Here in the pitch : Le parcours de vie elliptique de Jessica Pratt

Arrivée à l’âge de 37 ans, Jessica Pratt se jette corps et âme aux seins de ses mélodies exprimant ce qu’elle a retenu jusqu’ici de ces presque quatre décennies de vie. Elle comprend que c’est une répétition, un cercle sans fin qui ne cessera, qu’on le veuille ou non, de tourner et de retracer ses pas. Néanmoins, Here in the Pitch le traduit avec une beauté et une béatitude surprenantes.

L’année 2024 se révèle comme un écrin propice à l’éclosion artistique, accueillant une pléthore de talents musicaux qui pérennisent leur expression créative depuis de nombreuses années. La mélomane américaine nous a gratifié de son quatrième album en ce 3 mai dernier. Approchant la quarantaine, elle se dévoile dans toute sa maturité et sa richesse mélodique. Depuis 2012, son parcours est jalonné d’une multitude de sonorités brutes et authentiques, véritables réceptacles de ses émotions les plus profondes. Le cheminement de la croissance et de l’évolution nous amène, tôt ou tard, à faire une halte pour contempler le présent tout en effleurant notre passé du regard. La réflexion sur l’écoulement du temps, tracé selon une trajectoire ovale, surgit comme un constat que l’artiste dresse sur son propre cheminement existentiel. Une expérience qui se dessine comme une boucle infinie, tout aussi valable pour notre créatrice que pour tout être attentif à cette observation. Maintenir sa fidélité à soi-même, puis s’adapter à l’évolution de notre essence, permet d’affiner notre perception du monde, demeurant en harmonie avec cette perpétuelle transformation. Tout au long du vécu de Jessica Pratt jusqu’à ce jour, la persistance de cette boucle temporelle n’a cessé de se manifester. C’est ici, qu’elle a décidé de marquer un temps afin de laisser place à l’introspection.

Les échos des tambours résonnent, telles les puissantes enjambées d’un géant surgissant soudainement au cœur d’une communauté paisible, effaçant tout sur son passage. Life Is incarne cette profusion. Rapidement, au rythme pesant et cadencé, les cordes de guitare s’animent, laissant éclore une béatitude inaltérée. La dualité au sein du temps qui passe n’a jamais été aussi magistralement capturée qu’avec ce morceau. Tout le charme introverti de la musicienne est déployé avec une grande efficacité. C’est simplement le titre qui jette les bases dans lesquelles nous plongerons pour comprendre le chemin sonore que Jessica Pratt a tracé.

Les notes de guitare enchanteresses se dissipent peu à peu, cédant la place à des compagnes bien plus sèches et brutes. Comme si, après avoir jeté les fondations de cet album, Better Hate prend la responsabilité d’ouvrir le premier chapitre de cette odyssée de réflexion en apportant un sujet qui a marqué l’artiste et a influencé sa musique depuis des années : l’amour. Se replonger dans une relation passée, à travers le prisme de cette réflexion, c’est observer une version de nous-même que nous ne sommes plus, symbolisée par les « La la la la » du refrain, chantés de manière enfantine, soulignant avec une simplicité déconcertante le décalage entre qui nous étions et la maturité qui nous faisait défaut. Pourtant, le choix de ce refrain laisse transparaître que cette enfant, à travers ces mots, nous nargue sur cet amour passé. Malgré la distance qui semble s’être instaurée, cette histoire a laissé une empreinte indélébile, guidant une partie de notre parcours, et forcément, elle continuera à croiser notre chemin, éternellement présente dans nos pensées.

Se distinguant comme une pièce d’une profondeur émotionnelle rare, World on a String porte une mélodie envoûtante et une exploration captivante à travers un dialogue intime entre Jessica Pratt et son elle plus jeune. Dans les premières strophes, une sensation palpable d’auto-réflexion émerge, où l’artiste s’adresse à son passé avec tendresse et compassion. Une nostalgie douce-amère, teintée de sagesse et de souvenirs. Subtilement, une comptine pour enfant ajoute une couche supplémentaire de profondeur à cette méditation temporelle. Elle résonne avec une innocence perdue, un rappel subtil des rires et des rêves d’autrefois, contrastant avec les réalités plus complexes de la vie adulte. Pourtant, au fil de cette chanson, une transformation subtile s’opère. Ce dialogue avec son passé évolue progressivement vers une affirmation de soi plus audacieuse et présente. Les « Je » remplacent les réflexions introspectives, signalant un passage vers la pleine possession de son identité et de son expérience. Passant des tonalités douces et nostalgiques à des crescendos d’assurance et de détermination. Chaque note, chaque inflexion de voix, résonne avec une puissance émotionnelle des plus concrètes.

Maintenant que le passé a été revisité, il est temps de revenir à une époque plus actuel. Une ode à la lutte contre la spirale de l’amour et de ses tourments, Get Your Head Out expose ses désirs et ses défis. Dans les tumultes de ses émotions alors que le soleil se couche et que l’obscurité menace. Malgré ses efforts pour avancer, Jessica Pratt est constamment ramené à ce qu’elle a laissée derrière elle, prisonnière de cette répétition incessante. Se libérant de cette spirale toxique, Jessica Pratt implore de sortir la tête, de commencer à grimper vers la lumière, symbolisant la quête de résilience et de contrôle sur son propre destin. La métaphore de couper le fil de la vie évoque une rupture avec le passé, une volonté de se libérer des chaînes du passé et de se diriger vers un avenir plus lumineux. C’est un appel à l’action, une invitation à saisir la volonté de changer et de se réinventer.

Comme un tableau émouvant de la lutte intérieure entre l’innocence perdue de l’enfance et la certitude inébranlable de l’âge adulte, By Hook or By Crook est chargée d’une poésie évocatrice où les versets décrivent la perte progressive de l’innocence alors que le temps s’écoule, laissant place à une existence marquée par la réflexion et le doute. Les adultes, contrairement aux enfants, semblent être prisonniers de leurs propres certitudes, incapables de retrouver le nuage d’incertitude qui les enveloppait autrefois. Pourtant, malgré cette stabilité apparente, il y a une inquiétude persistante à l’idée de remettre sa vie entre les mains de l’innocence retrouvée. Évoquant d’un autre côté la beauté de l’imprévisible et de l’inconnu, contrastant avec la rigidité de la certitude adulte.

C’est un appel poignant à retrouver la légèreté de l’enfance, à se laisser guider par l’esprit de l’aventure et de la découverte. Wowhere It Was traduit la confiance perdue et les doutes qui hantent nos relations. À travers des paroles empreintes de désarroi et de confusion, la chanson plonge dans les profondeurs de l’âme humaine, révélant les cicatrices invisibles laissées par la trahison et l’incertitude. L’artiste se trouve confrontée à la dure réalité de la désillusion, se demandant où les choses ont dérapé. Le souvenir d’un passé autrefois enchanté se mêle aux doutes persistants quant à la fiabilité de l’autre. L’innocence évoquée précédemment semble lointaine, éclipsée par le poids écrasant de la méfiance et de la déception. La métaphore de se fragiliser face à la confiance et aux relations résonne profondément avec l’expérience humaine. En tant qu’adultes, notre rapport aux autres et à l’amour peut être ébranlé par les épreuves de la vie, laissant des marques indélébiles sur notre cœur et notre esprit. La question lancinante de savoir en qui avoir confiance reste sans réponse, reflétant la lutte intérieure pour retrouver la foi en autrui. Les mélodies plus sombres et la répétition du thème de la boucle du temps renforcent l’atmosphère de désespoir et d’incertitude qui imprègne la chanson. Le bruit des gouttes évoque le passage du temps, rappelant les inévitables répétitions de la vie et les échos persistants de nos souvenirs les plus sombres.

Se présentant comme un poème énigmatique, Empire Never Know déploie les mystères de l’existence et les vicissitudes de la vie humaine. C’est la transformation, la rédemption et la persévérance qui sont au cœur de cette pièce, trouvant une place symbolique au sein de l’arsenal de titres offert. Une quête de sens et de vérité, cherchant un antidote aux tourments de l’âme. Les références au changement de couleur et à la nécessité de se tourner vers Dieu ou vers une quelconque rédemption suggèrent une quête spirituelle profonde, une recherche de réponses au milieu du chaos. C’est un départ, une volonté de laisser derrière soi le passé et de se tourner vers l’avenir avec détermination. Un schéma simpliste qui devient évident. Un dépassement de soi, un passage à l’action, une invitation à embrasser le changement et à découvrir ce qui reste dans les décombres de nos vies. Les empires, qu’ils soient personnels ou collectifs, semblent être des entités indomptables, défiant les lois du temps et de la mort. Ce piano, pièce maîtresse mélodique du titre, à la qualité sonore ancienne, ajoute une touche de nostalgie et de mystère. Un regard à travers les âges, contemplant les mystères de l’histoire humaine et cherchant des réponses dans les profondeurs du passé.

La conclusion de cette réflexion est sur le point de s’achever, après avoir versé nombre de pensées et de mots. Avant d’entamer ce qui constituera le point d’orgue de ce feu d’artifice intime, le silence s’installe brièvement mais nécessairement. Changes nous offrent alors cette élégance de sonorités en suspension, laissant entrevoir l’idée simple de condenser tous ces tourments à travers quelque chose qui transcende les mots.

Et cette épopée, cette spirale se termine là où elle a commencé. The Last Year est un récit poignant de la lutte contre le vieillissement et les défis de l’amour, de la résilience, de l’espoir et de la persistance humaine. Une lutte intérieure pour être maître de son destin, confrontée à la réalité d’une année écoulée marquée par les tourments de l’esprit. Le désir d’être l’actrice de sa propre vie, de jouer le rôle qui lui est assignée, résonne avec une profondeur émotionnelle, soulignant la lutte pour trouver sa place dans un monde en perpétuel mouvement. C’est une résignation, une acceptation de soi malgré les doutes et les critiques extérieures. Jessica Pratt fait face à ses propres démons, incapable de fuir les pensées obsédantes qui la hantent même dans le sanctuaire de son lit. Son espoir persistant d’un avenir meilleur offre une lueur d’optimisme au milieu des ténèbres. La conviction profonde que l’amour triomphera, que les liens qui unissent deux âmes survivront à l’épreuve du temps et de l’adversité. C’est une simplicité déconcertante de pensée qui n’empêche en rien d’être ébranlée par le charme que cette pensée peut amener si elle est acceptée sans honte et sans peur.

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