ADN #561 : Fine Lame

ADN : Acide du noyau des cellules vivantes, constituant l’essentiel des chromosomes et porteur de caractères génétiques. Avec ADN, La Face B part à la rencontre des artistes pour leur demander les chansons qui les définissent et les influencent. Aujourd’hui, c’est au tour de Fine Lame de se prêter au jeu de l’interview ADN et de nous présenter ses influences.

portrait fine lame
Crédit : Emilie Kosmi

Noir Désir – Nous n’avons fait que fuir

Nous n’avons fait que fuir – peut-être le firmament du rock poétique français, dont les charges textuelle et instrumentale si bien entremêlées taraudent à la fois les fêlures intimes qui nous habitent, et les armures chitineuses que l’on se crée.

Un chemin commencé avec L’Europe et poursuivi ici à son zénith, abolissant le format cadenassé du morceau court pour aboutir à une ode qui célèbre tout ce qui fait éclater la sinistre gangue de ces temps.

La fulgurance d’une comète, concert unique qui laisse une trace indélébile dans la manière d’articuler poésie contemporaine et brutalité rock – et donne envie de se frotter sans cesse à cette équation !

Léo Ferré – Il n’y a plus rien

La saine lucidité d’âpres constats, bravés par la verticalité revêche et la posture rétive d’un Léo Ferré au sommet de sa poésie farouche.

Se remettre le cœur à l’heure, et déranger le siècle – demandez le programme !

Vaincre les injures de l’époque par le crépitement de son propre brasier de rage et d’éruptions volcaniques, tâche sisyphéenne sans cesse recommencée à l’assaut de laquelle on repart galvanisé quand on a pris un peu du cocktail Molotov du bon vieux Léo.

Nick Cave – Palaces of Montezuma

J’aurais évidemment pu choisir à peu près n’importe quel morceau de Nick Cave (plutôt côté Bad Seeds que Grinderman, d’ailleurs), des chœurs célestes de Fifteen Feet of Pure White Snow en passant par la souveraine désolation de Song of Joy, ou la poisseur désabusée de More News From Nowhere, et tant d’autres ; qui sur toute sa discographie creuse des sillons qui me parlent particulièrement – tenter de suivre ces chemins de traverse, c’est apprendre à claudiquer sur les marelles du mystère d’être.

Mais ce piano-voix solitaire sur Palaces of Montezuma… tisser les grandeurs de l’Histoire et les infinitésimaux points de chute de l’existence, et les imbriquer dans la simplicité d’une chanson d’amour, une vraie leçon d’épure.

Goguenard de l’ivre tourneboulé du monde, faire du noir émerger la lumière : plus que de mission,

il faudrait parler de sacerdoce.

Bashung Toujours sur la ligne blanche

On a un peu oublié qu’avant le personnage tutélaire et impérieux découvert en 2002, Bashung avait parsemé son parcours de lives habités comme celui-ci –

Le dandy fuligineux s’érige en rhapsode de la perte, dans un éloge paradoxal de la fuite où transparaît la plainte amère d’une âme en errance.

Avec cette énergie possédée qui ramène à l’essentialité d’un concert : la transe chamanique, la cérémonie incantatoire, le funambulisme de l’extrême-limite.

Bob Dylan – Blind Willie McTell

Ce que m’aura véritablement appris Bob Dylan, dans l’écriture, c’est cette manière claudélienne, ou nahua, de ne pas envisager le temps comme linéaire, mais comme une sphère qui contient simultanément toutes les étapes des déroulés possibles. Toutes les résonances de l’espace-temps vibrionnant dans le concert des êtres.

C’est comme le titre français de la correspondance de Neil Cassady : Un truc très beau qui contient tout – on peut prendre Ezra Pound en stop sur l’autoroute, se battre dans un bar de marins avec TS Eliot, jouer aux échecs avec Andreï Voznessenski, déposer une gerbe de fleurs sur une tombe avec Hart Crane, évoquer le Christ avec Nikos Kazantzákis, ou faire un concours de beuverie avec Charles Reznikoff.

Il y a un autre monde, mais il est dans ce monde.

Comme le cadre des romans de Giono n’est pas la Provence, comme celui des romans de Faulkner n’est pas le Sud, Dylan est ailleurs – et c’est particulièrement vrai dans cette chanson, où tout le blues résonne et s’incarne : irrémédiablement étranger au monde et à lui-même, il s’agit d’habiter le plus possible le monde des morts, c’est-à-dire celui qui offre la possibilité de renaître.

Un Prophète plus que jamais mystique, et plus que jamais nécessaire.

portrait fine lame
Crédit : Emilie Kosmi

Joy Division – Day of the Lords

Suprême beauté de la désespérance, au risque d’enfoncer les portes ouvertes sur Joy Division.

Le diamant brut du post-punk, tout tombe juste dans un fragile équilibre où la brutalité de la composition et des arrangements ne dissimule pas la subtilité de l’écriture de la difficulté d’être au monde.

Tellement de pistes musicales lancées dans ces années Factory, avec John Cooper Clark en embuscade, ornières à peine entamées et sentiers à emprunter.

Leonard Cohen – Queen Victoria

Ce morceau particulièrement de Leonard Cohen (dont bien sûr je pourrais là encore citer l’ensemble de la discographie), pour sa maestria incomparable des métaphores filées, alliée à la brisure déchirante de la voix.

Éloge irréfragable de l’abîme et de l’abandon, manifeste crépusculaire à l’image du recueil entier (Des fleurs pour Hitler), plongée en eaux troubles – no limit.

Et de ce nadir, l’ouverture d’un champ des possibles.

Cet enregistrement spécifiquement, où la solitude d’une chambre d’hôtel du Tennessee donne le ton, atmosphère propice à un exhaussement de la vérité. Toutes les illusions brisées, la musique comme un révélateur orphique. Et comme une ultime salvation.

Patti Smith – Spell

Une incarnation-clef du Spoken word poétique – sur la célèbre anaphore de Ginsberg, magnifiée par l’interprétation chamanique de Patti Smith.

Le fameux dérèglement de tous les sens que vise la poésie, et qu’il faut quêter encore et encore, porté par le grondement sourd et acrylique des textures, par les incises harmoniques, par les arpèges hypnotiques, par tout ce qui peut hisser la transe à son apex.

Nous voilà de retour à l’ivre tourneboulé du monde – mais cette fois-ci nimbé de sainteté.

Et dans cette élévation, tout est Grâce.

Thiéfaine – Petit matin 4h10 d’été

Les récents lives, très rock, de Thiéfaine sont grandioses, dont cette chanson-contrepied menée par la simplicité guitare-voix-harmonica : mais cela renvoie précisément à l’idée qu’on ne triche pas avec la brûlure – tout en découle mais rien n’en maquille jamais l’absence.

Dans le livret du CD, les paroles en sont précédées d’un exergue de Stig Dagerman, l’auteur de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : « Vivre signifie seulement repousser son suicide de jour en jour ». Y puiser la foi renouvelée de vivre chaque jour comme une lutte, ne pas succomber à la tentation du néant mais s’aviver à son contact, opposer, comme dit justement Dagerman, aux mâchoires du monde sa propre puissance d’être.

Remonter le fleuve et brûler.

Akosh S. Unit – Azértis

Toute la force de vie qui sort de ce titre d’Akosh S. – on parle de fusion, mais il faudrait parler de point d’incandescence !

Et c’est peut-être ce que l’on partage le plus dans nos différentes influences jazz, un goût commun pour la vitalité qui en dégorge à pleine sève, dans une énergie libératrice et une joie enivrée, une ardeur pleine et chaude.

J’évoquais sur d’autres morceaux la nécessité de la transe ou d’un certain chamanisme, nous y voilà en plein – cap sur le dionysiaque !

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