là. 

Au final, on s’en est servi pour l’introduction mais je pense que c’est venu à un moment — ça date un peu, je ne me souviens plus exactement, ou on s’est rendu compte que l’album était quand même assez sombre et un peu plus introspectif. Du coup on s’est demandé comment prendre la main des gens pour ne pas démarrer l’album sur un truc super sombre. C’était une façon de les prendre par la main, de les accompagner. La voix de Jowee, qui a ce côté hyper solennel, ça nous paraissait idéal. Surtout que ça parle un peu de notre rencontre, de comment il a appréhendé le fait de bosser avec nous. 

MATTHIEU DRAGO : Pour moi c’est aussi un moment pendant lequel on laisse un peu plus de place à la quatrième personne qui est très importante pour nous c’est Thomas Binetruy qui est notre ingénieur du son avec qui on a monté le label. C’est un morceau qu’on a travaillé tous les quatre, avec un vrai travail de fond, il y a même plein de pistes d’autres morceaux de l’album. C’est un peu un condensé de tout l’album, plus des choses qu’on a pas pu mettre ailleurs. Il y a un travail commun avec Thomas. Puis quand on pense un album, on a toujours cette réflexion ou on imagine la personne mettre le vinyle et on a envie que la personne y aille et se plonge dedans. Sur Legacy, on avait d’avoir une introduction très solennelle et épique avec les vents. Là on avait envie d’un truc qui te pose. Il y a vraiment cette image à chaque fois de mettre le vinyle et d’entendre ça en premier. 

LA FACE B : D’ailleurs en parlant du vinyle je l’ai reçu hier. Je voulais vous dire bravo parce que déjà le pressage est excellent, il sonne très bien. On disait tout à l’heure que c’est Matthieu qui s’occupe de la DA, je la trouve merveilleuse. C’est très simple mais très efficace et ça colle bien avec tout l’univers sonore de l’album. 

MATTHIEU DRAGO : Merci.

THÉO TRITSCH : Trop bien, merci.

LA FACE B : On parlait de la différence avec Legacy. C’est un disque qui a quand même pas mal marché, que ce soit en France ou à l’international. Ça a marqué une percée dans cette espèce de coque du Jazz français moderne qui commence aussi à se développer chez nous. En quoi est-ce que, pour vous, vous avez évolué entre les deux albums ?

MATTHIEU DRAGO : J’ai vraiment l’impression qu’il y a eu le premier album. Il y a eu trois phases pour nous. Le premier album, la tournée puis cet album là. Et je pense que la tournée a beaucoup influencée cet album là. J’ai l’impression qu’on est allé en studio avec tout ce qu’on a vécu musicalement. Il y a des choses qui se créent sur scène de par l’improvisation et le dialogue avec le public. J’ai l’impression qu’on est allé en studio avec ce trucs là, qui était aussi vachement plus compliqué à faire à l’époque — de se dire qu’on allait improviser et y mettre une énergie qui est live. 

On avait peut-être plus de mal avant et j’ai l’impression qu’on a réussi à passer ce cap. On a pas besoin d’en mettre plus, on a pas besoin d’aller rajouter des caisses de vernis. La prise live elle vibre déjà sur la prise. J’ai l’impression, et dis-moi Théo parce que c’est des choses dont on a pas vraiment parlé, que c’est vraiment issu de la tournée. On a fait quarante dates, il y a de nouvelles couleurs qui apparaissent, des nouveaux automatismes. Ça, pour moi, ça a vachement influencé le studio. 

THÉO TRITSCH : Ouais je suis d’accord surtout que dans notre projet, vu que l’improvisation est vraiment au centre des concerts, chaque scène devient un moment créatif. C’est pas juste pour réciter des morceaux. Donc forcément on en profite pour creuser notre projet artistique et effectivement quand tu as quarante dates, tu as du bagage, tu as des idées et des envies aussi, des choses que tu n’as plus envie de faire ou que tu as envie de creuser. Je rajouterais aussi que pour moi il y a une étape en plus. Entre les deux albums, on a pu faire deux EP, dont un vraiment centré sur des nouvelles compositions. C’est l’EP Three Roses

J’ai l’impression que nous, dans notre fonctionnement, les EP c’est toujours un peu quelque chose d’introductif à l’album qui va suivre. Dans Jazz Contenders on avait déjà des bribes de Legacy, notamment avec la collaboration avec Léon Phal. Là, sur cet EP là, je pense qu’on a commencé à approcher ou à toucher des trucs qu’on a utilisé pour l’album, comme nos travaux avec Cherise. Sur les morceaux en trio, il y a une espèce de vibe un peu plus chill, un peu plus mélodique et posée et avec moins de production aussi. Je pense que là c’était vraiment l’occasion de faire deux ou trois morceaux comme ça. Quand on a commencé à composer l’album, on a eu envie de se dire qu’on allait creuser ces idées parce que ça avait bien marché. Les EP sont bien pour ça.

MATTHIEU DRAGO : Ouais clairement, j’ai l’impression qu’on a plus assumé aussi. Il y a des trucs ou on a pas forcé. On a pas à tout prix voulu faire des morceaux House, c’est juste qu’à un moment c’est apparu. On ne s’est pas dit qu’il fallait telle ou telle chose dans l’album. On a joué notre musique en assumant l’entièreté de ce que l’on pouvait sortir à ce moment-là. Des fois tu te projette en disant que l’album va être comme ça, puis ce que tu as sur le moment c’est pas du tout ça. On a notamment été surpris qu’il soit un peu plus introspectif. On le dit dans le documentaire, il pleut un peu dans cet album. Pour moi c’est gris et c’est un peu un ciel de l’ombre. 

THÉO TRITSCH : De Strasbourg [rires].

MATTHIEU DRAGO : De Strasbourg oui [rires]. Au moment ou on va en studio, on ne se dit pas qu’on ne veut pas qu’il pleuve sur cet album. Mais on n’a pas forcé. Ce qui est sorti on l’assumé et c’était très cool. Ça résonne aussi avec la question d’avant sur la maturité. Assumons ce qu’on est et ce qu’on est capable de faire, c’est une espèce d’honnêteté artistique qu’on a peut-être plus assumé sur cet album que sur Legacy. L’idée c’est pas de faire de comparaison mais on a vraiment assumé ce truc-là. 

LA FACE B : Et aujourd’hui vous êtes en quelque sorte la nouvelle tête d’affiche du Jazz de notre génération en France. Comment est-ce que vous vous sentez par rapport à ce statut qui commence à faire de vous une référence pour les musiciens qui s’ouvrent à ce genre ? Comment est-ce que vous le ressentez ? Peut-être qu’il y a un peu de pression ou peut-être qu’au contraire ça glisse sur vous et ça vous impact pas tellement ?

MATTHIEU DRAGO : Alors ça va être compliqué de te répondre.

THÉO TRITSCH : On va tous avoir des réponses différentes.

MATTHIEU DRAGO : C’est toujours compliqué parce qu’on a différentes casques quand on parle en tant qu’Emile Londonien. On vit chacun cette histoire de l’intérieur d’une manière différente. Avec Théo on peut avoir deux réponses différentes mais il y aura pas de réponse pour le groupe en soit. Et je pense que c’est même bien de ne pas en donner. Ce qui fait la richesse du projet c’est qu’on est une pluralité. C’est le principe même de ce groupe-là. Pour avoir beaucoup discuté de ça avec toi, je pense qu’on a des choses à dire. 

THÉO TRITSCH : Ouais ouais. Personnellement j’essaye de ne pas trop me prendre la tête avec ce genre de truc. Je n’ai pas envie que ça vienne polluer la création ou ce qu’on essaye de faire. J’essaye de ne pas trop y penser personnellement. Après c’est sûr qu’on ne peut pas l’ignorer quand on part en tournée, qu’on est dans des salles ou les groupes ouvrent pour nous et qui kiffent ce qu’on fait. Ça c’est un immense bonheur, d’avoir ce retour là. J’ai envie de dire que ça donne une responsabilité. Ça me donne envie de bien faire, encore plus qu’à la base mais j’essaye de ne pas trop y penser. Je pense que c’est bien.

MATTHIEU DRAGO : Moi j’ai souvenir des premières fois ou on a conscientisé ça. Il y a un petit coup de stress commun de se dire qu’on ne monte plus sur scène de la même manière. Au tout début ça nous a mis un petit coup de stress et au final j’ai l’impression qu’on l’a assumé puis on l’a mis de côté. C’est peut-être quelque chose qui personnellement m’a fait assumer tout ce que je disais avant. Les gens viennent chercher ce qu’on est nous, donc donnons-leur 100% de ce que nous sommes, avec les bons et les moins bons côtés. C’est ce qui fait que c’est une musique vivante aussi. 

Ça m’a permis d’assumer qui on est. Évidemment c’est une immense fierté et un bonheur, mais j’essaye vraiment de rendre ça inspirant. Que les gens fassent leur propre musique et qu’on ne soit pas en train d’essayer de tous faire la même musique. Soyons tous complètement nous même, c’est vraiment le message qui ressort de tout ça. Nous, ça a commencé à prendre quand on a décidé de faire notre musique à nous, pas en copiant des trucs. J’aimerais passer ce message là. Les artiste qui viennent nous voir, en plus on a un public qui est absolument génial, on a énormément de chance, ils comprennent tout ça, c’est ce message là qu’on essaye de leur passer. 

Faites votre musique, peu importe ce qui peut se dire dans les magazines, dans les conservatoires parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui nous écoutent et qui y sont, puis Jazz pas Jazz il faut arriver à se détacher de tout ça. On veut juste sortir l’essence même de ce qu’on est avec ce qu’on est capable de faire. La technique tout ça, on s’en fout. Je pense qu’on peut avoir zéro technique et avoir du génie dans l’honnêteté. C’est ça qu’on essaye de passer comme message. J’espère que si on est d’une certaine manière la tête de proue de cette musique, c’est ça qui se dégage de nous.

THÉO TRITSCH : Et puis tu parlais de ne pas faire la même musique. C’est ce qui nous nous a énormément marqué dans la scène anglaise justement. Au final on dit le Jazz anglais, mais le Jazz anglais c’est quoi en fait ? Entre Comet Is Coming, Ezra [Collective] et tous ces projets c’est quoi le point commun ? Personne ne fait la même musique. Ce n’est pas une esthétique mais une génération qui a une manière d’approcher la musique, de la défendre sur scène. Les groupes ne ressemblent pas. Je trouve que c’est ce qui fait la beauté de cette scène. Il y a une pluralité des propos artistiques qui est hyper large. 

MATTHIEU DRAGO : Ouais il y a eu un effet boule de neige en désacralisant aussi ce mot Jazz qui est encore un peu persistant en France. Faut qu’on s’y attaque à plusieurs mais effectivement ne soyons pas dans des esthétiques. Ce n’est pas ça qui est important. La semaine prochaine si on va en studio, on pourra peut-être sortir un album qui sonnera autrement. C’est l’essence de ce qu’on est qui ressortira. C’est ça qui fait une scène aussi. 

LA FACE B : Dans un sens, je trouve que c’est bien que vous l’abordiez comme ça. Il y a pas longtemps je discutais avec Samara Joy, c’est un stade au-dessus certes mais on parlait du poids de gagner un Grammy – même trois – et comment tu te retrouve après-coup avec ça. C’est intéressant parce qu’il y a plein de gens qui vont limite voir ça comme un fardeau, qui vont se dire qu’il faut qu’ils soient à fond. Et je trouve intéressant de voir la chose avec votre prisme, de s’en servir comme une force pour montrer qui on est et inspirer les autres. Je trouve ça plus sain dans le rapport à la création. 

THÉO TRITSCH : Ouais.

MATTHIEU DRAGO : En fait il y a deux choses dans ce que tu dis. Dans notre cas, c’est pas oppressant non plus. On n’a pas gagné un Grammy. On sait aussi ou est notre place donc il n’y a pas non plus besoin de se mettre une pression qui serait, à mon avis, malsaine. L’autre chose c’est que par contre on a une tribune. On a une tribune quand on monte sur scène, quand on parle avec les gens après les concerts, quand on fait des interviews ou des conférences. La question est plutôt de savoir comment l’utiliser pour avoir un vrai discours social, politique et artistique qui va dans le sens de comment on conçoit la société actuelle. Au lieu de se mettre une pression, on a envie de transformer ça et de l’utiliser à meilleur escient. 

THÉO TRITSCH : Aussi ce que je trouve hyper intéressant là-dedans, dans le fait de cette pression dont tu parlais, c’est à quel point ça peut avoir une répercussion sur l’artistique, ne serait-ce que dans la construction du set. Nous, avant Legacy, en deux ans on a tourné quasiment qu’en festival. Donc c’était pas du tout la même approche du set. On arrivait en se disant que personne ne nous connaissait et qu’il fallait qu’on défonce tout en une demi-heure. 

Tu fais une grosse intro hyper massive alors que pour Legacy on s’est vraiment dit qu’on allait commencer doucement. Je trouve ça hyper bien. Dans nos références, j’adore Radiohead, et il y aussi un côté comme ça, le groupe qui a tout pété assez jeune et qui après a uniquement cherché à brouiller pistes — à profiter justement de cette tribune pour ne pas faire ce qu’on attendait d’eux, aller vers d’autres choses. Pour moi c’est la bonne approche en tout cas artistiquement. 

LA FACE B : Tout à l’heure, Matthieu disait qu’on se foutait un peu des esthétiques et des étiquettes de genre. C’est un truc qui se ressent je trouve dans Inwards. Vous vous affranchissez un peu de toutes les formes de barrières qu’on peut avoir. C’est quelque chose qui vous est venu naturellement ou c’est un truc que vous avez conscientisé et verbalisé avant, en vous disant que vous ne vouliez pas être dans une case et de plutôt vous placer entre les lignes ?

THÉO TRITSCH : Je pense que chez nous c’est assez naturel parce que déjà on est trois musiciens, et en vrai on n’a pas du tout les même parcours, on n’a pas du tout écouté les mêmes trucs. Après forcément on se retrouve autour de références clés comme le Jazz anglais, la musique des années 90s — on se retrouve autour de la musique. Je pense qu’il y a des influences que chacun a, qu’on retrouve dans Emile Londonien de manière très diffuse. C’est un truc très naturel en fait. 

MATTHIEU DRAGO : Ouais et puis on s’est construit aussi sur sur Omezis, notre label, ou pendant des années – ça va faire dix ans l’an prochain – on a abordé mille esthétiques ensemble à travers le prisme de l’improvisation dans des soirées, en studio. On a fait des dizaines de projets ou c’était au centre de ce qu’on a envie de défendre. L’idée ce n’est pas de cloisonner les choses mais de chercher à faire des ponts entre tout ça. La musique ça dialogue. 

La musique électronique et le Jazz c’est quelque chose qui est intimement lié. Le Hip-Hop et le Jazz c’est quelque chose qui est intimement lié. Quand on fait de la musique amplifiée forcément les influences Rock peuvent aussi ressortir. Tout est lié. Si on se cloisonne on s’empêche d’aller chercher des références aussi subtiles soient-elles qui peuvent être un game changer dans la manière d’aborder la musique.

LA FACE B : Tout justement on parlait du fait qu’au départ vous êtes un trio donc il y a quand même des influences différentes, mais il y a aussi beaucoup de collaborations sur l’album. On retrouve le morceau avec Cherise qui était sorti sur Three Roses. On retrouve aussi Ashley Henry sur l’album. Puis sur le morceau Crossing Path dont on parlait tout à l’heure il y a Laurent Bardainne et Jowee Omicil. Comment vous avez procédé pour donner vie à ces morceaux collaboratifs ? 

MATTHIEU DRAGO : Il y a vraiment plusieurs manières de faire. Cherise on était en studio avec elle à Londres, et elle elle a une manière de travailler ensemble qui est impressionnante. On a l’impression qu’on parle le même langage, c’est hyper fluide. Elle arrive, on fait de la musique, elle écrit sur le bord du canapé les paroles. Elle va en cabine, elle fait ses backs et puis c’est réglé. Elle a un truc comme ça qui est absolument génial. Ashley [Henry] c’est une collaboration à distance, un morceau qui nous tenait vraiment à cœur. On lui a envoyé en lui demandant s’il était chaud de faire quelque chose dessus. Il l’a fait et c’était absolument génial. Théo, il y en d’autres, rappelle-moi.

THÉO TRITSCH : Jowee et Zach sont venus en studio, c’est encore une autre manière. C’est parti d’un thème qu’on avait écrit nous. Il se le sont réapproprié après coup. En fait je crois qu’il y a un peu eu tout l’éventail possible sur cet album.

MATTHIEU DRAGO : Laurent Bardainne il a posé à distance, Léon Phal aussi. C’est aussi peut-être là qu’on s’est laissé se décomplexer. À une époque on était très focalisé sur le fait de vouloir enregistrer avec les gens, mais en fait on peut aussi faire de la musique à distance qui se passe très bien. Il n’y a pas de règles en fait. 

THÉO TRITSCH : Ouais et puis à la base, on aime bien que les gens soient là parce qu’on aime bien que ça ne soit que de la musique. C’est une rencontre aussi. On passe la journée ensemble. C’est con mais on leur fait voir notre ville. Il y a tout un truc, c’est un échange humain. C’est des moments qu’on aime beaucoup. Après je pense que l’expérience avec Ashley Henry qui s’est totalement faite à distance commence à nous donner envie de produire pour d’autres, de faire des trucs plus vocaux. Ça peut être un premier pas là-dedans.  

LA FACE B : On parlait de toutes ces influences, notre génération etc… Vous avez quand même plus ou moins réussi à vous faire une petite entrée dans cette vague. Vous collaborez avec pas mal d’artistes qui sont issus de cette génération là. Depuis la dernière fois qu’on s’est parlé, depuis la promo de Legacy, comment est-ce que votre rapport à toute cette scène là, à tout ce groupe social là a évolué ? 

THÉO TRITSCH : Le rapport il a forcément évolué. Je pense qu’on a un peu été matricé par cette scène. Quand on était plus jeune, même avant Emile Londonien, je pense qu’on a même un peu fantasmé ce truc. On se disait que dans n’importe quel club de Londres ça jouait du Yussef Dayes. Depuis on y est allé, on a vu que c’était pas tout à fait pareil. Je pense que c’est un truc qu’on a un peu fantasmé mais qui a été très important. Ça nous a permis de vraiment creuser leur approche. Après le rapport a aussi changé parce qu’il y en a plein qu’on a eu la chance de rencontrer, qu’on a croisé en tournée ou avec qui on a collaboré. 

Il y a un rapport un peu plus direct qui est super cool. On a aussi eu la chance que certains nous voient en concert. On a pu aller au bout de ce truc là je pense. À la base le projet il s’appelle, le but c’était de rendre hommage à cette scène là. On a fait ça sur un EP, sur un album, on va pas pouvoir faire ça sur cinq albums. Il faut que ça évolue. Je pense que le rapport à la scène c’est un bon point de départ. Ça rejoint ce que disait Matthieu concernant ce qu’on souhaite transmettre aux gens. C’est un point de départ pour après toi te permettre de faire ton truc. 

LA FACE B : C’est intéressant ce que tu dis sur le fait qu’on est tous un peu matrixé. J’ai l’impression que ça s’est quand même un peu calmé. Il y a beaucoup moins d’opinions grandiloquentes. Aujourd’hui même en Europe et en Amérique du Nord ça bouge beaucoup aussi. Moi le premier je suis coupable de ça. Je fais mon mémoire de fin de Master sur le Jazz dans le sud de Londres. Est-ce que vous, au-delà de tous ces musiciens londoniens, vous avez beaucoup de contact avec les autres musiciens ? Je pense à des groupes comme Athletic Progression, le Moses Yoofee Trio et j’en passe. Est-ce que vous avez des contacts réguliers avec des groupes comme ça ?

THÉO TRITSCH : Nous on est assez proches de la scène belge en vrai. Pareil il y a une grosse vibe à Bruxelles qui nous parle vachement. On est super pote avec certain d’entre-eux. Il y a toute une scène de DJs aussi. La scène de Bruxelles on a pas mal de contacts. On adore aller là-bas. 

MATTHIEU DRAGO : On n’a pas des contacts réguliers. Il y a quelques français mais après on est en contacts avec certains anglais. Tu mets le doigt sur quelque chose qui nous attriste quand même un peu, on essayer de pousser une scène en France mais la scène anglaise elle s’est faite aussi parce qu’il y a une dynamique commune. C’était plein de gens qui faisaient de la musique ensemble. C’était des potes, ils se côtoyaient. C’est pour ça que ça a formé une scène. Là en France à part Léon Phal, on se croise évidemment, mais là ou c’est poussif dans l’idée de former une scène c’est que c’est pas des amis, c’est des gens qu’on côtoie tous les jours. C’est pas des gens qui nous influencent plus que ça, c’est pas des gens avec qui on joue particulièrement. Là ou les anglais ont tous joués les uns avec les autres, sur leurs projets, sur des projets annexes ou sur des compilations. Nous ça fait pas scène, parce qu’il manque exactement ce que tu dis. 

LA FACE B : Ouais il y a beaucoup moins ce côté très collaboratif. C’est vraiment un vivier, chose qu’on n’a pas nous en France. 

THÉO TRITSCH : Non enfin, la scène française n’est pas du tout pareille. La scène anglaise déjà elle est très londonienne alors qu’en France pour le coup cette scène là elle est assez décentralisée. Nous on est de Strasbourg, Gin Tonic ils sont de Saint-Étienne, il y a plein d’exemples comme ça. Je pense que ce qu’on retient c’est plus des gens qui ont fait des trucs dans leur coin, souvent en collectif. Après les groupes, on n’a pas tellement bossé ensemble. 

MATTHIEU DRAGO : Mais je dirais que c’est aussi la beauté de cette scène. On est en train de réussir à décentraliser ce qui pour le Jazz était très ancré dans la scène parisienne. Là t’as des gens à Toulouse, à Saint-Étienne, à Lille, à Rennes et j’en passe. Chacun a son collectif aussi, ça c’est super. Mais du coup il y a des champignons qui poussent un peu partout, mais il n’y a pas de truc commun à part quand on se croise, on se connaît, mais il n’y a pas de sentiment de défendre exactement la même chose. 

C’est une autre forme de scène. Il faut l’accepter, mais c’est un constat. Il faut que ça continue à fleurir comme ça.  Peut-être que c’est la génération d’après qui va bénéficier de ça. Il y a toujours eu quelques groupes en avance. Est-ce qu’on sera le groupe avant qu’il y ait une scène, on sait pas. Il y en a comme ça en Angleterre, on parle beaucoup de Acoustic Ladyland qui était là avant tout le monde et dont personne ne parle. J’espère qu’on ne sera pas ce groupe là [rires]. 

LA FACE B : Non effectivement. Ça serait plus sympa de prendre la même trajectoire que Yussef Kamaal, c’est quand même mieux. C’est plus sympa. 

MATTHIEU DRAGO : En ne gardant pas tout du groupe.

LA FACE B : Oui effectivement, on sait de quoi on parle [rires]. Pour le coup j’ai l’impression que par le biais de toute cette mouvance, le Jazz arrive à se faire de plus en plus reconnaître, surtout auprès des nouvelles générations. Il y a de plus de plus de jeunes qui sont beaucoup plus enclins à en écouter, que ce soit des choses très modernes comme le Be Bop, le Hard Bop ou encore du Swing. J’avais une théorie, c’est qu’on peut peut-être l’expliquer par l’omniprésence du Fusion. Qui est au centre aussi dans un sens d’Emile Londonien, le projet repose à la base sur la Fusion de plusieurs influences. Est-ce que vous aussi vous avez l’impression que c’est un peu en train de devenir une norme ?

MATTHIEU DRAGO : Alors, le mot Fusion dans le Jazz pour moi il est connoté et il me fait peur. Il me rappelle un peu des périodes que moi je n’aime pas trop dans le Jazz. Notamment les années 80s. Pour moi quand on parle de Jazz Fusion on parle d’une époque et d’une esthétique, ça ramène à certains groupes qui ne sont pas du tout des références qu’on a, bien au contraire. Mais je trouve que par essence le Jazz il a toujours influencé tout ce qui était autour de lui. C’est ce qui fait que c’est une des musiques qui peut à mon avis tracer dans le temps. 

C’est en son essence même de pouvoir aller prendre des influences partout. J’ai l’impression que maintenant on accepte en tant que jeune musicien d’aller prendre des influences qui nous parlent personnellement. On a écouté de la French Touch, on a écouté du Rap, on a écouté de la House. On a désacralisé le fait que le Jazz c’était que des standards. On ose mettre ça dans notre musique, et c’est ce qui fait que cette musique elle est aussi riche. Pour moi, c’est l’essence même de cette musique là.

THÉO TRITSCH : Ouais et puis même je pense que même au-delà du Jazz c’est un truc générationnel. Mine de rien on est la génération des playlists et de Spotify. J’ai l’impression que ça existe moins qu’avant les groupes qui écoutent que du Rock ou que du Rap. J’ai l’impression que les choses sont plus fluides, qu’elles se mélangent un peu plus et c’est tant mieux. Je pense que c’est vraiment générationnel. 

MATTHIEU DRAGO : Et puis ça traverse les esthétiques. J’écoute pas mal de Rap, les influences Soul, Bossa Nova, Jazz, House, elles existent aussi dans le Rap. 

THÉO TRITSCH : Et après tu disais que la jeune génération est demandeuse de ça. Ma théorie c’est que la jeune génération elle est en demande de musique vivante, tout simplement. Il y a un truc aussi avec les concerts ou il y a de plus en plus une distance qui se créé à tous les niveaux. Si tu veux voir des têtes d’affiche déjà tu es très loin des artistes, tu ne sais pas ce qui est réellement joué. Il y a une distance financière aussi parce que les prix des concerts sont en train d’atteindre des niveaux de fou. Je pense que les gens sont en demande d’un rapport un peu plus direct à la musique, d’aller voir des groupes dans des salles plus petites ou c’est sincère. Je trouve ça cool. 

MATTHIEU DRAGO : Je pense aussi qu’il y a un truc très artistique et esthétique lié au Jazz. Le style d’aujourd’hui les jeunes peuvent se projeter et se reconnaître dans ce qu’on fait. Je me rappelle quand j’avais quatorze ans, je ne me projetais pas forcément dans ce qu’était le Jazz, dans les ultra techniciens comme si ça en était absurde. J’arrivais pas à m’identifier à ces gens là parce que c’était des super héros. Là toute cette scène là c’est des gens qui jouent de la musique en fait. 

Nous on joue de la musique ou tu captes les références, tu peux venir vivre avec nous la musique parce que c’est une musique qui est vivante, qui dialogue avec le public. J’ai l’impression qu’on peut s’identifier avec les gens. Ce n’est pas inaccessible ce qu’on fait. C’est vraiment ce qu’a mis en avant le Jazz anglais, ce n’est pas inaccessible. C’est un peu nouveau ça, ça a quelques années. Là ou j’ai l’impression que le Jazz Fusion, à partir des années 80s, nous a un peu mis en tête le mythe du super héros.

LA FACE B : C’est vrai que quand tu vois Weather Report et le line-up c’est les Avengers. T’as un tueur sur chaque instrument.

THÉO TRITSCH : Mais même en France, au-delà du niveau t’avais l’impression, il y a encore quelques années, qu’il y avait des passages obligés. Il fallait avoir fait le Conservatoire de Paris, il fallait avoir gagné tel prix. Ça c’est vraiment le truc que les anglais nous ont aidé à assumer. On a envie de faire cette musique, on y va. On n’a pas besoin d’être le plus grand batteur ou le plus grand bassiste de l’univers pour avoir le droit de faire cette musique. 

MATTHIEU DRAGO : On a juste besoin d’avoir une vraie personnalité. Tu vois Yussef Dayes, il est absolument incroyable. Ce n’est pas la batteur le plus technique du monde, mais c’est un des mecs avec la plus grosse personnalité qui existe. C’est ça qui me parle. Ils ont tous fait ça, Ezra [Collective] pareil. Shabaka il a construit son langage. Ils l’ont tous fait. Et c’est ça la beauté et pour moi ce qui est l’essence même du genre. Le Jazz porte ça depuis longtemps. Quand tu vois un Monk, quand tu vois un Ornette, c’est des gens qui avaient déjà ça. Ça s’est perdu avec le temps, notamment avec le Jazz Fusion je pense. On est allé à la course au toujours plus. Là on a ramené ça un peu à l’échelle humaine. Je pense que ça fait du bien à plein de gens. 

LA FACE B : Au-delà du côté très super héros, ou les mecs ils sont imbattables en termes de technique, il y a aussi tout ce côté très intimidant. Mine de rien le Jazz ça a quand même plus de cent ans. Il y a une histoire qui est hyper riche, qui est parfois hyper complexe, avec en plus le contexte américain avec les questions ségrégationnistes. Il y a quelques mois je me suis plongé dans Miles Davis, c’est un investissement. Il faut lire, il faut prendre beaucoup de temps parce qu’il faut comprendre les contextes des différentes phases. C’est quelque chose qu’on retrouve quand même beaucoup moins avec ce que vous vous faites par exemple ou on ce qu’on peut faire à Londres. 

MATTHIEU DRAGO : Ouais et ça c’est très intéressant. On a cette discussion là un peu tous les jours en ce moment. Pour moi ce qui change vraiment, là ou il y a une rupture c’est qu’on peut être légitime sans avoir bouffé tous les standards du monde. On peut être légitime à monter sur scène dans un festival de Jazz sans être le plus gros connaisseur de l’histoire — sans savoir quel est le contrebassiste qui a joué avec Don Cherry sur tel album. On s’en fout en fait. Nous notre héritage il est plus récent. 

Il date des vingt dernières années. C’est ce qu’on évoquait. On peut monter sur scène en festival de Jazz et assumer ça. Nous on a fait le conservatoire, on nous a bourré le crâne en nous disant qu’avant de savoir jouer, c’était important de connaître les standards. Je pense que ça c’est une énorme connerie tu vois. Avant de savoir jouer autre chose, joue déjà à fond ce que tu es toi. Dès le plus jeune âge, creuse ce qui fait ta différence. Eux le faisaient très bien parce que c’était leur musique, quelle est ta musique à toi aujourd’hui ? C’est bien de connaître.

LA FACE B : Bien sûr, c’est intéressant. C’est enrichissant.

MATTHIEU DRAGO : Oui puis c’est important aussi, mais ce n’est pas un passage obligé. 

THÉO TRITSCH : Il ne faut pas approcher ça comme une musique morte en fait. Si tu compares avec les autres styles de musique, ce poids là il est quand même moins présent. On ne dit pas que si tu veux faire du Rock il faut savoir jouer tout le répertoire de Led Zeppelin ou d’Hendrix. C’est pareil, tu apprends deux morceaux et après tu fais tes morceaux à toi. Il faudrait aborder ça de la même manière. 

MATTHIEU DRAGO : Nous on parle beaucoup de Jazz. Replaçons les choses aussi, parce que le Jazz c’est une énorme part de notre musique mais ce n’est pas la seule. On a tout un pan de musique électronique avec la House, le Broken Beat, la Techno. On adore le Hip-Hop aussi. On n’a qu’une vie aussi. Il faut choisir ce qu’on a envie d’aller creuser. On a diggé à fond tout ce qui était le son, les synthés, le son de groupe. Tout cette question de comment aborder la musique via le prisme de la musique électronique via les DJs, comment aborder l’improvisation comme un DJ qui serait derrière les platines. 

Tout ça c’est du temps pris sur apprendre à jouer bien. C’est notre choix, mais c’est très bien de faire ça. C’est bien de le dire aussi. Quand on parlait de tribune, j’aurais aimé quand j’avais quinze ans entendre un groupe que j’aime nous dire qu’on est pas obligé de savoir jouer Autumn Leaves parfaitement sur tous les tons. Qu’en écoutant de la bonne Techno ça pouvait nous aider aussi. 

LA FACE B : Ouais, t’es pas obligé de savoir jouer Donna Lee à la perfection pour être légitime à vouloir faire ce que tu veux. 

MATTHIEU DRAGO : Bien sûr. Par contre, si tu as envie de le faire c’est génial, fais-le. Ça peut que t’apporter des choses. Mais ne crois pas que c’est un passage obligé. Chacun créé son propre chemin. Je n’ai jamais vu Yussef Dayes faire un chabada, et je m’en fous en fait. 

LA FACE B : Comme la dernière fois, pour conclure l’interview, il y a toujours la question que j’aime bien poser à la fin. Est-ce que vous récemment vous avez un album ou un artiste en particulier que vous écoutez et que vous aimeriez recommander aux auditeurs de La Face B ?

MATTHIEU DRAGO : Là encore une fois je pense qu’on aura deux réponses différentes. Théo toi t’écoutes quoi en ce moment ?

THÉO TRITSCH : Attends je vais ouvrir Spotify [rires].

LA FACE B : [rires]

MATTHIEU DRAGO : En attendant, moi j’écoute beaucoup Aupinard en ce moment. Puis je trouve que L’Amour de Disiz c’est un classique. C’est indémodable et je l’écoute en boucle. 

LA FACE B : Beaucoup moins Rap en plus je trouve L’Amour. 

MATTHIEU DRAGO : Ouais, pour moi c’est un but un jour de faire un album comme ça.

LA FACE B : Un truc presque inqualifiable. 

MATTHIEU DRAGO : Il est magique cet album. Il est magique dans tout. Tout est parfait. C’est une grosse influence pour la pochette d’Inwards. 

LA FACE B : Je viens de me faire la remarque.

MATTHIEU DRAGO : Ce graphiste est absolument génial. Tout est pensé de A à Z. On est entré dans le même mindset qu’eux. La moindre virgule est réfléchie, elle est pensée. Elle est là parce qu’on y a réfléchi et parce qu’on l’a voulu. Que ça soit dans le graphisme ou dans la musique c’est la même chose. 

LA FACE B : Ok.

MATTHIEU DRAGO : Théo ?

THÉO TRITSCH : En vrai moi j’ai envie de dire qu’en ce moment plus que la musique le cinéma m’influence beaucoup. Je regarde beaucoup de films et du coup je pense que je recherche ça dans la musique en ce moment. Je suis plus sur des trucs très cinématographiques type Godspeed You! Black Emperor, ce genre de choses. Boards of Canada aussi. 

LA FACE B : Donc des trucs très ambiants ouais. 

THÉO TRITSCH : Très ambiants et très sur les climats en fait. 

LA FACE B : Et bien écoutez, merci beaucoup les gars. 

THÉO TRITSCH : Merci à toi.

LA FACE B : C’était un plaisir de se retrouver en espérant un de ces quatre pouvoir vous croiser sur la route.

MATTHIEU DRAGO : On se croisera.

LA FACE B : Je viendrai vous voir alors. Merci beaucoup, encore félicitations pour Inwards. C’est vraiment un super disque.

THÉO TRITSCH : Merci beaucoup.

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