Flavien Berger n’a jamais cessé de nous fasciner, que ce soit avec des expérimentations sonores propres à lui ou sa poésie qu’on se plait toujours autant à adorer. C’est d’ailleurs à l’occasion de la sortie de Dans cent ans, que nous sommes allés à sa rencontre pour échanger sur les subtilités de cet album venu clore un récit d’exploration en trois temps. Echange durant lequel on y parle de la matière rêve intégrée aux morceaux, du mystère et la puissance d’un regard mais encore de sa forte volonté de voir, à l’avenir, les uns et les autres s’aimer plus fort que jamais.
La Face B : Dans cent ans viendra d’ici quelques semaines clore une épopée temporelle de trois albums (interview réalisée le 17 février, ndlr). Faiseur de machines à voyager dans le temps que tu es, quel est selon toi l’espace-temps qui a été le plus difficile à apprivoiser ?
Flavien Berger : Le second, ça a été assez difficile. J’avais un peu d’appréhension quant à ce que j’allais réussir ou ne pas réussir à faire.
LFB : Sans cette chronologie, ce fil conducteur du temps auxquels tu t’es attelés, cette trilogie aurait-elle pu perdre de sa cohérence ?
FB : Ça aurait été différent, c’est certain. Il y a des jeux de réponses entre les disques, des espèces de petits rendez-vous formels, des reproductions de gestes, c’était assez balisé. Ma musique tient de cette volonté de baliser les choses pour jouer avec les formes comme avec un morceau de quinze minutes, éponyme, dans lequel il y a des évolutions, qui se finit sur quelque chose de plutôt académique. Si j’avais fait autre chose, ça aurait eu une autre cohérence.
LFB : Au-delà de ce cadre temporel, penses-tu qu’une narration découle toujours nécessairement dans la discographie d’un artiste ?
FB : Non et je pense que dans mes prochains projets, il y aura quelque chose d’un peu plus lâché et qu’il n’y aura pas besoin d’être dans une bigger picture car ici, j’aimais bien penser l’ensemble en dézoome. Les grands disques sont des types de réalisations, et comme je réalise les miens en plus de les composer et de les interpréter, il y a alors une volonté de récit en sous-texte, c’est un peu le récit d’une exploration ces trois albums. C’est le récit de quelqu’un qui explorerait le monde de la musique, la musique comme être vivant, évocatrice de souvenirs, machine à remonter dans le temps puis comme élément qui survit. Dans cent ans, je serai mort mais mon disque sera peut-être encore là, c’est du plastique, et ça tient cette merde.
LFB : À chaque nouvelle sortie est associée un sentiment unique. Quel est le tien si ce n’est peut-être la hâte ?
FB : Il y a plus d’un sentiment, il y a une multitude de sentiments qui parfois se contredisent les uns les autres. Je me tiens assez à l’écart de la joie que peut procurer la sortie d’un disque, par protection je pense. Il y a un jeu dans notre manière de produire et de diffuser de la musique, et là je suis déjà en train de penser à la suite, je ne me focalise pas sur cette sortie, ce sont des temps plus courts qu’au cinéma. J’ai fini ce disque l’été dernier, ce n’était pas il y a si longtemps, mais je suis déjà sur autre chose.
LFB : La mélancolie ou encore l’amour sont omniprésents dans tes textes. Quelle a été leur influence quant à ton processus d’écriture ?
FB : Ces sentiments sont partout, dans tout ce que j’écris. Dans ma dynamique d’écriture, j’essaie de ne pas parler de mon intimité car je ne veux pas capitaliser sur des choses que je vis et qui concernent les gens que j’aime, ce n’est pas juste car j’en vis de cette musique. C’est un jeu de trompe-l’œil avec ma propre vie, c’est difficile d’y voir clair car on joue avec beaucoup d’inconnu. Dans mon cas, écrire le texte d’une chanson, c’est toujours un peu comme marcher avec une espèce d’intuition que telle ou telle chose a du sens, sans en être trop certain non plus, ce n’est jamais verrouillé. Certains textes sont parfois mêmes prémonitoires des choses que je peux vivre plus tard. C’est bizarre de faire des choses comme ça, dangereux au niveau des sentiments. Brigitte Fontaine dit qu’elle écrit des songes et des états, des rêveries, des choses auxquelles elle pense, qui apparaissent à certains moments, puis des états parce que lorsque tu es à un endroit, tu es ailleurs à la fois, tu es traversé par d’autres idées, des sensations et des sentiments.
LFB : Les histoires que tu racontes, les personnages que tu fais vivre dans tes chansons, racontent-ils le monde tel que tu le perçois ?
FB : Absolument oui.
LFB : Et bien que tes textes tiennent de la fiction, tu ne manques jamais d’y inclure quelques bribes de ta réalité. Peut-on alors considérer la limite entre l’imaginaire et le réel comme étroite ?
FB : Oui et d’autant plus dans un disque de musique. C’est drôle que tu parles de ça car dans mon disque il y a cet interlude de Tchouang Tseu, Le rêve du papillon, où ça parle du basculement entre le rêve et la réalité. La limite est très fine, bien sûr, et on peut encore plus l’affiner, on peut zoomer dedans.
LFB : Quelle place ont alors occupé le rêve et l’inconscient ici ?
FB : Une grande place car c’est un disque sur l’occulte de l’inconscient. J’ai commencé une analyse il y a trois ans, et ça m’inspire de travailler sur les mots et les rêves. Dans cent ans parle d’un rêve, Soleilles parle d’images hypnagogiques, de visions et tout ça vient d’un travail qui a beaucoup influencé ce disque et qui m’a aussi permis d’accepter qu’il y a des choses que j’écris et que je ne comprends pas.
LFB : En évoquant cela, je trouve intéressant de faire marche arrière sur cette fable de Tchouang Tseu qui constitue la huitième piste de cet album. Une fable qui pousse à la réflexion et l’ultime interrogation qui n’est autre que : Faut-il se fier à nos sens pour comprendre la réalité ?
FB : Pas uniquement, et c’est intéressant. Je pense que l’on a tous notre définition de la réalité, c’est un mot très vague qui change avec le temps, qui morphe dans les consciences de l’humanité. Il y a quelque chose avec la projection aussi, ces moments dans la vie où l’on arrive à rêver quelque chose très fort, si fort que ça arrive. Parfois, il arrive de se rêver dans des situations que l’on a tellement projetées qu’on fini par les faire un peu exister dans des myriades de choix qui vont nous mener à ces situations-là et ça, c’est hautement irréel.
LFB : Au sein de ton disque, la puissance du regard revient fréquemment. Selon toi, sur quoi repose-t-elle concrètement ?
FB : Je ne sais pas, notre capacité à lire un regard est assez mystérieuse. Je pense que je suis fasciné par tout ça car je ne comprends pas. Il y a beaucoup de micro signes dans un regard, des micro signes qui peuvent signifier énormément de choses. Je n’ai pas lu beaucoup sur le sujet, le mystère n’est pas encore percé donc je continue à être fasciné.
LFB : On dit des yeux qu’ils sont les interprètes de l’âme et s’il y a un fait certain, c’est que nous avons tous possiblement en tête des regards qui nous ont chamboulé à un moment de notre vie. Est-ce qu’il en existe qui t’ont un jour marqué et dont tu pourrais nous parler ?
FB : J’en parle dans le morceau qui ouvre le disque, Les yeux, le reste. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais c’est un regard qui pourrait changer une vie. Parfois quelqu’un relève les yeux et ce n’est plus la même personne ou nous ne sommes plus la même personne pour elle, il y a quelque chose qui change.
LFB : Les dernières secondes de l’album reposent sur un enregistrement où on y entend une personne fredonner sur fond sonore, un enregistrement qui nous laisse quelque peu contemplatifs et interrogatifs quant à sa signification. Car en effet, ce morceau clôt une trilogie s’étant étendue sur une période de près de huit ans. Peux-tu nous en parler davantage ?
FB : Merci d’en parler, c’est la première fois que ça arrive. C’est la voix de quelqu’un qui m’est cher puis l’idée de finir sur autre chose que moi. Tu me disais le mot bribe tout à l’heure, c’est un mot marrant qui évoque un peu ça, c’est le début d’une idée musicale et c’est là-dessus que l’on termine le disque et la trilogie, c’est le début d’autre chose. Le fredonnement c’est la première orchestration qui soit, avant même le chant, et c’est comme si on réécrivait une autre histoire. C’est une histoire musicale, personnelle et c’était important pour moi de finir sur cette voix qui rassure et dédramatise. Ce morceau pose des questions, ne ferme pas, il regarde vers l’avenir.
LFB : Le titre, Nouveau nous, laisse aussi supposer un futur optimiste, lumineux et porté par l’espoir.
FB : Oui, c’est tout à fait ça ! C’est aussi sur comment on se réinvente dans le cadre d’un couple, d’un duo, d’une relation quelle qu’elle soit, comment on change et comment on accepte la personne que l’on devient. J’en parlais avec quelqu’un hier qui me disait que c’est un morceau triste alors que pour moi c’est très gai, c’est ce que tu as dit. Et c’est drôle car ce n’est pas moi qui fais mes tracklists, enfin disons que je les fait main dans la main avec Arthur Peschaud, le fondateur du label sur lequel je sors la musique (Pan European Recording, ndlr). Il a le flair et m’aide à débroussailler le jardin. C’est lui qui a eu l’idée de mettre ce morceau à la fin, il disait que c’était comme si je m’adressais au public et je trouvais ça intéressant.
LFB : Ton album s’intitule Dans cent ans. J’aimerais alors savoir ce que tu voudrais qu’il advienne du monde dans cent ans ?
FB : Dans le morceau éponyme, il y a ce moment où je crie au loin « Dans cent ans, on s’aimera mieux qu’avant ». J’ai une forte volonté et j’espère qu’on apprendra encore mieux à s’aimer entre humains et humaines. J’ai l’impression que le chemin d’éducation que je prends, c’est de comprendre de plus en plus comment je me positionne dans le monde, d’où je pars, qui je suis et en ça, comprendre le privilège et comment je peux avoir une position plus juste dans le monde. Avec Dans cent ans, j’évoque également cette image de monde englouti, de montée des eaux, assez inéluctable finalement.
LFB : Depuis la sortie de Contre-Temps en 2018, il y en a eu de nombreuses autres dont cette bande originale du film, Tout le monde aime Jeanne, de Céline Devaux. Je voulais alors savoir en quoi ton approche artistique pouvait-elle différer entre composer pour toi et composer pour les autres ?
FB : Ça ne diffère pas car je ne compose pas pour les autres, mais avec les autres. Et dans le cadre de cette BO, il y a ce truc où avec Céline on bosse ensemble depuis si longtemps, depuis que l’on est étudiants à vrai dire, que ça a créé une espèce de vocabulaire commun, une vraie confiance. Un travail de musique de film c’est un peu au long cours aussi, c’est-à-dire que je lui envoie de la musique dès l’écriture, avant même qu’elle ait fini son scénario, car ça m’intéresse d’insuffler des inspirations qui peuvent peut-être résonner plus tard.
LFB : D’ici peu, ta tournée débutera. Comment te sens-tu à l’idée de retrouver la scène et la magie qui opère toujours entre toi et ton public ?
FB : Je suis très content de le retrouver et à la fois assez anxieux de proposer un spectacle à la hauteur, c’est beaucoup de travail et il y a la possibilité de se rater car c’est court. On peut rater un disque, mais ça ne veut rien dire alors qu’un spectacle si. Le potentiel échec me fait un peu peur mais il faut trouver une magie et comme je ne sais pas trop à quoi tout cela tient, l’énergie d’une salle étant impalpable, je dois faire les bons choix et anticiper les morceaux que les gens ont envie d’entendre. Je suis dans ces questionnements là. Il faut soigner ses débuts et ses fins de concert, aller vers le simple, c’est Johnny Hallyday qui disait ça. (rires)
© Crédit photos : Clara de Latour