Chez La Face B, on adore les EPs. On a donc décidé de leur accorder un rendez-vous rien qu’à eux. Dans ce nouvel opus du Format court, explorons le disque « de rangement » de cabane et Lonny, le dernier EP Coline Rio ainsi que le premier de Welcome Nogaro.
cabane et Lonny – Comme on murmure
Selon les mots de son concepteur, c’est un « disque de rangement ». Un disque, il est vrai, pas tout à fait comme les autres par sa longueur -neuf titres très courts-, et par son caractère -évocateur plutôt que narratif-. Il s’agit, pour le belge thomas jean henri, connu depuis deux albums sous le pseudonyme de cabane, de faire le vide. De débarrasser le chevalet des esquisses qui l’encombraient pour se permettre de passer à autre chose. Comme on murmure n’en est pas moins un disque résolument original. Poésie véritable, folk expérimentale, fragments d’œuvre et de vie dans laquelle l’auditeur a, c’est un fait rare, toute la place pour se projeter.
Trains dans la nuit
Invitée sur tout l’album, c’est la voix de Lonny qui ouvre le disque. cabane, pour chaque corpus, sélectionne des collaborateurs et collaboratrices sur-mesure (Sam Genders, Kate Stables), et Comme on murmure ne fait pas exception. Lonny, c’est cette voix à l’élégance sans âge, avec son vibrato ample, et une capacité à écrire des textes forts et subtils – si vous ne l’avez pas écouté, Ex voto, son premier album, figure parmi nos coups de cœur de l’année 2022. C’est elle qui signe certains textes de l’EP, et notamment son premier, Comme on murmure. Dans ce titre, on est frappé par la profusion des timbres. Guitares traitées, effets, synthétiseurs, piano. Il y a une qualité cinématographique dans la musique de cabane ; qui avance, pour reprendre une image fameuse, comme un train dans la nuit. Les plages de cette musique se meuvent grâce à leurs textures, peut-être davantage que grâce à d’autres éléments narratifs -harmonie, structure. Lonny, sur ce premier titre, est enchanteresse. Un texte, une voix, un paysage sonore qui a tout d’une ambiance de pré-sommeil, avec ses visions, ses hallucinations « verse tes mots / dans l’oubli / tu dors / c’est beau » écrit-elle.
Savoir taire poursuit le voyage. Est-ce le caractère elliptique de l’écriture, la profusion timbrale ? Tout cela dessine en tout cas un paysage non formulé ; où l’on peut jouer au cinéaste auquel on livrerait, clés en mains, un univers avec une intrigue à construire. Des indications de décor, dans le texte, suffisent à nous faire dérouler la pellicule – on se sait dans l’hiver, on aperçoit des manteaux bleus comme les yeux de la narratrice. Et puis, surtout, la musique à elle seule contient suffisamment d’indices – piano enneigé, transe douce. Plus loin, sur L’incendie, la nuit qui ressemble aux amants voit la guitare lentement se consumer dans une distorsion très picturale.
Il y a, au milieu des neuf titres, ce morceau de transition La tourmente, rupture périodique au sein du disque. Ici, pas de texture, mais les seules voix de Lonny, Pauline Denize, Blumi et Claire Vailler pour matière sonore. Curieuse beauté, mais beauté néanmoins. Une harmonie que traverse parfois la tension, ce feu amoureux, toujours, qui brûle tout en se targuant de chauffer.
La force poétique, a-t-on lu récemment, c’est de parvenir à restituer aux mots, par l’isolement sur la page blanche, leur aura originelle, leur halo initial. Dans le cinquième titre Viendra le temps de dire adieu, il n’est pas de page blanche mais une seule phrase qui conclut une minute dix de musique : « viendra le temps de dire adieu / de dire adieu de nous deux ». Le résultat est le même. Et l’on se dit à nouveau qu’on a affaire à un disque bien unique, qui joue sur des mécanismes inhabituels. Le langage sonore a ici une fonction proprement poétique – c’est à dire, comme dit René Char, qui ne « laisse que des traces, et non des preuves, (car) seules les traces font rêver ».
Un interlude low-fi en sixième position sur l’album, Jour un nous évoque des choses entendues ci et là dans les albums d’indie rock de la fin des années 90 ; peut-être est-ce tout personnel, on pense à Grandaddy (E Knievel interlude) ou Mercury Rev (sur Deserter’s song). Piano rudimentaire, synthétiseurs comme en basse résolution, oiseaux audibles dans la pièce, il y a ici une manière de musique-souvenir instantané. On y regarde la photographie d’un temps éloigné, juste avant de plonger dans le seul titre en anglais de l’album, Let it go. Sam Genders, que l’on avait déjà entendu sur le second album de cabane, y chante en duo avec Lonny. Piano-voix, ou presque, où l’acceptation de la fin a un goût amer de résignation, avant une conclusion tournée vers l’avenir : tout le monde aimera à nouveau.
Et dans ce contexte, Le chemin des tempêtes pt.1, conçu comme un hommage instrumental à la musique de film de Giovanni Fusco, semble à nouveau avoir un air de pré-coda cinématographique. Où, une fois l’adieu fait, les souvenirs se fondent avant l’épilogue. C’est le titre L’ombre des yeux qui conclut le corpus. C’est alors la mémoire qui s’éloigne, en même temps que les voix de Lonny et Sam Genders, effacées progressivement dans la réverbération.
« Allumez la lumière / Éteignez le feu / Grande était la maison / Sous nos yeux » y entend-on. Une résonance évidente avec le titre du premier album de cabane. On y retrouve néanmoins la pièce où a été conçu ce dernier corpus – grincements de chaise, présence du musicien. On allume la lumière. Le voyage s’achève. On est alors reconnaissant que cabane ait rangé les esquisses qui encombraient son chevalet. S’agissait-il de faire table rase avant un éventuel troisième album ? D’archiver une période affective ? Probablement un peu des deux. Il y avait, en tout cas, nécessité de le faire. Nécessité, qui, outre l’intérêt esthétique des neuf titres, leur donne toute légitimité pour être considérés comme une œuvre à part entière. Un charme immanquable de belle bizarrerie, de croquis laissé en l’état. Sans patine narrative. Poésie véritable.
Album disponible intégralement en vinyle 10″ et en téléchargement sur bandcamp depuis le 4 octobre. Pour les plateformes de streaming, sortie titre par titre, tous les quinze jours, depuis septembre jusqu’à janvier.
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Coline Rio, Ce qui nous lie
La musique de Coline Rio est fine. Raffinée, personnelle. À bien des égards, comme cousue à l’aiguille par une main affectueuse. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de la broderie qui orne la pochette de Ce qui nous lie, son EP de sept reprises paru à la toute fin du mois d’août. Sa musique y est remise sur le métier pour s’enrichir de voix amies : on y croise pêle-mêle Albin de la Simone, Laura Cahen, Voyou, La Chica et même les percussionnistes du Trio SR9, parmi un total de dix-sept invités qui se prêtent au jeu du duo, de la reprise ou de la relecture. Suivez la main qui tient le fil. On vous guide.
Le choix de prendre soin
Dès Ma mère, qui ouvre l’EP, on constate la justesse avec lequel le choix des invités a été fait. Albin de la Simone, ici, semble chanter une mélodie écrite pour lui même. C’est que la reprise n’est pas sans résonances avec sa propre discographie, au moins dans la thématique (on pense, par exemple à Petit petit moi). Mais Ma mère est un morceau écrit par Coline Rio, et l’on pourrait, puisqu’il est issu de son premier album, se livrer à un jeu des sept différences avec sa version d’origine ; on ne s’y adonnera que brièvement. Car Ce qui nous lie est, dans sa majeure partie, un EP qui dénude autant que possible les chansons qu’il contient. Qui les confie à la seule qualité de leur écriture et à la générosité de leurs interprètes. Et de générosité, fort heureusement, ils n’en manquent pas.
Dire que le deuxième morceau Se dire au revoir convient à Voyou serait faire un euphémisme. Avec sa mélodie syncopée, son écriture colorée – contours ambigus, habilement écrits -, on croirait presque écouter un morceau maison du chanteur. Mais il n’en est rien ; Se dire au revoir, comme le titre précédent, apparaît sur le premier album de Coline Rio. On prend dès lors un plaisir certain à écouter ce texte déjà connu dans une bouche nouvelle. Et à entendre les ponts qui se tissent, les amitiés qui se nouent. On saura, en regard de la version d’origine, apprécier l’ajout des trompettes de Voyou dans cette version, qui emmènent la chanson dans une direction nouvelle, que suggérait peut-être déjà en creux son harmonie – on pense presque à des albums instrumentaux, EST, Brad Mehldau.
Homme détient le record du nombre d’invitées de l’EP, et l’on comprend en l’écoutant la nécessité qu’il y avait de réunir ces 9 chanteuses accomplies au sein d’un seul titre. Un titre dont seules leurs voix constituent la matière. Thématique féministe à propos, l’union y fait la force, et les voix de La Chica, L, Laura Cahen, Barbara Pravi, Poppy Fusée, Nach, Emily Loizeau, Clou et Camille portent à voix nues un texte qui se dote, tout à coup, d’une universalité que son écriture réclamait.
On m’a dit, issu du premier EP, a tout d’un acte de naissance. Ici accompagnée par le Trio SR9, il trouve un habillage plus acoustique, et la voix de Coline Rio s’y fait plus proche, plus urgente. Il est question ici d’assumer une identité que la profession peine à assimiler – profession parfois bien mal avisée en matière de conseils.
En mettant en perspective le morceau avec le reste de la carrière de l’artiste, on conçoit qu’il puisse y avoir quelque chose de déroutant dans la douceur qu’elle distille délicatement depuis quelques années. Des êtres si généreux existent-ils vraiment ? Qui donc n’a pas connu la haine, qui donc n’a pas ses sinuosités ? Le scepticisme est de rigueur. Mais la douceur, chez Coline Rio, ne semble pas être manque de fond – loin s’en faut -, mais parti pris, manière d’exister au monde. Faire le choix de prendre soin plutôt que d’accabler. Il faudrait alors davantage se demander pourquoi telle douceur n’est pas une norme.
La mère dont il était question au premier titre fait enfin son apparition à la sixième piste de l’EP. Dany Coutand, la mère de Coline donc, est invitée à chanter L’amitié, que Françoise Hardy avait rendue célèbre quelques décennies plus tôt. Deux guitares, deux voix, et un titre que, peut-être, on s’est transmis. Que, peut-être, on a entendu tôt à la maison. On y comprend néanmoins ce qui fait le lien, outre familial, entre les deux chanteuses. On parlait plus haut du choix de prendre soin, qui résume, à nos yeux, ce qu’il y a de singulier dans l’attitude et la démarche de Coline Rio. Peut-être y a-t-il là une tradition familiale, lorsque l’on apprend de Dany Coutand qu’en plus d’être une interprète touchante, elle mène une activité de musico thérapeute.
C’est Elle s’endort, et le retour d’Albin de la Simone -cette fois-ci auteur de la chanson- qui clôturent les sept titres. Dernier réconfort, ultime réconciliation d’un couple au creux d’un fauteuil, on y a la sensation de quitter Coline Rio et ses invités trop tôt. Déjà impatients du second album qu’on nous dit à venir.
Quel est-il donc finalement, ce fil invisible qui nous lie ? D’interprète à interprète, de musicien à auditeur ? Peut-être se trouve-t-il là, dans un rapport commun au monde. Dans le choix d’une puissance douce. D’une parole sans seconde intention, sans fond dissimulé. Simple, au sens littéral du terme : une tendresse qui n’a pas de double. Généreuse. Réparatrice. À de tels êtres humains, alors, on accepte bien de se lier.
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Welcome Nogaro, Story from the frame
Il y a quelque chose d’inattendu dans ce premier EP de Welcome Nogaro. Parce que, de notre côté, on s’était promis de ne plus chroniquer que des albums chantés en français. On tenait même à qui voulait les entendre des discours pontifiants sur l’importance de chanter dans sa langue maternelle ; et puis, dans notre boîte mail, un beau jour, on reçoit cet EP intitulé Story from the frame dont on écoute le premier titre Bajo los almendros. Et la chose fonctionne comme un sortilège contre lequel on essaye de lutter, en vain. Dans le métro, au café, sur les bancs de toutes les salles d’attentes, son refrain nous poursuit comme une réminiscence. Alors, on se résigne. Il faudra écrire cette chronique. Parce le normand Clément Mellet tisse dans son premier EP une folk électronique faussement low-fi et très raffinée qui nous manquait désespérément.
Sous les amandiers
Quelques notes d’un clavier candide, puis c’est l’arrivée de la batterie et d’une voix dont la douceur se dissimule derrière le vocoder. Un texte en espagnol dont on perçoit la tendresse à l’arrivée de la guitare – plus belle arrivée du mois d’octobre, quoiqu’on ne soit que le 4, on le croit. Sensation de bien être, et pour cause ; Bajo los Almendros évoque en langue originale le roman de Gabriel Garcia Marquez L’amour aux temps du choléra. Fresque amoureuse étalée sur cinquante ans et entamée par des promesses adolescentes sous les amandiers ; elle observe un couple se séparer et s’attendre des décennies durant. Fresque d’amour déçu, mais dont un petit bout goûte néanmoins l’éternité promise : fût-elle dans la longévité du souvenir. « Si un dia la chispa murere en nuestre ojos / Recuerda los almendros » (Si un jour l’étincelle meurt dans nos yeux, souviens toi des amandiers) écrit Welcome Nogaro dans son refrain. Souvenir dont la beauté transparaît à travers toute la chanson, au moins jusqu’au tape stop final.
C’est Another day qui poursuit l’EP. L’espagnol cède à l’anglais, mais la thématique s’étire. Une envie de capturer le temps qui passe, la mer qui a déjà lorsqu’on la regarde « le reflet du souvenir » (the shade of a memory). La côte normande, on la devine, on l’espère, peut-être par chauvinisme, mais aussi parce que l’on sait que Clément Mellet -aka Weclome Nogaro– est originaire de Caen. Il y a, enfin, cette boîte à rythmes faussement low-fi, et la voix toute devant, exposée. Une progression en intensité jusqu’à ce premier refrain et son temps qui semble s’arrêter brièvement, alors qu’est exprimée à l’amour la requête urgente de « rester un jour de plus ».
C’est à partir du titre suivant, Inside, qu’une filiation se met en place dans notre esprit. Guitare folk en bout de manche, voix toute proche dans le bas de sa tessiture, textures travaillées et superpositions de prises de trompette. Dans le souvenir on se plonge également, et on ne peut s’empêcher de penser à Syd Matters ici, et à la voix de Jonathan Morali. Folk très produite jusqu’alors relativement inédite en France, à laquelle, depuis le dernier album en 2010, on peinait à trouver successeurs. Quoique les rumeurs d’une reformation aillent bon train, on se réjouit de voir une nouvelle génération reprendre un flambeau exigeant, structures mouvantes, qualité orchestrale, folk sinueuse et élégamment produite.
Après un court titre, Story from the frame – guitare acoustique, voix exposée, chœurs réverbérés et présence des oiseaux – où Welcome Nogaro se jure de tourner la page d’un amour disparu, on entame l’avant-dernier morceau de l’EP, New borders. Avec ses riffs qui se superposent, (double the bet, you double the debt, qu’on ne peut s’empêcher de répèter mécaniquement pendant des heures !). Avec sa flûte traversière, ses synthétiseurs travaillés, et son souhait de sens : I wish to get that meaning. On est tenu en haleine jusqu’à sa chute, et cet intercom de studio à travers lequel on entend « okay », comme pour dire « c’était la bonne prise ». Il y a dans cette musique raffinée, jusqu’au dernier titre Ashen light, l’envie de toujours laisser apparaître les coutures, une qualité d’artisanat, un goût pour les 8 pistes magnétiques et les synthétiseurs patinés. Un goût pour le souvenir, peut-être. Avec ses promesses d’éternité. Avec son temps qui dégrade, qui polit. Qui marque. Qui, enfin, fait briller une musique qui nous avait manqué.
À voir : Welcome Nogaro au Supersonic, le 15 octobre.