Il y a des artistes, des voix, des humanités qui nous touchent plus que d’autres. Certains s’imprègnent de nous et laissent une trace indélébile dans nos vies. On a découvert l’album de Cabane, Grande est la maison, dans une période difficile. Il a apaisé des esprits anxieux. Il a dévoilé une sensibilité bouleversante. Nous avons eu l’extrême chance de pouvoir nous entretenir avec Thomas Jean Henri, l’homme derrière Cabane. Nous n’avons pas osé couper les phrases, ni réduire les paragraphes pour coller aux normes médiatiques. Nous vous livrons cet entretien, comme une relation épistolaire sacrée.
La Face B : Hello Thomas, comment vas tu aujourd’hui ? Comment vis-tu cette période de confinement ?
Cabane : Hello ! Alors moi je fais parti des gens qui sont extrêmement chanceux, je suis en bonne santé de manière générale. J’ai un grand appartement ici à Bruxelles où l’on vit à deux. On a quand même de l’espace, il y a une terrasse donc on peut prendre le soleil l’après-midi. J’essaye de vivre ça au mieux. Pour être vraiment sincère je dirais que je suis quand même quelqu’un de fragile et d’anxieux, donc je vis comme tout le monde dans cette espèce d’anxiété pour nos proches et les gens qu’on aime, et aussi par rapport à soi. Ce qui est perturbant et étrange avec un virus, c’est qu’on peut l’attraper comme ça, juste en se promenant dans la rue. Ça crée pour moi un léger stress permanent. Je n’ai pas vraiment la disposition pour faire d’autre chose et d’essayer de prendre le temps à la maison, mais j’essaye de faire un peu de musique, de recomposer. J’essaye de faire ça au mieux, sinon j’ai bien de la chance, et il y a du soleil sur Bruxelles.
LFB : D’ailleurs, où t’es-tu réfugié pour survivre à cette quarantaine ?
C : Je suis dans mon appartement à Bruxelles, à Schaerbeek. J’habite juste en face de l’église Sainte-Marie qui est magnifique, une église byzantine. Depuis mon salon, j’ai la chance d’avoir une vue imprenable sur cette église qui luit sous le soleil. C’est trop beau. Je suis trop content et trop heureux d’être ici.
LFB : Est-ce que tu te doutais en sortant cet album qu’il aurait autant de résonance avec la période actuelle ?
C : Si je disais oui, ça serait plutôt mal vu, d’avoir prédit ça. Maintenant, il y a quand même un message, politique c’est un grand mot, mais quand même un message que je voulais dans cet album. Le nom du projet s’appelle Cabane, et dans ma définition, la cabane est un endroit temporaire dans lequel on se protège des intempéries. À nous de choisir notre propre définition des intempéries, qui peuvent être évidemment météorologiques, virales dans ce cas-ci, mais également sociales, politiques ou amoureuses. Je pense qu’il est fondamental et important pour nous tous d’avoir un endroit, quel qu’il soit. Et quand je dis un endroit, encore une fois, à nous de donner la propre définition d’un endroit, où on peut se protéger de ces choses-là, c’est-à-dire se retrouver seul. Et ça peut être la littérature, le cinéma, la musique, un acte créatif, la cuisine, la menuiserie… cela peut-être n’importe quoi, mais un acte ou un endroit dans lequel on peut se protéger de ce qui nous agresse. L’important aussi c’est que ça soit un endroit temporaire, c’est ça la définition d’une cabane, on ne peut pas s’y abriter pour longtemps. Et je voulais mettre en rapport avec cette chose-là l’idée de Grande est la maison, et c’est la phrase que j’ai écrite au début du documentaire, «Si petite soit ma cabane, Grande demeure ma maison». Et je pense que dans ce qu’on vit actuellement, il est important et il me semblait important d’ouvrir grand nos maisons. Et pour moi, dans ma définition de la maison, je pense à nos coeurs, à notre ouverture. On vit sur un repli social et politique, et je pense que c’est important d’ouvrir nos maisons. Maintenant par rapport à la situation, il faut rester confiner chez soi, il faut réduire au possible les contacts avec tout le monde, mais ce n’est pas pour ça qu’on ne peut pas avoir de la bienveillance. Et moi je reste, en tant qu’être humain, horriblement choqué par le comportement de notre dirigeant, et là je vais parler de mon pays, la Belgique. Je ne pense pas que leur maison soit très grande ouverte, malheureusement, et c’est un peu ça que je voulais dire. Pour être vraiment honnête, mon projet par rapport à moi, ça me met un peu mal à l’aise actuellement d’avoir un projet qui s’appelle Cabane et un album qui s’appelle Grande est la maison, et un morceau qui s’appelle Take Me Home, et tout ce rapport avec le confinement… c’est juste pas le bon moment pour avoir ces choses-là. Mais c’est comme ça, et si ça a pu faire du bien à quelques personnes, alors j’en suis ravi.
LFB : Peux-tu m’expliquer comment est né le projet Cabane ?
C : J’ai eu plusieurs vies : je fais parti de ces gens qui ont eu la chance d’avoir des vies différentes. J’ai été longtemps musicien, batteur d’un groupe qui s’appelait Venus, puis j’ai joué dans pas mal d’autres groupes. J’ai arrêté la batterie, puis j’ai commencé à jouer de la guitare. J’avais un projet qui s’appelait Soy Un Caballo que j’ai arrêté en 2009. J’ai décidé d’arrêter la musique quand ce projet s’est arrêté. J’ai travaillé pendant 7 ans avec Stromae en tant que tour manager et je me suis occupé aussi de la production exécutive de sa société, Mosaert . Et en 2014, quand on est arrivé à l’énorme succès de Paul, j’ai eu le besoin de revenir à ma propre création et cette idée de Cabane est né. J’avais besoin de me retrouver et Cabane est né de ça. Peut-être était-ce un refuge pour moi dans tout ce qu’on vivait dans ce projet.
LFB : Comment as-tu rencontré Kate Stables et Bonnie ‘Prince’ Billy ?
C : Will (Bonnie ‘Prince’ Billy), je l’ai rencontré en 2001, il y a bien longtemps. Il est venu jouer dans un festival qui s’appelle les Nuits Botaniques. Pour la petite histoire, c’est un festival qui a lieu en septembre, et cette édition avait eu lieu juste après les attentats du 11 septembre. Ses musiciens ne voulaient pas tourner avec lui, donc le promoteur de ce festival m’a proposé d’accompagner Will à la batterie. Il a bien aimé mon jeu de batterie je pense, donc il m’a invité dans un festival en Angleterre qui s’appelait All Tomorrow’s Parties à Camber Sands, dans un centre de vacances, où on a rejoué l’entièreté de l’album Arise Therefore, qui était son album de Palace Brothers. Et puis je l’ai rejoint aux Etats-Unis et on est resté en contact. Il a chanté un morceau sur l’album Soy Un Caballo en français, et quand j’ai commencé Cabane, j’ai tout de suite pensé à lui. J’ai tout de suite entendu sa voix. Et parallèlement à ça, j’entendais vraiment la voix de Kate et je voulais mêler ces deux voix. La voix sombre et caverneuse de Will, très très fragile, qui parle aux morts, aux gens disparus, aux souvenirs, à la mémoire, à la perte, au deuil ; et confronter à cette chose-là la voix de Kate qui est une voix au contraire lumineuse, portée de plein de bienveillance. Et ce n’est pas pour ça qu’il n’y a pas de douleur dans sa voix ou une certaine mélancolie, mais en tout cas je trouve que Kate a une énergie solaire. Pour être honnête, j’ai plus une relation d’amitié avec Kate que je n’ai avec Will : il habite trop loin et on ne s’est vus que quelques fois.
LFB : Quel est ton processus créatif ? Est-ce que les textes viennent d’abord, puis la musique en suite ? Ou l’inverse ?
C : Beck disait il y a quelques années , que les chansons, les créations sont comme des pays : elles ont chacune leur propre lois, et c’est ce qui demande à l’artiste une réadaptation à chaque fois, cette acceptation de la matière qu’il a face à lui et savoir quelle est la meilleure façon de la gérer. Moi, généralement, il y a une espèce d’ébauche créative qui arrive et qui pour moi est directement liée, non pas à un texte, mais à une émotion, ou à une phrase. Sur mes disques durs, mes titres de chansons ne sont pas la date de la journée ou un numéro, c’est à chaque fois une émotion, ou une image assez précise que je donne et qui va après déboucher sur le texte. Par exemple, une chanson qui n’est pas sur l’album mais sur un des 45 tours qui s’appelle La Gomera : je me souviens très bien d’un moment où j’ai quitté un endroit, et j’ai eu dans ma tête cette phrase qui était «Once again, we’ll never know» et cette mélodie est née de cette phrase. Pour être tout à fait correct, ce n’est pas moi qui écrit ou co-écrit tout seul les chansons. Je le fais avec Caroline Gabard et Sam Genders, parce que mon anglais n’est pas assez super pour ça. J’écris les mélodies, je chante en yaourt, j’ai des bouts de phrases qui sont très importants pour moi, et eux travaillent avec moi là-dessus.
LFB : Est-ce que ça a été une évidence pour toi que les textes écrits seraient chantés par Kate et Will ?
C : Oui, tout à fait. C’était fondamental pour moi, pour le projet Cabane, d’avoir cette relation, ce duo entre Kate et Will, et de temps en temps qu’il y ait une chorale, un choeur de femmes qui vienne apporter ce rapport du choeur grec, qui vient non pas chanter des banalités sur l’amour, mais prendre du recul par rapport aux évènements qui sont vécus juste là. C’est pour ça aussi que le disque a mis autant de temps à être écrit, car j’ai du accepter le planning et l’agenda de gens qui sont très connus, comme Will et Kate, ou Caroline qui était jeune maman à ce moment-là et son temps était consacré, bien naturellement, à autre chose qu’à m’aider à écrire des textes. J’ai du gérer un peu les plannings de chacun, ce qui a créé une certaine lenteur. J’aurais pu, plusieurs fois au cours de ces cinq ans de travail, décider de changer, de faire chanter les chansons par quelqu’un d’autre car cela devenait trop compliqué à gérer, mais j’ai tenu bon, j’ai tenu la barque et j’ai pris le temps qu’il fallait pour que ce soit bien huilé.
LFB : Pourquoi as-tu fait le choix de ne pas interpréter toi-même les chansons ? Est-ce pour conserver une distance avec tes mots, tes pensées ?
C : Oui, je pense. J’aime bien en tout cas cette idée, qu’il est toujours important de prendre du recul par rapport à tout ça. Parce que dans des questions comme ça, on peut vite tomber dans le pathos et c’était bien d’avoir du recul. Je compose les chansons dans le canapé de mon salon à Bruxelles, ou parfois quand j’ai la chance de partir en résidence, mais généralement tout se fait ici. Je ne comprends toujours pas ce qui fait que, dans ma tête, je vais me dire «ah mais tiens je vais envoyer ça à Will, Kate, Sean ou Caroline et ils vont accepter de chanter ces idées-là ! ». C’est un grand mélange qui fait parti de ma complexité et de mon ambigüité : ma contradiction plutôt c’est d’avoir une espèce de confiance en soi pour me dire «oui, je vais les envoyer à ces gens-là». Je dirais aussi que je ne suis pas un chanteur : je chante juste, je pense avoir une particularité dans ma voix, mais quand on a la possibilité de faire chanter ses idées de chansons par Will ou par Kate, eh bien je trouve qu’il faut avoir la modestie de s’effacer. Ce sont des gens qui ont un tel timbre de voix. Will chante depuis qu’il a 15 ans. Moi ça n’a jamais été, par mes choix de vie, la chose que je fais au quotidien. Quand on va chez Kate, Jessie et leur fille Mo, souvent, à la fin du repas, il y en a un des deux qui prend la guitare ou le banjo, et ils chantent ensemble des chansons folk traditionnelles, ou leurs chansons, ou des reprises. Moi ce n’est pas du tout mon cas : quand le repas est fini, je vais regarder un match de foot – je rigole évidemment, mais c’est pour dire que je suis vraiment trop heureux qu’ils aient accepté de chanter mes chansons.
LFB : Comment travaillez vous tous ensemble, étant donné que vous êtes un peu éparpillé géographiquement ?
C : Cabane n’est pas un groupe, c’est mon projet, c’est clair avec tout le monde : c’est moi qui gère et décide de tout. J’ai des collaborateurs, des gens qui m’aident de façon momentanée. Je pense être une personne plus efficace et plus présente quand on est dans des échanges un à un. Et c’est ce qu’il s’est passé à chaque fois. Avec Will, c’était un peu différent car il est vraiment de son côté et il a tout enregistré tout seul. C’était important pour moi de privilégier la rencontre et d’être totalement présent dans l’échange qui pouvait se faire avec la personne avec qui je collaborais. Maintenant ça serait mentir de ne pas dire que j’aurais aimé qu’à un moment, on se retrouve tous ensemble et qu’on enregistre très rapidement pendant quelques jours, tous dans la même pièce. Ça, j’aurais vraiment aimé, j’aurais trouvé ça beau, mais ce n’était pas possible par rapport aux agendas, aux finances et ces choses-là. Je suis très content d’avoir enregistré tout ça ici, toutes les guitares, les basses, les vibraphones et dans un studio pour les quatuors à cordes. C’était à chaque fois des petits voyages qui ont fait que j’ai pris un temps tout à fait précis pour ces choses-là.
LFB : Il y a une grande intimité et une grande quiétude dans cet album qui m’ont énormément bouleversée : peux-tu m’expliquer sa naissance et les inspirations qui t’ont guidées ?
C : J’ai juste essayé d’être honnête et juste par rapport à la matière que j’avais, par rapport aux idées de morceaux que j’avais. J’avais une idée de base, de faire des chansons assez simples. Qu’elles ne sonnent pas comme un groupe, qu’il n’y ait pas de batterie ni de basse, ni tous les arrangements qu’on pouvait faire en groupe. Je voulais juste des chansons guitares avec deux voix et travailler avec Sean O’Hagan pour les arrangements de cordes. Ce qui est magnifique dans ses arrangements, c’est qu’il ouvre des portes. Si l’on prend l’analogie d’une pièce, les chansons sont des petites pièces, et Sean c’est comme s’il venait ouvrir la fenêtre. Il donne une grande dimension.
Je n’ai pas du tout le même rapport que vous, que les gens qui écoutent par rapport à mes chansons. Ce n’est pas faire preuve de fausse modestie ou de dédaignation par rapport à son propre travail, mais c’est la difficulté qu’a chaque artiste : c’est qu’il n’a pas ce regard neuf que vous avez par rapport à l’écoute, et c’est ce qui fait qu’il y a une envie de retravailler de faire des nouvelles choses. On a pas ce rapport vierge à l’écoute, et moi ces morceaux ne me bouleversent pas, ou ne m’ont pas bouleversé. Quand ils ont été créés tout au début, ils m’ont émus, il y a quelque chose qui m’a touché. Et puis après; ça a été du travail de faire que toutes les choses aient l’air naturelles et sonnent simples. Ce n’est pas parce que je voulais faire des chansons simples que ça a été simple à faire, au contraire. C’est une drôle de chose. Pour moi, c’est un travail énorme et je suis très heureux d’être parvenu au bout. C’est souvent ce que je réponds quand on me demande quel est mon rapport avec ce disque : je suis surtout très heureux d’être parvenu au bout. Cela demande des compétences complètement différentes de créer des chansons, d’avoir des idées, d’être créatif, que de parvenir à les aboutir. On connait tous dans notre entourage des gens qui sont très très créatifs et qui ont du mal à terminer les choses, ce n’est pas facile. Et j’ai un grand bonheur d’être parvenu à terminer ces choses-là, c’est un disque qui a pris du temps, qui a été étalé sur cinq ans. J’ai parfois eu l’impression d’être cet ami, ou ce musicien mytho qui dit qu’il travaille sur un disque et dont tout le monde, ses amis proches ou sa famille, doutent quand même qu’un jour il parvienne à le finir, quel qu’en soit les raisons. Et ça, ça commençait un peu à peser sur mes épaules, le fait que j’avais l’impression d’être devenu un mytho et que, lorsqu’on me demandait comment avançait mon disque, j’avais l’impression de voir dans le regard des gens cette chose-là, c’est-à-dire, qu’ils ne pensaient pas que j’arriverai au bout.
LFB : J’ai trouvé cet album incroyablement cinématique : chaque chanson me propulsait dans un décor différent. À quel point le photographe en toi influence-t-il le compositeur ?
C : Chez moi en tout cas, il y a un échange de flux entre mon travail de photographe et mon travail de musicien. Il y a une chanson qui s’appelle «Qu’as-tu gardé de notre amour» et qui est aussi le titre d’une installation/exposition photo d’un travail photographique que j’ai fait il y a quelques années. Idem pour Grande est la maison, c’est une série de photos, que j’ai faite. J’ai invité pendant un mois et demi une vingtaine de personnes séparément chez moi où il y avait à chaque fois la même mise en place : je leur faisais un petit truc à manger, on cuisinait ensemble, et quand je sentais que le moment était bien, on faisait des photos. Ce sont des photos faites dans le noir où la personne est dans un fauteuil et ce sont des longues pauses, et je viens éclairer avec mon appareil photo, avec une petite lampe, les parties du corps que je voulais montrer de la personne. Mon idée derrière cette série de photos est de trouver la juste distance par rapport aux gens qu’on aime. On a tous vécu ça, de savoir, par rapport à la personne aimée ou d’autres, quelle est la juste distance : si on est trop près, on l’étouffe, et si on est trop loin, on l’abandonne. C’est cette espèce de relation en accordéon. Comment est-ce qu’on peut leur apporter notre bienveillance, notre lumière tout en leur laissant cet espace de liberté, de rayonnement qui leur appartient.
Dès que j’ai eu cette photo du lit, ça s’est imposé comme la photo de l’album. À l’intérieur du vinyle, il y a la photo d’un sein. J’avais vraiment envie que cette photo-là soit la pochette d’un troisième 45 tours, mais pour des raisons financières je n’ai pas pu le faire. Et aussi, dans le monde extrêmement faussement pudique dans lequel on vit, je savais très bien quelle n’aurait jamais été acceptée sur les réseaux sociaux.
LFB : Quel rapport entretiens-tu avec la musique ?
C : Je suis un passionné de musique, j’en écoute beaucoup à la maison et j’en fais depuis que j’ai quinze ans. Certains morceaux, comme vous, ont changé ma vie, ou l’ont adoucit à certains moments, m’ont aidé.
C’est un peu ce dont je parle dans le documentaire, de notre rapport à la musique. Qu’est-ce qui fait que la musique nous accompagne de manière omniprésente et quotidienne sur nos téléphones, dans nos chez nous, dans la rue, dans les magasins, dans les soirées… et qu’on n’accepte plus de lui accorder de l’argent ? Qu’est-ce qui fait qu’on estime que c’est normal d’écouter de la musique gratuitement ? Qu’on estime qu’on est quelqu’un de très bien quand on paye un abonnement Spotify à 9€ (et la plupart d’entre nous partage même faussement des abonnements «famille» pour encore plus diminuer cette chose-là) ? C’est hallucinant. Encore une fois, je ne porte pas de jugement là-dessus car c’est la société qui est comme ça, mais c’est un drôle de rapport. Et donc, c’était un peu ça dont je voulais parler avec notre documentaire de Cabane, de notre rapport à la musique. Qu’est ce qui fait qu’on a ce rapport-là et pourquoi notre rapport à la musique n’est pas le même qu’avec un livre ou un film, où on se contente de le regarder ou de le lire une fois, et puis on en garde un souvenir qui petit à petit s’efface. Qu’est-ce qui fait que la musique, elle, accompagne notre vie ?
LFB : Je ne suis pas certaine que vous ayez donné des concerts pour le moment (peut-être n’est-ce pas pratique notamment du fait de votre formation et des projets propres à chacun). Pour toi, la musique se vit-elle plus par l’écoute que par la vision live ?
C : Non pas du tout, il y a plusieurs choses. D’abord je n’ai pas spécialement envie de faire des concerts : je ne suis pas une bête de scène, j’ai un charisme d’huitre. Je ne suis pas un grand musicien non plus, ça me demande un effort un peu sur-humain. J’aurais adoré avoir du plaisir à être sur scène, j’aurais adoré être un super bon musicien et être à l’aise, mais je ne le suis pas. Et dans ma vie, mes choix n’ont pas été celui de travailler un instrument de façon quotidienne. Je n’ai pas le plaisir, et par le passé, avec Soy Un Caballo, on a quand même fait le tour du monde : une tournée de 23 dates aux Etats-Unis, on a été au Japon, on a fait plusieurs fois l’Angleterre, la France, la Belgique, l’Espagne… Ça m’a un peu usé ma santé. Je pense que les gens ne se rendent pas compte à quel point ça peut être usant une tournée. Avec Stromae, j’ai à nouveau refait des tournées, dans des conditions plus agréables, plus luxueuses certes, mais j’ai de nouveau refait plusieurs fois le tour du monde, et ça m’a aussi épuisé.
J’ai juste envie que Cabane soit effectivement un projet temporaire. Je vais faire quelques concerts, mais très peu, et puis je vais de nouveau disparaître, et peut-être que je reviendrai, je ne sais pas du tout. Je n’ai pas de projets là-dessus et il n’y a pas de construction. Et de toutes façons, je n’ai plus l’âge de me dire que je vais tourner partout, ça n’a aucun intérêt. C’est un apprentissage aussi qui fait que chaque projet a sa propre politique et sa propre façon de le défendre. Et je pense que ça n’a pas d’intérêt avec Cabane d’essayer de faire des tournées de dingue. Il faut jouer sur la rareté. Je préfère faire ça, et que chaque acte soit un acte créatif. Je ne vais pas multiplier les sessions acoustiques. La seule que j’accepte de refaire, c’est la Blogothèque parce que je l’ai déjà faite il y a 10 ans avec Soy Un Caballo et je trouve que c’est un bel hommage que de le refaire maintenant à nouveau avec Jessie et Kate. De voir qu’il y a une espèce de continuité, qu’on a tous vieilli, tous grandi. Dans la session Blogothèque avec Soy Un Caballo, on voit que Mo est un tout petit bébé dans les bras de sa maman ; maintenant, c’est une jeune adolescente parisienne. Je trouve ça émouvant et touchant. Par contre, je n’en ferais pas d’autres. On fait des sessions acoustiques ici, chez moi à la maison, mais avec un processus bien particulier qui est de filmer avec une caméra à travers mon appareil photo moyen format qui a un verre dépoli, et qui donne une particularité à l’image. Je n’ai pas envie de multiplier les apparitions : je veux juste qu’à chaque fois que je le fasse, qu’elles puissent vivre, qu’elles soient uniques et particulières.
LFB : J’ai l’impression que tu es infini : tu t’illustres par la photo, la musique, et je n’ai aucun mal à te voir peintre, sculpteur ou cinéaste. À quel point as-tu besoin de l’art dans ta vie ?
C : J’aimerai tellement peindre, mais je suis vraiment une quiche, je suis incapable de faire des dessins, à part des bonhommes ridicules.
Le documentaire de Cabane (qui n’est pas un outil promotionnel), c’est vraiment un acte créatif où j’ai rencontré les gens que je connais, mes amis mes parents, pour leur poser des questions qui étaient les miennes quand j’arrivais à la fin de cet album, qui était de savoir l’utilité de sortir un disque, et son rapport à la musique. Mais le point de départ de cette idée-là, qui est également le point de départ de tout mon travail, c’est qu’est-ce qu’on fait de notre colère, de ce qu’on a entre les mains.
C’est quelque chose qui me touche terriblement, ainsi que les artistes qui m’entourent (et je pense que c’est quelque chose qui nous lie) : on nous demande pas de faire ces choses-là et pourtant on le fait. On ne m’a jamais demandé de passer cinq ans de ma vie à faire Cabane, à dépenser autant d’argent. Je suis persuadé que mes parents auraient été plus heureux que j’achète un appartement, ou que je parte en vacances, voyager. Et pourtant je l’ai fait, et je n’ai pas pu faire autre chose que de faire cet album-là. Ça a été fondamental pour moi, ça m’a occupé l’esprit, une forme d’économie mentale, physique, émotionnelle, passionnelle. Et quand on a fini cette chose-là, qu’on a fini un acte créatif : qu’est-ce qu’on fait quand on a quelque chose entre les mains que personne n’a demandé ? Comment est-ce qu’on fait pour le lâcher, pour passer à autre chose ? Et ça, fondamentalement, c’est ce qui me touche. Cette idée que tous les artistes, les artisans, les créateurs, font des choses alors qu’on leur a rien demandé. Et ça je trouve ça plutôt beau.
Et mon rapport à la musique, il est là. J’écoute de la musique tout le temps, mais je n’ai pas une culture musicale de dingue, car j’essaye plus de créer que d’écouter. Je ne fais pas de la musique que j’aime, je fais de la musique qui sort de moi. Je ne dis pas que je n’aime la musique de Cabane, mais je suis un grand fan des Pixies par exemple, j’adore, ça a été longtemps mon groupe préféré, mais je suis incapable de faire de la musique comme Frank Black. Quand je fais de la guitare électrique, j’ai vraiment l’ai ridicule, ce n’est pas moi, ce n’est pas ma sensibilité. C’est ce qui me touche, c’est cette acceptation de ton propre patrimoine, on reçoit tous des influences du monde entier. Pour donner l’exemple précis, j’ai toujours adoré les films de Woody Allen : j’ai toujours eu l’impression que c’était un génie et qu’il parvenait tellement à parler de la société, d’une manière juste et particulière. J’ai eu cette image-là jusqu’au jour où j’ai été à New-York : je me suis promené dans les rues où il a fait ses films, et je me suis rendu compte qu’en fait pas du tout, il filmait juste son quotidien, ses Etats-Unis. Et c’est pour ça que moi, ça ne sert à rien que je fasse un album de country music, ce n’est pas ma culture. C’est dans ce rapport aux espaces et aux gens quand on a la chance de voyager que l’on voit que toutes nos cultures sont différentes. J’essaye d’être le plus juste que je peux avec moi-même et le plus honnête par rapport à ça, à ce que j’ai à dire, avec toutes les faiblesses que ça a, et toute cette fragilité.
LFB : Quels sont tes projets artistiques à venir ?
C : Dû à ce virus, je dois un tout petit peu changer mon planning. J’avais prévu de consacrer du temps à Cabane, car il y avait deux concerts à Bruxelles et à Paris en mai, puis, à partir de juin prendre des vacances et m’y remettre cet été. Chez moi, l’idée créative arrive quand je m’embête. Et donc, j’avais envie de me laisser cet été du temps pour voir. J’aimerai vraiment bien pouvoir faire des projets photos mais ça coute cher comme je travaille en argentique, donc je vais devoir retravailler pour pouvoir un petit peu financer ça. J’ai commencé à apprendre à jouer du vibraphone à quatre baguettes, donc je passe du temps à faire ça.
Et j’espère qu’il y a des chansons qui reviendront. Encore une fois, je suis dans la première période qui est de se dire que je vais juste voir ce qui sort, sans me mettre d’objectifs. Juste le plaisir de voir ce qui sort.