Ġenn, groupe originaire de Malte et basé à Brighton nous offre son premier long format deux ans après son premier effort, un EP nommé Liminal et écrit confiné. Alors que l’EP était un puzzle fragmenté construit à distance, les membres de Ġenn nous livrent cette fois un puzzle dont il ne manque pas une pièce. Une suite de 11 titres construits d’influences vastes, mêlant les genres et les cultures avec une habilité de panthère.
‘Unum’ est le mot latin d’unité, il exprime l’idée de former un tout. Pour Ġenn, ce mot semble ambivalent. D’une part il symbolise le profond sentiment d’adelphité partagé par toustes les membres du groupe. D’une autre, il souligne l’un des grands thèmes de ce disque : le désir de s’intégrer, de se sentir admis dans la société est un dessein inextricable du genre humain de ce siècle. Leona, Janelle, Leanne et Sofia ont trouvé en Ġenn une sorte de refuge. Un endroit dans lequel iels peuvent laisser leurs idées fleurir mais aussi, les cultiver ensemble.
Le style de Ġenn est défini comme étant du punk alternatif. Bien que l’énergie punk soit indubitablement présente, au même titre qu’une certaine idée de la subversion, on ne peut s’empêcher de penser que tout ça va plus loin que cette simple case.
Ses membres déjà viennent d’horizons musicaux assez éloignés. La guitariste Janelle aime explorer les sonorités kaléidoscopiques du rock néo-psychédélique et l’intensité du post-punk. Leanne, leur bassiste, est animée par le désir de jouer de son instrument d’une manière qui lui est propre. Cela se situe à la frontière entre le prog qu’elle aime tant et les sensibilités du musicien de jazz qui fut son professeur. Lae batteureuse, Sofia, a grandi au son du jazz et du blues, rythmiques libérées auxquelles elle apporte une approche psychédélique. La voix de Leona quant à elle canalise les tons vocaux orientaux de saon Malte natale. Mais elle renferme aussi toute l’intensité d’un déferlement punk.
Janelle s’est également sentie inspirée par les guitares fingerstyle et l’esprit brut du Għana, une musique folklorique maltaise traditionnelle. Fascination qu’elle partage avec Leona qui a été happé.e par les tonalités chorales uniques de ces chants. Ce.tte dernière a donc joué avec ces tons et modalités nouvelles qui exigeaient une gamme vocale nouvelle au-delà de sa zone de confort.
Il en résulte une gamme incroyablement étendue de tessitures et de techniques vocales qui quelques fois ont pu nous évoquer PJ Harvey. Sur Rohmeresse, Leona use d’un parlé chanté brumeux avant de s’envoler en vocalises aux accents orientaux parfaitement maitrisées. Pour Days and Nights, iel se pare d’un chant alanguit et ténébreux qui malgré quelques poussées se retient encore de libérer sa pleine puissance. Ca sera chose faite sur Wild West ou The Merchant Of. Quelques fois aussi lae chanteur.euse se contentera de poèmes murmurés à la manière de Kim Gordon, c’est le cas sur Apparition No.7 ou Calypso.
Sur certains titres on trouvera un chant que l’ont sent appartenir à des influences rock alternatif anglais ou américain piochées dans les années 80 et 90. Avec sommes toutes une tessiture formidablement étendue. Ainsi, sur A Muse (in Limbo) ou Heloise, sa voix languit en high notes. Elle s’envole parfois mais garde le contrôle, atteint des sommets mais jamais ne déraille. Enfin, Leona sait aussi s’inscrire dans un registre post-punk contemporain. Iel nous le prouve le chant assuré et corrosif de A Reprise (That Girl). En bref, iel oscille entre voix éthérée et projection vocale démente avec brio.
Evidemment, cette grande variété de voix ne serait pas envisageable sans une variété tout aussi vaste d’énergies et d’ambiances, de sonorités et de rythmes. La musique de Ġenn nous fait voyager de rivages en rivages, d’incursions nébuleuses en déflagrations tempétueuses. Des constructions somptueuses, aux mélodies chiadées s’entremêlent à des passages bruts et hautement efficaces. Les chœurs hantés de Rohmeresse soulignent une mélodie imparable qui s’installe sur un rythme syncopé qui parvient tout de même à groover à sa manière. Sur Heloise, deux lignes mélodiques tissées par la basse et la guitare forment un paysage sonore saisissant. Cette dernière se termine par une outro délirante taillée pour le live.
D’autre part, le riff incisif de Days and Nights se veut lourd et puissant, hautement efficace. Le riff capiteux de A Reprise (That Girl) l’est tout autant. Il y a les grooves infaillibles de A Muse (in Limbo), Apparition No.7 ou encore de la furieuse Wild West. Et puis l’aura ténébreuse de titres comme Calypso, qui nous plonge dans une sorte d’errance sur un territoire désolé. La mélancolie dévorante qui émane de The Sister Of ou bien les harmonies farfelues et planantes de Le Saut du Pigeon. Pléthore de textures donc qui s’entremêlent, se succèdent, se confrontent. Entre-temps, on rencontre des gammes empruntées aux musiques orientales, ces dernières s’intègrent à merveille dans le paysage dense d’Unum.
Par ailleurs, les musicien.ne.s déconstruisent les acquis, repensent les genres. C’est cela même qui finit d’apporter toute son originalité au son du groupe et qui propulse ce disque au-dessus du simple alt-punk. Rarement on aura entendu une basse aussi décomplexée, s’échappant en mélodies incroyables. Ainsi, Leanne sort complètement des clichés de son instrument, elle ne sert plus seulement à lier la mélodie et le rythme, elle est la mélodie sur beaucoup de titres. Sur Heloise notamment, ou elle ne cesse de sa balader. Bien souvent, elle est la fondation, la chappe de béton sur laquelle le morceau repose. On pense à The Sister Of ou A Muse (in Limbo).
Sur Days and Nights elle étale un riff impeccable, parfois suivi par la guitare qui de ce fait a tout l’espace pour s’envoler en nappes parfois presque synthétiques. Grâce au travail de la basse, Janelle n’est pas tenue de poser la grille harmonique du morceau. Elle préfère nettement employer une variété kaléidoscopiques de sons. Tant et si bien qu’elle semble explorer les contours les plus reculés de ce qu’est capable de produire une guitare branchée sur un ampli avec quelques pédales entre les deux pour moduler son son comme elle l’entend.
Parfois simplement noyée de reverb atmosphérique, elle se disperse en nappes éthérées afin de donner toute sa consistance au son du groupe. D’autres fois, comme c’est le cas sur A Muse (in Limbo), elle se terre dans un coin pour devenir un petit gimmick rythmique, avant d’exploser en accords dévastateurs. Mais le plus souvent, elle s’évade en digressions sensorielles, texturées. Cela ne l’empêche pas de venir tenir le lead d’une poigne de fer, par exemple à la fin d’Heloise. Janelle met en pratique ses inspirations Għana sur Calypso. La guitare reprend les rênes et guide le titre d’un fingerpicking incroyablement beau. Il en est de même sur Le Saut du Pigeon, construit autour de ses divagations aux frontières du Jazz. Rare sont les guitaristes lead qui ne tombent pas dans le m’as-tu vu. Janelle maîtrise à la perfection l’équilibre d’une guitare présente qui sert réellement le son du groupe.
Sofia qui, derrière ses fûts est la clef de voute du groupe, vient finalement compléter cette belle alchimie. Cependant, iel n’hésite pas à se plier aux motifs rythmiques apportés par les autres instruments. Cela crée une symbiose incroyable, tout en nous offrant des rythmes à mi-chemin entre des grooves de jazz et la lourdeur d’une batterie rock. Tantôt aériens, tantôt massifs, ses rythmes sont emprunts d’un groove unique et libéré.
On trouvera de surcroît une belle surprise dans beaucoup de titres de Unum : un saxophone s’invite ci et là pour notre plus grand bonheur. La texture unique de cet instrument, son ton un peu enroué s’insère merveilleusement bien dans l’identité sonore unique de Ġenn. Sur Calypso, ses déambulations enivrantes viennent ajouter une profondeur hallucinée au morceau. Il se veut majestueux et aérien sur Le Saut du Pigeon comme sur Wild West. Ce saxophone est vraiment la magic touch plus que bienvenue sur Unum.
Aussi, les sujets traités sur ce disque sont profonds et cathartiques. On trouve distillées dans ce disque plusieurs influences littéraires et cinématographiques. Rohmeresse est par exemple inspirée du réalisateur nouvelle vague française Éric Rohmer, dont les personnages se débattent avec la mondanité de la vie quotidienne, sa routine. Ils essayent de se réconcilier avec leurs désirs alors que la vie passe inexorablement. Faire partie de quelque chose tout en étant séparée de celui-ci est. Comme on le disait plus haut, c’est un sujet majeur de ce disque. Avec leurs racines maltaises, les membres du groupe disent qu’iels ont souvent eu l’impression de rester en marge, qu’importe le point auquel iels ont pu essayer de s’intégrer à leur ville d’adoption, Brighton.
Leona se retrouve souvent à écrire à la troisième personne, parfois même à écrire du point de vue des objets. Inspiré.e par les œuvres de Virginia Woolf, Jean-Paul Sartre et Georges Perec, iel use d’images et de métaphores qui lui permettent d’explorer les comportements humains avec toute une gamme de nuances, tout en dissimulant ses vulnérabilités. Days and Nights traite de l’aliénation provoquée par un travail sans fin et imposé.
« Vous rêvez d’une solution de rechange, mais vous êtes pris avec la même routine encore et encore »
Leona
Tout cela fait d’Unum une œuvre profonde et complexe, pourtant si accessible. On est emporté sans effort dès les premières secondes d’écoute. Unum est remplit avec des questions d’individualité, de contradictions d’identité et d’ascendance. « Tout est lié à l’identité et à sa recherche », explique Leanne. Une frénésie cathartique ambitieuse, leur voiture de fuite.
Il est certain que Ġenn a trouvé une unité forte. Le groupe a poli les contours de son propre son pour nous présenter un disque ambitieux et plutôt unique. Construit sur les fondements solides d’une adelphité costaude, le quatuor est entièrement libre. Libre de parler de ce qu’iels veulent. Mais aussi libre de laisser libre-cours à leur imagination. Une tapisserie saisissante faite de quatre fils indépendants, distincts d’influences. Chacun.e utilise son instrument d’une manière qui lui est propre. Malgré cela le son de Ġenn est d’une cohérence considérable, se joue des codes et va même jusqu’à déconstruire les siens.