Hit Me Hard And Soft, la rencontre de Billie EIlish avec elle-même

Le monde de la musique et son industrie peuvent parfois constituer des spirales infernales qui demeurent des prisons dorées pour ceux qui daignent tenter de s’y plonger. Les audacieux osant s’y confronter à un jeune âge peuvent alors voir une partie de leur juvénile vie effacée au profit d’un train de vie prenant et éreintant. C’est exactement ce tourbillon sans fin dans lequel est tombée Billie Eilish. La sortie de son troisième album, Hit Me Hard And Soft, constitue alors une parfaite manière de se reconnecter avec elle-même et d’enfin apprendre à se connaître en tant que personne à part entière. 

La première chose qui nous frappe avec ce nouveau projet est l’éloignement distinct et franc des codes de l’industrie musicale en l’état. Le duo que constituent Billie Eilish et Finneas a décidé de s’affranchir d’un schéma qui implique une promotion lourde avec des albums bien souvent trop remplis. Hit Me Hard And Soft ne fût le théâtre que de très peu de mise en avant médiatique. Aucun single ne fût révélé avant le 17 mai, date de sortie du disque. Cela résulte d’une volonté certaine des deux artistes de remettre l’expérience de découverte d’un album dans son entièreté au centre du processus d’écoute. L’autre écart que se permet ce troisième projet longue-durée repose tout justement sur son temps d’écoute. Ce dernier prend le parti de réduire la densité de son propos pour éviter l’écueil aujourd’hui généralisé et banalisé des albums bien trop longs et aux nuances et variations rythmiques empêchant un réel intérêt.

C’est en suivant cette démarche que les deux Californiens ont alors pris la décision de placer dix morceaux au sein de ce troisième disque. Ce qui collectionne alors trois quarts d’heure de musique qui se veut plus maîtrisée et donc plus encline à réellement démontrer non seulement une certaine puissance créative, mais également une maturité qui magnifie ce même art. Avec une certaine prise de recul, on peut établir un lien entre Happier Than Ever et Hit Me Hard And Soft dans leur ambition et leur volonté. L’un comme l’autre veulent s’approcher au plus près possible de ce statut intemporel que peuvent avoir certains albums. Alors que le premier s’étendait sur presque une heure, son petit frère lui concentre et synthétise son propos. Cette idée peut finalement s’avérer logique lorsque l’on repense rétrospectivement à des projets qui encore aujourd’hui, après des décennies d’écoutes, restent intouchables et encore très à la page. Rumours de Fleetwood Mac, Abbey Road des Beatles, Thriller de Michael Jackson ou encore Purple Rain de Prince, tous avoisinent seulement quarante-cinq minutes d’écoute.

Faire preuve d’un esprit de synthèse intelligent et efficace permet de créer une œuvre forte, marquante et qui va pouvoir vivre et évoluer avec son temps et son public. Cet esprit synthétique vient également servir la nécessité de concilier de nombreuses influences et sonorités différentes que l’on peut entendre depuis les débuts de la carrière de l’artiste. La volonté de raccourcir un propos pourtant extrêmement dense apparaît alors comme un réel défi aux contours de concessions et de choix difficiles. Ce même éventail musical demandant un espace conséquent afin qu’il puisse s’exprimer pleinement.

Mais même avec un challenge aussi ardu, ce dernier est relevé haut la main par le duo Billie Eilish et Finneas. En l’espace de dix morceaux parfaitement construits, pleins de maturité que ça soit en termes d’écriture ou de production, on observe un melting pot très large en termes de sonorités. Entre la ballade pop douce de SKINNY, le Rock de LUNCH et la musique électronique bondissante de CHICHIRO, les trois premiers morceaux de ce nouvel album mettent en avant les ambitions d’un tel projet. C’est une chose qui se confirme au fur et à mesure des écoutes du disque. Hit Me Hard And Soft demeure un projet d’une grande nuance qui module parfaitement ses ambiances et ses niveaux de complexité. 

La balance d’émotions par exemple reste l’une des qualités premières du duo qui parvient à créer un équilibre parfait qui ne nous perd pas et ne constitue pas un facteur de lassitude. Tout est arrangé de manière à ce que les transitions soient logiques. On peut illustrer cela avec l’enchaînement des titres BIRDS OF A FEATHER et WILDFLOWER. Pourtant aux antipodes l’un de l’autre stylistiquement, leur association ne choque pas, et paraît au contraire logique. Les tons changent radicalement, mais ces glissements se font d’une manière tellement naturelle que la cohérence de l’ensemble reste intouchée. Cette mise en abîme colle par ailleurs très bien au ton global de ce nouvel album qui tourne autour de la découverte de soi qu’a pu expérimenter Billie Eilish entre les conceptions de Happier Than Ever et HIT ME HARD AND SOFT. Un processus brimé par une notoriété précoce qui a démarré avec la sortie de l’EP don’t smile at me, et qui a fini par exploser suite au succès WHEN WE ALL FALL ASLEEP, WHERE DO WE GO?. La vocaliste fait d’ailleurs dès le début du disque ce parallèle au sein du morceau SKINNY, dans lesuel elle parle de « l’ancienne » version d’elle. 

« People say I look happy, just because I got skinny, but the old me is still me and maybe the real me, and I think she’s pretty »

Le contraste avec le passé est important, comme si Billie Eilish reprenait là où elle s’était arrêtée personnellement après la sortie de son premier album. On remarque également une réelle connaissance de sa vie depuis cette percée en 2019. Le morceau THE DINER traite notamment de son rapport aux stalkers et de sa vision sur la question, elle qui a déjà vécu des déconvenues à ce propos. On retrouve également des questionnements introspectifs forts comme sur le superbe BITTERSUITE au sein duquel la Californienne étale ses interrogations sur ses propres besoins et désirs relationnels et son incapacité à les comprendre. Ce qui la pousse à dire qu’elle ne peut tomber amoureuse d’une personne. 

Ces différents messages sont magnifiés par l’une des véritables pierres fondatrices de ce nouvel album, son producteur : Finneas. HIT ME HARD AND SOFT se voit gratifié d’une production absolument sublime qui lui permet de se placer au rang des projets complexes et denses qui sont en réalité très faciles d’accès. Pour continuer sur l’exemple de BITTERSUITE, ce travail est notamment marqué par une fluidité folle qui permet au morceau de passer par plusieurs ambiances. Son introduction met en place une grandeur presque épique qui rappelle notamment le morceau Medieval sur l’album solo du producteur, pour ensuite passer vers quelque chose de plus doux, fortement marqué par l’influence de la Bossa Nova. Cette limpidité se retrouve dans cette impression d’une écoute rapide et simple. La transition entre les deux dernières pistes, BITTERSUITE et BLUE démontre bien ce tour de force somme toute très impressionnant. La fin du premier permet un decrescendo qui emmène ce dernier dans un espace bien plus sombre et calme, pour ensuite donner au morceau de clôture une force et un impact plus conséquent. Tout est pensé pour défendre une dynamique toujours parfaitement gérée qui confère toute sa splendeur à ce troisième album. 

Concrètement, avec HIT ME HARD AND SOFT, Billie Eilish nous sert ce qui est sans doute le meilleur de toute sa palette artistique qui n’était déjà plus à prouver. Avec ce troisième disque, la Californienne et son frère démontrent leur statut de figure intouchable qui, à chaque nouvelle tentative, aussi risquée soit-elle, réussit tout ce qu’elle entreprend. Ce nouvel album demeure l’une des pièces de musique majeure parue pendant cette année 2024 et va pour sûr marquer l’industrie ainsi que son public en bien des termes et manières.