Une conversation avec Florent Marchet

Juste avant l’été, on avait été cueillis par Garden Party, le nouvel album de Florent Marchet. Un album de personnages, guidé par le piano, dans lequel Florent raconte le monde sous les dorures, la vérité derrière les apparats. On a donc pris un véritable plaisir à discuter longuement avec lui de ce dernier album, mais aussi de son rapport à l’écriture et au piano, de son amour pour les personnages et pour la vie qui bouge.

La Face B : Hello Florent, comment ça va ?

Florent Marchet : Tu prends beaucoup de risques ! (rires)

LFB : Je prends des risques, oui. Mais elle est sincère la question.

Florent Marchet : Je crois que ça va plutôt bien. Ouais.

LFB : On pense généralement qu’un album est quelque chose de pensé et de préparé, et je me demandais si là, à l’inverse, ce n’était pas un album qui t’avait pris par surprise.

Florent Marchet : Je prépare peu les choses. Je me fais embarquer, je me fais surprendre… parce que c’est ma façon de faire dans la vie en fait. De faire les choses par désir, par passion. Je mets vraiment un point d’honneur, quitte à ne plus jamais chanter, qu’à chaque fois que je fais quelque chose, que ce soit fait avec surprise, étonnement, passion. Ce n’est pas toujours évident, parce que du coup on n’a pas de plan de carrière : on a un parcours avec des chemins de traverse. Et puis ça, j’ai fini par l’accepter. Parce que ça me ressemble, parce que je suis bien là-dedans, et je me dis que… si d’un coup je devais faire complètement autre chose, ben c’est possible aussi. C’est très rassurant, de ne pas être sur des rails, en fait.

LFB : Ouais, de laisser place à l’incertitude.

Florent Marchet : Oui, oui oui, et puis de se laisser surprendre, de se sentir utile dans son rôle, en fait. Je me suis passionné un peu pour le jardinage, mais si demain je dois ne faire que ça, pourquoi pas ! (rires). Je ne suis pas encore assez mordu, je crois. Mais si je sens qu’il y a une brèche, pourquoi pas.

LFB : Et du coup, après un roman, après des bandes originales de film, et huit ans sans avoir fait d’album solo, qu’est-ce qui t’a poussé à revenir en solitaire ?

Florent Marchet : Il y a plusieurs choses… Bon, d’une part, c’est vrai que moi j’ai quitté l’aventure discographique solo en 2014. Mais un peu après, il y a eu Frère Animal, qui m’a demandé autant d’énergie et de temps qu’un album solo, en définitive. C’était un album qui était très long, je faisais tous les arrangements, les compositions, et puis la co-écriture des textes, c’était déjà beaucoup. Mais par la suite, je n’avais plus trop envie de… je n’étais plus certain de vouloir chanter en fait. J’avais envie d’écrire un roman, j’avais envie de faire des musiques de films, et ça depuis l’âge de 12 ans.

Quand on me demandait « Tu veux faire quoi plus tard ? », je voulais écrire des romans et faire des musiques de film. J’avais un peu laissé tomber ce projet, alors que je l’ai toujours en tête, et j’ai eu la chance de pouvoir le faire, de faire les deux. Et donc j’étais prêt vraiment à sacrifier la chanson, mais ça a pas été un sacrifice, ça s’est fait naturellement. J’avais plus envie de m’exprimer à travers ce media-là.

Et puis, entre temps, ce qui m’a rattrapé un petit peu, c’est que j’ai une amie qui est chanteuse lyrique, et qui coache aussi des comédiens ou des chanteur et qui me disait depuis des années : « Mais viens prendre des cours de chant avec moi », etc., et à chaque fois je refusais, parce que je lui disais : « Mais tu sais très bien que j’aime pas chanter ».
Je chante vraiment parce qu’il faut donner vie à ces chansons, mais sinon je préférerais que ce soit quelqu’un d’autre qui le fasse. Je ne me sentais pas chanteur. Et puis voilà, j’ai eu un peu de temps à un moment donné, j’ai accepté de prendre ces cours, enfin, de prendre ces séances. Je n’aime pas le mot « cours ». De prendre ces séances, ces moments de chant. Un peu comme quand on se mettrait à faire un… je sais pas moi, un sport ou du jardinage, un truc qui…

LFB : Qui vide la tête, quoi.

Florent Marchet : Voilà. Une activité, qui… « Tiens, ça me fait du bien de faire ça ». Et effectivement, ça m’a fait du bien, et j’ai découvert que tout d’un coup, je ne chantais plus pareil, ça me permettait de dire les textes peut-être autrement. Et de manière concomitante, j’avais commencé à faire pas mal de lectures musicales avec des auteurs, notamment Nicolas Matthieu, où le principe était simple, je faisais des spectacles où l’auteur en question disait des extraits de ses romans, et puis moi, en miroir, je chantais des chansons, mais en piano-voix.

Et puis là, j’ai commencé à découvrir que le piano-voix me convenait, qu’il y avait en plus ce travail sur le chant, et que j’ai aimé revenir à la scène comme ça, avec mes propres chansons. Mais c’était les anciennes chansons. Et toujours est-il qu’après avoir terminé ce premier roman, j’ai commencé un deuxième roman, qui n’ est pas fini là, et puis… J’ai été rattrapé, comme ça. Je faisais beaucoup de musique de films. Et puis j’ai commencé à écrire une chanson qui s’appelait De justesse . Qui était plus pour moi, en fait, pour l’écrire par rapport à mes angoisses, ma vie de père en fait, la paternité, tout ça.

Et puis j’ai commencé à vouloir raconter des histoires qui se passaient, et dans mon quartier… Je suis quelqu’un qui accueille beaucoup les confidences. Tout ne correspond pas à un roman en fait, on ne peut pas écrire un roman par confidences. J’ai commencé à écrire ces chansons, sans avoir l’envie de les partager au-delà du cercle familial et amical, c’est-à-dire qu’il y avait vraiment mes amis, ma famille… et de les chanter, de leur chanter, un peu de manière amateur en fait. Après un repas : « Ah, t’as une nouvelle chanson, tu peux nous la chanter ? », « Ben voilà, j’ai ça », et tout. Puis au fur et à mesure , au bout de cinq-six chansons, ce qui est déjà pas mal, je me suis dit ben tiens, je suis quand même parti sur un album. Ça m’a fait plaisir, et sur le coup je me suis dit : je vais enregistrer un piano-voix. Et ce sera comme ça, comme je le fais dans mon salon. Et puis ça ne s’est pas passé comme ça. Voilà.

LFB : Moi quand je m’intéresse aux albums, avant l’écoute, je m’intéresse aussi aux titres des albums et aux pochettes. Et justement, est-ce qu’on pourrait dire que Garden Party, c’est un peu un titre en trompe-l’œil ? Parce que pour moi, une garden party, c’est un moment de représentation, et d’une image qu’on donne aux gens, alors que tous les titres de l’album parlent justement de ce qu’il y a derrière l’image, et de l’intime des personnes en fait.

Florent Marchet : C’est exactement ça. Le côté extrêmement formel des garden parties, je n’en ai pas fait beaucoup, mais je crois que ce n’est pas mon truc (rires)… où on se sent pas à l’aise aussi – alors, il y a des gens qui se sentent très à l’aise là-dedans, qui excellent, mais moi, en représentation comme ça je suis très mal à l’aise, je ne me sens pas à mon endroit, je ne me sens pas chez moi. Donc c’est quelque chose qui me met très très mal à l’aise. Et il y avait le fait de constater qu’on était beaucoup en représentation tout le temps.

Il y a des gens, ça dépend de quel milieu on fréquente, mais je vois qu’il y a des gens dans certains milieux, notamment le milieu même culturel etc., où on est obligé d’être tout le temps en représentation, on ne peut jamais baisser la garde. C’est ultra-fatigant, je ne sais pas comment les gens font. Moi j’en suis incapable, j’ai besoin de moments où je suis avec justement, des amis, que ce soit différent. Et je me suis rendu compte que les réseaux sociaux, c’était beaucoup ça aussi. On montre quelque chose de soi, comme si on n’avait pas le droit de montrer autre chose : une face idéalisée de ce qu’on est, des vacances idéalisées… Si on regarde que les réseaux sociaux, on regarde les photos, on se dit : « Ben, ça va, tout le monde va bien en fait, tout le monde a l’air heureux, tout le monde passe de bonnes vacances, tout le monde a de beaux projets, c’est formidable ».

Quand on creuse un peu, on se rend compte que ce n’est pas la réalité. J’ai été frappé par ça, y compris chez mes propres amis. Où j’ai pu constater parfois ce genre de choses, de : « Ohlala, j’ai vu les photos, ça avait l’air dingue vos vacances ! », « Ah non, pas du tout, on s’est engueulés pendant toutes les vacances, puis en fait non, il a fait beau une seule fois, on a pris une photo, mais sinon il a fait un temps dégueulasse, et… ». Moi, c’est plus ça que j’ai envie de raconter. Voilà, c’est : qu’est-ce qu’il y a derrière le vernis en définitive ? Donc il y avait cette idée de pochette, de faire une photo – ce que j’appelle un peu une photo CAMIF, parce que j’avais beaucoup de magazines, catalogues de la CAMIF quand j’étais môme, avec un peu la vie idéale, un peu la vie Playmobil, en définitive. On pousse le vice quand même, sur les Playmobil,s à vendre des corps de métier dont personne, aucun parent, ne voudrait pour ses enfants.

LFB : Ouais, d’idéaliser des choses…

Florent Marchet : Jouer avec le marteau-piqueur, on vend le petit personnage qui fait du marteau-piqueur… Mais on est dingues, on est dingues… C’est marrant, tous les métiers où il y a des fortes pénibilités, très souvent, ça se retrouve en Playmobil.

LFB : Avec le grand sourire en plus… C’est exactement la même chose qu’une garden party en fait.

Florent Marchet : Voilà. C’est un peu ça, je veux dire. Quand parfois, on me dit : « Oh, quand même, tes chansons elles sont un peu tristes, t’es pessimiste ». Je dis alors, pas du tout, je ne suis pas pessimiste, c’est le monde qui veut égaliser les choses parfois parce qu’il ne va quand même pas très bien. Simplement moi j’aime mes personnages, j’ai envie de donner la parole à des gens qui ne vont pas forcément très bien, mais j’espère qu’ils vont aller mieux, et puis je les aime, ces personnages. Quand je parle de Cindy qui sort de prison, elle n’a pas eu une vie facile, mais j’espère que là, elle va s’en sortir en fait. Quand le gars dans Paris-Nice il va revoir ses parents, on se doute bien que pendant un certain temps, il ne parlait plus à ses parents et que ce n’était pas évident, et que là ils se revoient. Ce ne sera jamais idéal, mais c’est toutes ces failles-là… Voilà, j’ai envie de parler de ça, ces failles, ces faiblesses… je n’aime pas le mot faiblesse, d’ailleurs… mais c’est ce qui m’émeut aussi chez les gens.

LFB : Ouais, c’est l’humanité des gens en fait.

Florent Marchet : Mais bien sûr, sinon, on contrôle tout…

LFB : Et finalement, la pochette, elle continue cette impression-là, parce que le côté dessiné donne le côté irréel, et toi tu te présentes, malgré la tenue qui partage ça, mais tu es un peu le vecteur de réel dans ce monde… presque onirique en fait.

Florent Marchet : C’est ça. Oui, oui, ce monde qui n’est pas réel, qui n’a pas le droit d’être réel. Donc pour moi, elle était très importante, cette pochette. Moi c’est un tout, quand j’écris des chansons, l’histoire et tout, c’est un peu un tout, je pense déjà à la pochette. Et puis j’ai commencé à repérer dans mon quartier des pavillons qui pouvaient correspondre, qui soient un peu proches des pavillons Playmobil ou témoins. Et puis je me suis aperçu que comme les gens se protègent de plus en plus, il n’y a jamais de recul pour une photo. J’avais trouvé des pavillons qui me plaisaient, et je me disais : mais on pourra jamais prendre une photo, parce qu’il y a une haie de machin, un truc… Et après est venue l’idée… J’ai découvert le travail de Charlotte Esqueret j’ai vu qu’elle faisait des paysages imaginaires, qu’elle avait fait des études d’archi… Et du coup je me suis dit : c’est exactement ça. Je vais l’inventer, comme quand je jouais, quand j’étais môme, tu vois ? Je me souviens, j’avais des fonds aussi… alors, je sais plus dans quoi j’achetais ça… on vendait des fonds avec un décor comme ça, et puis on mettait après ses personnages devant. C’est en fait ça qui m’est revenu un petit peu en tête.

LFB : Ouais. Mais du coup finalement… Enfin, pour parler de cet album, c’est un album de personnages, mais c’est aussi pour moi un album de lieux en fait.

Florent Marchet : Ah ben oui.

LFB : Que ce soit dans les titres ou dans les chansons, tout est bercé aussi par les lieux, et par ce refus, presque – on en parlera peut-être après, mais du parisianisme en fait.

Florent Marchet : Je ne me sentirai jamais parisien. Je ne pourrai jamais l’être. Mais… Les lieux, ils sont chargés, et pas que d’une… A chaque fois, on dit : « Ils sont chargés d’histoire », mais… Ils sont chargés « des » histoires des hommes, avant tout. Ils sont chargés de sociologie en fait, les lieux. Avant tout. Ça raconte l’histoire des hommes, mais on nous apprend nous l’histoire évènementielle et l’histoire des puissants, l’histoire de ceux qui ont réussi, en définitive.

Moi, cette histoire-là, on en parle assez, elle ne m’intéresse pas, en fait. Enfin, je pense que c’est bien de la connaître un peu, mais moi j’ai envie de savoir ce qui se passe dans le monde ouvrier, dans le monde un peu plus prolo, etc. C’est ça qui m’intéresse. C’est aussi le milieu d’où je viens aussi, et j’ai l’impression qu’il avait pas trop la parole, puis qu’il avait honte d’exister.

Donc il y a un peu tout ça, puis… On hérite de ça. On parle de l’héritage très souvent, qui est un héritage uniquement financier. Et en fait, quand on vient d’une famille qui a pas de thune, on se pose la question de l’héritage, et on se dit : « Mais en fait, de quoi j’ai hérité, moi ? ». Et en fait, j’ai hérité, mais j’ai hérité de gènes, j’ai hérité d’inflexions de voix, j’ai hérité du malaise à être dans une autre classe sociale par exemple. Ca, c’est un héritage qui est terrible.

LFB : Oui, dont on ne se débarrasse pas.

Florent Marchet : Dont on se débarrasse pas, qui est un truc… On a beau… Moi, c’est vrai que j’ai eu la chance après de rencontrer des milieux très très différents, il y a un truc qui est très étrange : on a beau se déplacer, les transfuges de classe, etc., eh ben on ne se sent jamais totalement à l’aise. Et quand je me retrouve avec des gens d’un milieu plus modeste que ce que je peux connaître, je me sens tout de suite à l’aise, comme si c’était une place que je reprends.

LFB : Oui, comme si on revenait chez soi.

Florent Marchet : Oui, c’est un truc que je vis… C’est très saisissant en fait, ça. Et en même temps… Le transfuge de classe, qui moi m’intéresse beaucoup, fait qu’on n’est plus jamais à la place qu’on a quittée, et jamais à la place qu’on essaie d’avoir. Enfin il y a vraiment ce truc-là, un peu comme les gens qui partent en exil. Il faut comprendre ça, quand on quitte son pays… On l’a vu avec les harkis, c’est vraiment ce truc-là, en fait : ils n’ont plus de pays. Ils n’ont plus de chez-soi. C’est une vraie souffrance, c’est… Donc c’est aussi tout ça, mais voilà, je m’intéresse à plein de milieux en fait. Voilà.

LFB : Ce qui est intéressant à travers ça, notamment de par l’écriture, je trouve que par rapport à d’autres personnes, il y a énormément d’empathie pour les personnages que tu racontes, même les plus odieux entre guillemets, et il n’y a pas de manichéisme en fait.

Florent Marchet : Oh, j’ai envie de dire, c’est un peu la condition pour écrire en fait. C’est d’aimer ses personnages, parce qu’on va passer du temps avec eux. Il y a peut-être des contre-exemples hein. Moi j’ai tendance à dire que s’il y a un personnage qui n’est pas du tout sauvable… Comment elle fait, la personne qui écrit l’histoire pour rester autant de temps avec ce personnage ? On s’aperçoit que tout n’est pas tout noir ni tout blanc. On le voit bien dans les familles : on peut avoir, je ne sais pas, un oncle ou une tante avec des pensées très limites, un peu fachos, un peu homophobes, enfin voilà. Et pourtant, comme cette personne-là, on va la voir régulièrement, il y a une petite part de nous qui a un peu d’affection quand même. Donc il n’y a jamais des gens qui sont totalement connards. C’est ça le truc. C’est pour ça que c’est compliqué, les relations.

LFB : Mais c’est ça. Je viens du nord de la France, que j’ai vu complètement vriller Rassemblement National, des choses comme ça. Quand j’entends certains discours où tout est noir et tout est blanc, moi je sais qu’il y a du gris, et que les gens peuvent être sauvés par quelque chose même si c’est compliqué en fait.

Florent Marchet : Mais bien sûr.

LFB : Et c’est ce que j’ai retrouvé dans cet album-là en fait.

Florent Marchet : ill y a vraiment ça, oui, ce qu’on peut appeler de la compassion, ou de regarder les gens… oui, à hauteur d’homme quoi. C’est ce truc-là, moi je sais que j’ai une amie… je crois que dans son village, il y a 80% qu’ont voté RN, et je veux dire, voilà, je lui dis : « Tu parles à ce gars qui est gros militant RN », et elle me dit : « Mais j’étais à l’école avec lui. On s’entendait hyper bien. C’est un gars qui est chouette. Oui, il a des pensées de con, il s’est trompé de combat etc., mais c’est très difficile pour moi. Je ne me vois pas ne plus lui parler. »

LFB : Pour revenir à l’album, parce qu’on parlait de lieux etc., en fait j’ai l’impression que tous les personnages et toutes les histoires que tu racontes, les personnages vivent dans un monde ou un lieu, qu’il soit mental ou physique, qui est trop petit pour eux, et dont ils cherchent à s’échapper en fait.

Florent Marchet : Alors, est-ce qu’ils cherchent à s’échapper, ou est-ce que… En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont pas trouvé…

LFB : Leur place.

Florent Marchet : Voilà, ils n’ont pas trouvé leur place, et ont besoin d’en changer. Ce qui est la chose la plus délicate qui soit, parce qu’on est quand même très souvent forcés à un certain immobilisme. Donc oui, oui oui, ce sont des personnages qui sont empêchés en tout cas. Qui sentent qu’ils ne sont pas à une place qui leur convient, mais qui n’ont pas la solution pour changer, ou l’énergie. Je ne sais pas si on peut parler de courage. C’est une notion un peu étrange le courage, parce que je pense que c’est quelque chose qui nous dépasse. Mais c’est un autre débat.

LFB : Et du coup, ce que moi je trouve beau et intéressant finalement, c’est que dans le vocabulaire… tu n’éludes jamais la violence en fait, dans ton vocabulaire ou dans les histoires que tu racontes. Malgré la douceur de la production.

Florent Marchet : Ben non, parce que… Je fais attention, hein… Enfin, attention… C’est vrai que quand j’écris un texte comme Il est beau par exemple, il n’y a pas 36 façons de dire « connasse » en fait, ce que dit le mec à sa femme. Et à travers un mot, qui est un mot qui, certes, surprend dans une chanson… Mais on dit beaucoup plus avec un seul mot que si d’un coup j’essayais de tourner autour du pot pour montrer que le type est un dégueulasse qui se comporte mal. En disant « connasse », en fait, tout de suite on a compris. On apprend peut-être aussi en littérature, où on se permet un peu plus ça peut-être qu’en chanson. Je dois beaucoup à la littérature pour ça.

LFB : Oui, parce que la chanson, c’est du temps court. Quelle différence tu vois entre la littérature et une chanson ?

Florent Marchet : On choisit un format qui va arranger le récit, qui va arranger l’histoire en fait. Là où on peut le mieux possible servir l’histoire. Sachant qu’évidemment… Enfin, je vais dire des platitudes, mais dans le cadre d’un truc qui est souvent parlé, parlé-chanté, ou d’un roman, il y a l’absence de rythme, de versification et de mélodie. On essaie qu’il y ait un rendu émotionnel aussi fort dans l’un que l’autre, mais ce n’est pas la même chose.

Dans le cas par exemple de  Freddy Mercury … ce sera plus simple de prendre quelque chose de concret… il n’était pas prévu que j’en fasse une chanson. Moi j’ai fait beaucoup de lectures musicales, j’ai découvert vraiment ça sur ma première tournée, en 2004, où on m’a invité à un festival qui s’appelle Les Rencontres de Manosque, qui est un festival littéraire, et le but c’était de mettre en musique des extraits de romans que j’avais lus, et qui entraient en résonance avec mes chansons.

Et là, j’ai vraiment découvert un continent à ce moment-là. Et je me suis dit, mais en fait c’est un format qui me va bien, sachant que moi, depuis l’adolescence, je note des extraits de romans qui me plaisent, et j’aime bien les lire à haute voix à mes amis. C’est une chose qui est un peu pénible pour mes amis, mais là j’étais autorisé à le faire sur scène, et du coup, chemin faisant, je me suis mis à mettre en musique des extraits de nouvelles que je faisais sur mon second album . C’est quelque chose qui est venu assez naturellement. Je crois que quand c’est un format… de prose en fait, c’est de la prose, c’est souvent parce que je ne vois pas comment je vais pouvoir raconter l’histoire autrement. Que j’ai besoin d’un peu plus de temps pour m’y attarder. Je crois que c’est ça, je crois que la chanson plus classique, avec une versification, avec des couplets-refrains et tout, c’est une grande force parce qu’avec très peu de mots, on peut raconter tout un monde.

Et ça, c’est extraordinaire, mais parfois, il y a des histoires qui ne s’y prêtent pas. Freddy Mercury, ça n’aurait pas eu la même force. Je ne pouvais pas le raconter avec trois mots et puis avec un gimmick, je n’avais pas envie de gimmick en fait. Donc c’est venu assez naturellement. Je crois que c’est instinctif, tout ça. J’ai commencé à écrire cette histoire de Freddy Mercury pensant que j’allais écrire une nouvelle d’ailleurs. Et puis, au bout d’une dizaine de phrases, j’ai eu le besoin, la nécessité de me mettre au piano et, comme je le fais souvent pour mes romans, de le dire à haute voix en fait, de voir si le texte coule… Et puis en fait tout d’un coup, la musique, elle est venu s’associer à mon texte, il n’était plus question d’en faire une nouvelle.

Mais il est arrivé que je commence à écrire par exemple un début de texte en prose, et puis tout d’un coup il y a une phrase qui… qui m’attrape, me happe, et j’ai envie d’en faire un gimmick et de faire une chanson, et finalement je revois complètement… Je change complètement mon fusil d’épaule, et je commence à faire de la… une chanson plus classique. Après, je suis plus libre effectivement dans le format prose ou romanesque, parce que c’est pas le même temps d’écriture.

LFB : Et puis il y a l’impact visuel aussi, de ce type de format.

Florent Marchet : Oui ! C’est-à-dire que rapidement, dans la chanson on a quelque chose de plus technique … Heureusement qu’il y a la satisfaction d’avoir terminé une chanson, parce que l’écriture, elle est extrêmement laborieuse. Je ne prends pas tant de plaisir que ça. Enfin, c’est un peu masochiste de dire ça, mais il y a peut-être un côté un peu masochiste. C’est-à-dire que je mets beaucoup de temps à terminer une chanson. J’ai l’impression qu’au départ, ça part d’un gimmick, ça part d’une première phrase… En général, je trouve les quatre premiers vers très facilement, et après c’est le début des emmerdes. Tu vois, j’ai le début de la mélodie, et c’est l’excitation, parce que j’ai l’impression de trouver quelque chose qui fait sens, qui va raconter quelque chose d’intime et d’important pour moi, où je me découvre aussi à travers l’écriture des chansons, tout ce que j’ai en tête… Et puis après, pour aller jusqu’au bout d’une chanson, je mets un temps infini.

C’est très compliqué, c’est des batailles pendant des heures et des heures. Parfois, je passe quatre heures à écrire d’affilée et il n’y a même pas une phrase à garder, il n’y a même pas un mot. Donc c‘est assez ingrat. Mais on se découvre beaucoup grâce aux chansons. Quelqu’un disait récemment qu’écrire c’est la seule façon de dire des choses sans avoir à parler. Mais là, la formule n’est pas belle. Je sais plus comment c’était, c’était bien plus intelligent que ça, mais en gros, c’est ça. C’est se raconter, ou raconter quelque chose d’intime, sans avoir à parler. Et c’est vrai que moi j’ai beaucoup de mal à l’oral, à verbaliser, à construire de la pensée. J’aime bien aussi le fait qu’écrire, c’est revenir aussi.

LFB : Oui, c’est retoucher….

Florent Marchet : Donc on peut se rapprocher d’une perfection. Pas du texte, mais une perfection de ta pensée. Une précision, plutôt que le mot perfection. Une précision. Ca permet de préciser les choses. J’ai beaucoup de mal avec l’improvisation.

LFB : Et du coup, on en parlait un peu tout-à-l ’heure, mais cet album-là, c’est aussi un album où il y a une relation très forte entre toi et ton piano. Il est sur tous les morceaux, et il est presque comme un être vivant je trouve, sur cet album.

Florent Marchet : Oui. J’ai un rapport au piano qui est charnel… qui s’est cristallisé très très tôt, dès l’enfance. A l’âge de quatre ans, dès que je voyais un piano dans une pièce, je fonçais dessus, je me souviens. J’ai eu un rapport directement très très intime avec le piano, et comme toute relation… peut-être amoureuse, passionnelle, il y a des bas aussi. Il y a des moments où ça fait moins sens, on s’en éloigne. Je m’en suis éloigné, du piano, pendant un moment. Il y a eu un moment où je ne voulais plus du tout en jouer. Et sur mon premier album, par exemple, il y avait très peu de piano. Il y a des gens qui découvrent que j’étais pianiste, on me dit : « Ah, mais tu fais aussi du piano, on pensait que tu faisais que de la guitare », mais la guitare, c’est venu bien après. Il y avait une période où je ne voulais plus du piano, parce que je n’arrivais pas, je n’arrivais plus à communiquer avec lui.

C’est vraiment une communication avec un instrument… Moi par exemple, la guitare c’était bien aussi, parce que je pouvais jouer allonger. Tu vois, je pouvais être chez moi, sur le lit, et… on laisse aller ses doigts, on fait des mélodies, et Il y a quelque chose de très méditatif là-dedans. Je crois que le piano, je jouais beaucoup de piano aussi parce que ça me calmait, quand j’étais mal ou quand j’étais angoissé… J’ai été, comme beaucoup de gens, quelqu’un d’assez angoissé, ou d’assez mélancolique aussi, donc d’être avec un instrument, c’est quelque chose qui me faisait un bien fou.

Ça a toujours été un compagnon en fait. Je ne suis pas un bon instrumentiste, je joue même très mal, mais ce n’est pas grave. Ce n’est pas un problème. Je veux dire, il y a des gens qui jouent très très bien, et ils n’ont pas ce compagnonnage, oui, ce côté charnel. Je sais que j’ai été très tôt fasciné par Glenn Gould, parce qu’il y a ça. Quand Glenn Gould arrête de faire des concerts – c’est très tôt, je crois qu’il a vingt et quelque, il arrête parce que ce n’est plus possible d’être face à un public. Lui, il était d’une telle intimité avec son instrument que c’est comme si il était tout nu, enfin, c’est quelque chose qui n’est pas possible en fait. C’est quelque chose de trop douloureux, de montrer ça, de dévoiler ça au public. C’est presque comme faire l’amour en public, il y avait quelque chose d’un peu comme ça. C’était pornographique en fait, d’être sur une scène. Bon, moi je n’en suis pas là… je suis un acteur X, finalement (rires). Non mais il y a un peu ça, voilà.

LFB : Je trouve que le piano, et la façon dont tu l’utilises, et dont les sonorités elles sont faites ou modifiées, chaque partition de piano, pour chaque chanson, correspond à la couleur du personnage que tu chantes et que tu racontes en fait.

Florent Marchet : Oui, je crois que ça, c’est venu vraiment avec mon travail pour le cinéma. Je ne suis pas sûr… je pense que ce n’était peut-être pas comme ça avant. Je pense que j’aimais bien aussi raconter une histoire autour de la chanson avec les instruments, l’habiller aussi de cette manière-là, mais… Le cinéma, c’est fou, parce qu’en fait… Je répète souvent cette phrase de Frédéric Videau… c’est lui en fait qui m’a donné ma chance, avec qui j’ai fait ma première musique de film. Et il m’avait dit cette phrase, ça m’avait marqué, il m’avait dit : « Tu verras, sur les choix des musiques que tu vas composer, si on la garde ou pas, c’est pas toi qui va décider, c’est pas moi, c’est pas le monteur, pas le producteur… C’est le film ».

Parce qu’il y a une évidence, si on veut être à l’affût un petit peu du truc… Alors évidemment, quand on est tout seul et puis qu’on fait une musique sur une image, on peut la trouver vachement bien. Mais on sait très bien qu’on ne voit plus les choses de la même manière si on regarde à plusieurs. C’est comme quand on écoute de la musique… On s’est tous fait surprendre parfois à aimer beaucoup un morceau, et puis on veut le partager avec des gens, puis tout d’un coup on se dit : « Non, c’est pas si bien que ça finalement ». C’est étonnant comme on écoute d’une manière différente. Et ben c’est un peu la même chose avec une scène de film. Moi, il m’est arrivé d’être très très content, voilà, j’avais fait une proposition en étant super fier, tu vois, et je la fais écouter au réalisateur, devant le monteur… Et au moment même où je lance la musique, je suis pris d’une gêne, je me dis « C’est mauvais ». Donc tout d’un coup, il y a une évidence qui se crée, et tu prends l’habitude de convoquer des sonorités, des instruments et même une façon de jouer, en fonction de l’histoire qui est racontée, de l’image… Ce sont des costumes, c’est du décor, les sons, en fait. C’est une façon de décorer. Donc oui, les textes en fait, rapidement, on imagine des sonorités qui vont aller avec les personnages.

LFB : Et donc justement, le fait d’avoir fait des BO de films, ça t’a influencé aussi dans ton rapport à l’écriture et à la musique pop que tu peux faire sur cet album-là ?

Florent Marchet : Oui, ça m’a donné un peu plus de liberté, même si je trouve que je ne suis pas assez libre – enfin, pas assez libre… On se verrouille soi-même hein, on n’a pas besoin des autres, mais… J’aimerais parfois aller plus loin dans les textures, dans le fait de rechercher des sons, mais c’est vrai que le cinéma permet… m’a permis d’être un peu plus minimaliste aussi. Parce que j’avais une fâcheuse tendance à mettre trop de choses.Ddans le cinéma, parfois, il faut être capable de mettre deux notes de guitare ou de piano pour que ça ne prenne pas trop de…

LFB : Laisser place à l’émotion pure en fait.

Florent Marchet : Voilà. Et ça, on l’apprend. C’est très drôle, parce qu’au cinéma, moi je compose un morceau, on est là avec plein de pistes, parfois il y en a une trentaine, et puis on s’amuse à muter la moitié des pistes, où à n’en garder qu’une seule, et on se dit : la vérité de la scène est là, quoi. Donc j’ai appris ça avec le cinéma, et c’est pour ça que dans cet album, c’est aussi plus minimaliste.