Chez La Face B, on adore les EPs. On a donc décidé de leur accorder un rendez-vous rien qu’à eux. Dans ce nouvel opus du Format court, explorons les trois nouveaux titres du songwriter Jesse Harris ainsi que le premier EP de Moorea.
Jesse Harris « Petite folie »
Certains artistes avancent dissimulés dans votre vie. Vous les avez écoutés sans même le savoir. Parfois même beaucoup. Et vous avez eu beau vous passionner pour les liner notes, avoir épluché le personnel de l’album sur Discogs, certains noms vous échappent ; celui de Jesse Harris, pourtant, a essaimé ses chansons en bien des endroits familiers. Il a écrit pour Norah Jones, mais également pour Bright Eyes et même tout récemment pour Maya Hawke. Autant d’artistes qui vous ont marqué. Mais la liste ne s’arrête pas là, et puisque vous avez eu votre période jazz, vous êtes baba d’apprendre qu’il a également produit le guitariste Julian Lage et collaboré avec John Zorn. Alors vous vous dites, mais quel mystère tout de même. On a circulé autour de cette personnalité tout du long. Mais qui est-il, lui ? Aujourd’hui est venu le temps de le savoir avec un EP de trois titres sorti le 19 septembre dernier sous le nom de Petite folie.
En appuyant sur la barre espace, vous déclenchez la lecture de Rose du ciel. C’est un voyage, vous le comprenez tout de suite, et l’on se demande s’il y avait meilleure période pour le proposer au public. Vous entamez septembre avec déjà les cernes autour des yeux, et lorsque vous entendez la guitare, l’orgue Hammond, le vibraphone et la batterie aux balais jouer cette ballade en trois temps, il y a comme une sensation de nostalgie estivale. Et puis il y a cette voix d’Anson Jones, chanteuse invitée sur le titre. Cet accent américain qui vous dit en français « Tout a changé / Qu’est-ce-que c’est ? ». L’histoire y est déjà contenue, et l’on ne se fait pas prier pour l’imaginer. Il y a une qualité aquatique, hypnotique dans ce titre, où le changement et sa nostalgie semblent se fondre comme dans une sensation d’avant sommeil.
L’île prend l’eau, le deuxième titre de l’EP, a été écrit en une heure avec l’aide des chanteuses invitées : Lisa Ducasse et Eda Diaz. C’était à l’occasion d’un atelier d’écriture aux folies Barbizons en décembre 2023. On y retrouve la guitare de Jesse Harris, pour un titre où les paroles semblent former un miroir dans la mer turquoise « L’eau prend l’île / L’île prend l’eau ». Titre à la douceur et l’ellipse trompeuse, puisqu’il s’agit d’écrire sur la montée problématique du niveau de l’océan à La Réunion dont est originaire Lisa Ducasse.
Dos Flores conclut le voyage. En espagnol cette fois, on y retrouve néanmoins le trois temps omniprésent sur l’EP, enrichi du timbre de la guitare classique en trémolo. Lau Noah nous y raconte une histoire d’amour, et l’on se dit que c’est un petit miracle que d’avoir ces trois titres pour débuter l’année. Harris y avance encore dissimulé ; accompagnateur et songwriter merveilleux. Il faudra écouter son très bel album solo Paper Flowers, sorti plus tôt dans l’année, pour entendre sa voix. On se le promet. On peut d’ores et déjà se rattraper en allant le voir au Duc des lombards à Paris le 25 septembre.
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Moorea « Réalité »
C’est un de ces premiers E.P précieux et ambivalents, dans lequel une pop bariolée et un goût évident pour la production rencontrent des textes éminemment introspectifs. Moorea est productrice, autrice et compositrice de ces cinq titres regroupés sous le nom de Réalité et sortis à la fin du mois de mai dernier. Originaire de Dieppe, on trouve comme un air de printemps normand dans ce beau corpus où peuvent s’associer la plage, le soleil, et une tempête intérieure qui fait, quoiqu’on en dise, partie de la beauté du paysage. On vous y emmène.
C’est le morceau Maison Hantée qui ouvre l’EP. Les sons de synthétiseurs y ont une belle patine analogique, la basse et la batterie y sont volontaires. Moorea vit dans une maison hantée nous dit-elle. Manière de dire qu’elle peine à se départir de souvenirs qui constituent un obstacle au présent. Il y a ici comme une manière d’illustration du texte par le son dans ce titre où le paysage sonore, synthétiseurs bricolés, larges, voraces, semble envelopper la voix de Moorea qui incarne tout d’une douceur prise au piège. Une douceur peut-être mise à mal mais toujours audible, et malgré tout souriante dans ce plaisir sensible de l’enregistrement.
L’auditeur enthousiaste, qui a déjà commencé à se trémousser depuis le premier morceau, s’étonnera avec La chaleur de l’été de ce que son envie de mouvement s’effectue pourtant au son d’un texte largement nostalgique. S’il est convaincu, c’est alors les pieds sautillants qu’il souhaitera « retrouver la joie qui (l)’habitait ». Comme un goût savoureux du paradoxe. On appréciera également ce qu’il y a de cinématographique, à nouveau, dans ces couplets où le synthétiseur semble sorti tout droit d’une diffusion de film rétro. On a alors comme une sensation de regarder la vidéo d’un souvenir estival, d’assister à sa propre mémoire.
Mille fois est une invitation à l’amour. Qui a, il faut le dire, quelque chose d’ambigu et de très légèrement inquiétant dans ses couplets ; une histoire de majeur/mineur dans son rapport mélodico-harmonique paraît-il. Ce qui n’est pas pour nous déplaire. Quoiqu’il en soit, la projection romantique est quasi-spatiale, puisqu’il s’agit ici de faire « 1000 fois le tour du Soleil avec toi ». Ni plus ni moins. On aime ce morceau qui s’étoffe petit à petit, jusqu’à aboutir au seul instrumental de l’EP, 2000x. On comprend vite que cet instrumental fait la part belle au dicton qui veut que la musique commence là où les mots s’arrêtent : dans la romance, cet instrumental a comme un goût d’effusion, qui, alors, ne se peut plus dire avec le texte.
Perdre quelqu’un, dit-on parfois, c’est aussi perdre la personne qu’il voyait en nous, et le sens de la réalité dans laquelle son regard nous inscrivait. C’est peut-être là le point de départ du dernier titre Réalité. On y lévite presque au-dessus du sol, on y perd pied. Et on s’y étonne également d’être arrivé si tôt au bout de l’E.P. Alors, on souhaite que la chaleur de l’été revienne à Moorea. Ailleurs, différente. Magie toujours recommencée. On a, c’est certain, une grande hâte de l’entendre.