Souhaitait-elle prolonger le froid de l’hiver, avec un nouvel album qui nous brise un peu plus le cœur ? Si depuis 2020, Iliona garde une place à part dans nos oreilles et nos playlists, avec What if I break up with u ?, elle livre une nouvelle facette d’elle-même, qui nous renvoie la lumière en plein visage et diffracte la réalité avec une précision bluffante, bien que douloureuse. Un album d’une justesse rare, et un travail titanesque porté presque seule, de l’écriture à la production, en passant par le mix et la réalisation de clips.

Ruptures amoureuses, famille bancale, fatigue d’être jeune : si ses chansons étaient le miroir du malaise de sa génération, alors Iliona nous ouvre ici la porte de la galerie des glaces. Il y a quelque chose d’absolument fascinant dans ce disque, dans ce qu’il dit de la douleur qu’on apprivoise et des fêlures qui nous forgent. Mais aussi, dans ce qu’il laisse entrevoir de la lumière qui peut percer entre les failles. Et si dans tout ce processus, les larmes sont nombreuses, elles ne noient jamais la musique : elles l’élèvent et la nourrissent. Allez, on s’empare d’une bonne douzaine de Kleenex, et on plonge.
Chronique d’une rupture annoncée
Cœur en miettes et sentiments brouillons, What if I break up with u ? est d’abord la mise en scène d’une rupture dans tout ce qu’elle a de répétitif, de désespéré, d’injuste, mais aussi de nécessaire. En chirurgienne méticuleuse, Iliona s’empare de ce thème, le dissèque, le tord dans tous les sens pour mieux en révéler les angles morts. Et ce n’est pas tant la séparation en elle-même qui l’intéresse, mais plutôt l’écho infini qu’elle laisse derrière : la détresse, la colère, les remords et ce chagrin qui s’étire jusqu’à n’en plus finir. What if I break up with u ? ne raconte pas une rupture, mais en explore mille. Celles qu’on subit, celles qu’on traverse tant bien que mal, celles qu’on ressasse en boucle.
Dans Lâche moi la main, Iliona s’épuise à ramasser les morceaux sur une guitare folk épurée, un peu à la Role Model :
« Et je voudrais pouvoir pardonner mais c’est un truc de parolier
Moi j’ai qu’mon cœur à ramasser
Des souvenirs à voir s’entacher
J’en mettrai des mois à saigner, à ressasser ce que tu disais en vain
Lâche-moi la main »
Le fil de la reconstruction se poursuit avec Rater une rupture pour les nuls, un tuto bouleversant que l’on ne conseillerait finalement à personne. Ce morceau est d’une beauté complexe, empruntant à la fois le minimalisme du piano, des textures électroniques glitchées et un voile d’autotune sur la voix comme pour prendre un peu de distance avec la douleur. Le Lapin, également, dont les rythmiques drum and bass et la guitare électrique très cold wave tranchent avec ses précédentes productions. Ici, Iliona s’éloigne tout en poésie et prend le large, sans pour autant trouver la paix :
« Je le dis, je le jure
Je n’aime que toi
Et pourtant
Tu t’en remettras
Je suis belle très très loin de toi
Non ne m’appelle pas«
Et la vie sera super, jusqu’à la prochaine chialade
Mais Iliona ne parle pas que d’amour. What if I break up with u ? tire aussi sa beauté dans ce qu’il creuse de plus profond. Il trace un sillon entre une adolescence mal digérée et un début de vie adulte encore en friche. Il y a les premières déceptions, les premiers faux départs, les erreurs qu’on n’ose pas appeler échecs, et puis cette sensation d’épuisement latent. L’album cristallise les peurs d’une génération à la santé mentale cabossée, qui avance en traînant ses stigmates comme des valises pleines à craquer.
Dans Ça n’existe pas, unique piano-voix de l’album, Iliona déplie avec une douceur incroyable le malaise sans jamais le nommer frontalement. Ce « trou dans le ventre » qui grandit dans le silence. Elle y évoque une famille bancale, un père qui détourne le regard, une mère rongée d’inquiétudes, et ces hôpitaux aux murs aussi ternes que les souvenirs qu’ils abritent.
Et puis, il y a 23, l’outro de l’album et sans doute son sommet émotionnel. Coup de cœur intersidéral, absolument impossible à écouter une seule fois tant il touche à quelque chose de viscéral. Dans une course autobiographique où sa voix se brise et trébuche, Iliona dresse le bilan de sa vie et laisse émerger ses dysfonctionnements comme derrière une buée qui se dissipe. Musicalement, c’est peut-être là que l’album atteint son point de gravité. La production s’accélère au fil du morceau: rythme en crescendo, sound design poussé à fond, effets glitch et silences pesants, Il y a quelque chose de Saya Gray dans cette manière d’alterner les textures, de faire cohabiter l’organique et le digital. C’est beau à pleurer. Et si c’est une envolée douloureuse, c’est une envolée quand même.
Apprendre à déborder
Et c’est bien cette envolée musicale, cette exploration dans la production, qui fait la force de What if I break up with u ?, en plus de ses textes d’une puissance incroyable. Cet album, c’est aussi un disque de bascule musicale, où Iliona s’affranchit franchement de la chanson francophone qu’on a pu lui attribuer par le passé, à la manière de Barbara ou Françoise Hardy, pour aller chercher quelque chose de plus contemporain. Elle tord les sons, trafique les voix, s’autorise des saturations et des dissonances. Chaque morceau semble pousser un peu plus loin l’expérimentation que le précédent. Et cette liberté créative semble épouser parfaitement l’agitation intérieure qu’elle raconte.
On avance avec elle dans ce labyrinthe sonore où se croisent guitares cold wave, piano-voix, nappes électroniques et ballades qui trébuchent sur les souvenirs. Elle esquive l’homogénéité avec brio, glissant du Lapin, quasi Fontaines D.C. dans l’attitude, à Fishsticks, tout en douceur folk. Comme si l’accumulation permettait de diluer, un peu, la gravité de ce qu’elle dit. Comme une armure musicale suffisamment solide pour porter le poids de ses mots.
Iliona s’est également occupée elle-même de la production et du mix (aux côtés de Maxime Le Guil), pour mieux laisser déborder le vaste univers qu’elle a imaginé autour de cet album. Et comme si ça ne suffisait pas, elle signe également la réalisation des clips, (Le Lapin, Rater une rupture pour les nuls, Lâche-moi la main, Ça n’existe pas) renforçant encore cette cohérence artistique impressionnante. Un travail colossal, à tous les niveaux.
Si What if I break up with u ? clôt pour Iliona une époque, il semble surtout en amorcer une autre. Celle d’une artiste qui ose tout tordre : les sons, les formes, les formats, pour mieux s’approprier et raconter ses mots. Un disque coming-of-age, à la fois intime et incroyablement universel, où Iliona délaisse les contours de l’enfance, les amours peu éclatants et les silences pesants, pour s’affirmer comme une productrice ultra talentueuse, une narratrice précise et une musicienne qui trouve sa voie. Et si dans 23, elle affirme qu’elle oubliera ses chansons, nous pouvons l’affirmer : nous, non.