À l’occasion de la soirée annuelle de la New French Touch prenant place au Rocher de Palmer, la fusion entre Jazz et musiques électroniques était mise à l’honneur. Un évènement dont la tête d’affiche, Bada-Bada, a le vent en poupe et a bien voulu nous accorder quelques dizaines de minutes.

La Face B : Salut les gars ! Pour commencer, merci beaucoup de m’accorder un peu de votre temps.
Tiss Rodriguez : Mais pas de quoi.
Leo Fumagalli : C’est avec plaisir !
La Face B : On en discutait tout à l’heure avec Leo, j’aime beaucoup l’album. Idem pour les deux singles que vous avez sortis sous la forme d’EP. Je trouve tout ça vraiment très bien. Je vous propose qu’on commence directement ?
Bada-Bada : Allons-y.
La Face B : La soirée d’aujourd’hui s’appelle la New French Touch. Ça fait évidemment référence à la musique électronique, avec Daft Punk, Cassius et consorts, mais ça renvoie aussi à toute cette nouvelle vague Jazz très hybride — avec pas mal de musique électronique du coup, mais aussi du Rap ou encore du Hip-Hop. Comment vous vous sentez par rapport à votre présence dans cette soirée ?
Tiss Rodriguez : Nous on se sent bien dans le sens où on est contents d’être là. On est contents de jouer à Bordeaux et d’avoir l’opportunité de venir au Rocher. On est déjà presque tous venus avec des projets différents et être là pour défendre notre musique, c’est un honneur. Après par rapport au concept même de New French Touch, c’est des marques que les journalistes et professionnels de la musique ont envie de donner. On ne s’associe pas réellement à ça dans le sens où on fait notre musique et après on laisse les gens en parler.
Leo Fumagalli : Je rejoins Tiss sur le fait que ça soit cool qu’il y ait des communautés. Nous après on essaye de créer des mouvements et des collaborations avec d’autres artistes. Mais il y a toujours aussi eu des expérimentations avec l’électronique, c’est pas forcément propre à cette génération.
Tiss Rodriguez : Et puis encore une fois, on fait une musique qui est la nôtre et qu’on pense être particulière et unique. On a des amis qui font aussi de la musique et on sent qu’il y a de l’énergie. Mais de là à ce qu’il y est une communauté avec une appellation concrète… Peut-être qu’avec le temps ça viendra. Voilà comment on se sent, on se sent bien !
La Face B : C’est ce que vous disiez, j’ai surtout l’impression qu’il y a une étiquette, qui est celle du Jazz qui est hyper diverse, avec des frontières qui se brouillent de plus en plus, mais qu’il n’y a pas encore de sous-genre particulier comme on peut avoir avec le Free ou le Fusion. C’est vraiment quelque chose d’un peu brumeux et flou mais au sein duquel tout le monde fait un peu ce qu’il veut.
Tiss Rodriguez : Pour moi ça c’est la tendance actuelle. Ça va être de plus en plus difficile de mettre des étiquettes sur un groupe. Tout le monde mélange de plus en plus. Il y a des termes comme l’Hyperpop qui sont encore un peu en train d’essayer de contenir les genres, je pense qu’à terme ça va se brouiller de plus en plus.
La Face B : Et vous, vous pensez que ce format de genres est amené à mourir ?
Lilian Mille : Moi je pense que ça va perdurer. Dès que tu créés un genre tu as besoin de t’identifier aussi. C’est ce qu’on a vu tout justement avec l’exemple de l’Hyperpop. Il y a eu toute une vague à Londres et c’est devenu quelque chose de vraiment très puissant. Ça permet d’identifier une communauté. Donc il y aura tout le temps ça pour l’identification mais sinon j’ai effectivement l’impression que dès qu’il y a un nouveau genre, il se fond dans la masse des autres et peut être absorbé par tout le monde. C’est notamment ce qui s’est passé avec chaque mouvement d’électro. Aujourd’hui de la Techno dans le Jazz, et du Jazz dans la Techno. Au-delà des genres je pense qu’il y a l’affiliation, les influences
Leo Fumagalli : Et puis même si au début tu fais une musique un peu particulière, on essaye de te caser sans trop réussir. Puis avec le recul sur la musique tu finis par rentrer dans une case. Au final, c’est toujours les influences qui permettent de créer, je trouve ça intéressant et c’est ce qui ressort. Ça a toujours été là et ça le sera toujours je pense, au-delà des genres.
La Face B : On disait qu’en France il y avait une énergie, qu’il y avait beaucoup de musiciens qui font plein de choses intéressantes. Comment vous vous sentez dans cette scène française ? Est-ce que vous vous sentez à une place particulière ou communiquez souvent avec certains artistes ?
Tiss Rodriguez : On a toujours eu la sensation d’être un peu à côté. Justement de par les origines et d’un point de vue très concret le côté rythmique et la manière de composer, très vite on n’était pas associés au Hip-Hop ou à des cultures un peu plus afro dans un sens. Du coup de manière générale par rapport aux tendances on se sentait un peu à côté. On était à la fois pas très Jazz et académique et en même temps pas du tout Hip-Hop ou Funk. Par cette approche-là, je pense qu’on s’est toujours sentis un peu différents. Par contre en harmonie quand même avec nos amis. Il n’y a jamais eu un rejet ou quoi que ce soit, on admire autant les projets des copains, mais on a toujours cette sensation-là.
La Face B : C’est pas la même chose ouais, même s’il y a du respect mutuel.
Tiss Rodriguez : Exactement, et on s’est toujours dit que ça serait plus difficile et on l’a senti. Ça a mis plus de temps pour nous d’avoir de la reconnaissance et d’avoir des concerts. Mais on était persuadés que si on était patients on créerait peut-être un sillage qui serait propre à nous et qu’on influencerait peut-être les gens à aller dans cette direction-là. On sentait que personne n’y allait en tout cas.
Leo Fumagalli : Puis même, je pense qu’au-delà du label de New French Touch, il y a une émulation chez tous les jeunes musiciens de Jazz qui déjà ont pas tous le même background. Regarde, Léon Phal, qui a tourné et qui est passé à la New French Touch, il a fait toute son école et son évolution à Lausanne en Suisse, j’en viens aussi et je l’ai connu là, puis ensuite il a été récupéré sous ce label-là. Au-delà des territoires il y a vraiment un truc européen, un peu par pays particulier où on retrouve une jeunesse qui crée.
Tiss Rodriguez : Je ne suis pas d’accord là-dessus pour le coup. Je trouve que c’est très francophone ce qui se passe. C’est pour ça que le terme New French Touch est plutôt dans ce sens-là.
Leo Fumagalli : Enfin Léon il n’a rien de français.
Tiss Rodriguez : Oui mais je parle de la francophonie. L’influence dont on parle là, elle est très francophone pour le coup.
Leo Fumagalli : Et donc belge aussi ?
Tissu Rodriguez : Ah bah oui. Typiquement, si tu vas en Espagne ou en Italie, tu retrouveras pas du tout ce genre-là alors que tout justement si tu es en Belgique, tu vas le retrouver. Et si tu vas en Suisse, comme avec Léon, tu retrouves quand même un peu ce truc-là.
Leo Fumagalli : L’Allemagne c’est très très fort aussi. Le territoire allemand se mélange peu avec le territoire français, mais en Allemagne les groupes de Techno instrumentaux ils sont hyper en côte.
La Face B : Même niveau Jazz, cette semaine j’étais avec le Moses Yoofee Trio et même eux disaient que se mélanger avec des autres qu’allemands par moment c’était compliqué. Ils ont collaboré avec Enny sur leur prochain album, mais sinon l’Allemagne c’est hyper fermé en fait. C’est même plus tant une scène musicale, mais plus une scène géographique en fait. Il y a le Jazz UK, le Jazz Allemand, même au Danemark il y a Athletic Progression par exemple. Mais j’ai vraiment l’impression que c’est plus en train de devenir géographique que musical.
Tiss Rodriguez : Ouais bien sûr, même si les allemands le font aussi, pour moi ils le font encore d’une autre manière. Dans la manière d’aborder le truc, il y a quand même quelque chose de très francophone.
Leo Fumagalli : Ouais je sais pas.
Tiss Rodriguez : Je dirais presque même dans les défauts. On a une culture beaucoup plus mélodique et romantique et donc on aborde la musique électronique de cette manière aussi.
La Face B : C’est ça qui a aussi fait la particularité des artistes électroniques en France.
Tiss Rodriguez : Exactement, et ça se retrouve par contre. Ça se retrouve aussi dans notre Jazz à nous et dans cette presque liberté d’interprétation qui est très romantique.
Leo Fumagalli : Ouais je sais pas, mais c’est intéressant. Le romantisme est super fort en Allemagne aussi et puis il y a beaucoup de ces influences là. Effectivement je trouve que c’est séparé. Il y a très peu d’échanges entre les pays. Il y a très peu de passerelles entre l’Allemagne et la France. Même la Suisse, je trouve qu’on est super fermés sur nous-même. C’est plus ça qui créé les communautés, qui créé un peu les musiciens et avec qui on joue plus ou moins ou pas plus qu’au niveau du genre qui représente un pays ou un héritage culturel.
La Face B : Il y a quelques semaines je discutais avec les gars d’Émile Londonien, on se faisait une remarque qui était qu’en France on a une chance qui est que la scène n’est pas centralisée à Paris. Dans beaucoup de pays européens tout est très centralisé dans la capitale du pays, puis il y a quelques musiciens qui gravitent autour. Là on retrouve du monde un peu partout. Il y a Émile Londonien à Strasbourg, le NYC Milk Band qui est sur Lyon me semble t-il. Il y a plein d’influence partout. Même si à Paris on a tout de même un gros noyau de musiciens. Qu’est-ce que vous en pensez de cette « différence française » ?
Lilian Mille : Moi je sais pas ça tu vois. Pour moi il y avait quelques groupes qui y arrivaient. Dans l’accompagnement c’est quand même beaucoup plus compliqué quand t’es en région. Moi je viens de la Rochelle, il n’y a pas de groupe rochelais. À Nantes c’est compliqué, à chaque fois ils galèrent et ça finit par splitter. J’ai pas trop de groupe nantais en tête. Je vois pas trop ce truc-là.
Tiss Rodriguez : Je suis d’accord. Pour moi la France reste quand même très centralisée. En étant sur Paris, peut-être qu’on ne se rend pas compte de ce qui se passe, mais on a plutôt l’impression qu’il y a des exceptions comme Émile Londonien qui sont des groupes d’autres villes qui arrivent un peu à sortir du lot. De manière générale, pour moi 80% de ce qui se passe, ça se passe à Paris quoi.
Leo Fumagalli : Mais même Émile Londonien, ils bossent avec Giant Steps, ils ont des partenaires parisiens.
Tiss Rodriguez : C’est ce qu’on dit. Ils arrivent à avoir des partenaires.
La Face B : Oui après tout ce qui tourne autour de la communication ça reste sur Paris.
Lilian Mille : Je ne sais pas. Nantes il devrait y avoir trente groupes au vu de la taille de la ville et de ce qu’elle représente. J’ai pas l’impression qu’ils arrivent à franchir ce cap de la centralisation parisienne. Si je voulais retourner vivre à la Rochelle ça serait super compliqué. Je sais que si je vais là, je m’enterre d’une certaine façon. Je ne serais connecté plus qu’au Conservatoire et à ses musiciens. J’ai pas du tout ce ressenti-là.
Leo Fumagalli : À Lyon aussi, tous mes amis qui sont là-bas galèrent. Ils sont tous revenus sur Paris.
La Face B : Et pour vous, qu’est-ce qu’il faudrait changer particulièrement ?
Tiss Rodriguez : Il y a un enjeu par rapport à la France de manière générale. Tout justement, on vient de faire Clermont et la Rochelle, il faut passer par Paris en train pour le faire. Tout notre système de transports, notre économie, tout est basé sur le fait que tout est à Paris. Il y a un enjeu de décentralisation et je pense que c’est l’un des gros enjeux des prochaines années. C’est comme ça qu’on exploite le territoire. À Paris tout est tellement dense qu’on a du mal à être créatif parce que tout a déjà été utilisé, fait, refait. Quand on joue dans les salles de musiques actuelles, ça a tellement été fait, tellement rodé que dans un sens, on aurait presque envie de créer de nouveaux espaces pour pouvoir nous exprimer différemment.
Leo Fumagalli : Même les partenaires professionnels. Le fait qu’à Paris ça soit centralisé, tous les éditeurs, les bookers, je pense aussi aux boites de management. Quand t’es à Paris, il y a un truc dynamique, les gens y viennent pour se rencontrer et faire des trucs. T’as des opportunités qui peuvent changer ta carrière ou la faire évoluer alors qu’à Lyon les musiciens font autre chose à côté. Puis il y a pas tant de salles ou tu peux jouer. Ce que j’entends c’est que c’est pas facile.
La Face B : Pour vous il y a un enjeu déjà pour désengorger le pays ?
Tiss Rodriguez : Ouais exactement. Après je suis d’accord avec toi. Maintenant il y a quand même peut-être quelques possibilités.
Leo Fumagalli : Il y a une porte qui s’ouvre ouais.
Tiss Rodriguez : Déjà le fait qu’il y ait un Shibuyaa Trio, qui sont des gars de Lyon, qui jouent super bien, typiquement si ces gars avaient été à Paris il y a quelques années ça n’aurait pas été la même chose. Donc oui, certains commencent peut-être à se dire que c’est possible. Avec le confinement on l’a senti, il y a plein de gens qui sont partis, qui vivent mieux ailleurs. Typiquement moi maintenant je me vois aller à Marseille parce que maintenant il y a des possibilités là-bas, mais avant c’était inimaginable. Ça reste encore très centralisé. Ceux qui prennent cette décision là ils influencent directement le quota? Si nous on partait, ça serait un gros changement tellement peu de gens le font pour le moment.
La Face B : C’est limite un peu se brûler les ailes pour essayer d’ouvrir une voie.
Tiss Rodriguez : Pas forcément. Je pense qu’on est capable quand même. C’est un peu une projection et que maintenant avec Internet on est quand même capable d’exporter sa musique. Au contraire, souvent, en partant on se rend compte que le monde est beaucoup plus vaste, que la portée n’est pas juste française et qu’elle peut être européenne. Tao disait qu’il aimerait aller à Strasbourg, typiquement il aurait beaucoup plus de connexions avec l’Est, avec l’Allemagne peut-être en étant là-bas, qu’en restant à Paris. Je pense que chaque territoire a ses opportunités.
Leo Fumagalli : Les gars du Cabaret Contemporain ils étaient venus sur Paris ?
Lilian Mille : Ils sont tous sur Paris.
Tiss Rodriguez : Ouais ils sont tous sur Paris.
Lilian Mille : Il n’y en a qu’un qui est de Nantes.
Leo Fumagalli : Je pensais qu’ils étaient tous nantais.
La Face B : Ce mois-ci vous fêtez le premier anniversaire de Portraits. L’album a eu le temps de vivre sur scène, d’évoluer un petit peu, de respirer et de rencontrer son public. Comment vous, vous vous sentez un an après la sortie de l’album ? Est-ce que votre perception du disque a changé ? Est-ce que certaines choses ont évolué pour vous ?
Tiss Rodriguez : On se sent bien.
Lilian Mille : J’allais dire rasasié mais je ne sais pas si c’est le bon mot. Qu’on finisse ces dates là, et qu’on puisse vraiment le faire exister en live pendant un an c’est ouf. On l’a fait jouer dans plein de pays. Mon sentiment c’est que je suis un peu rassasié quoi. Je suis content qu’il ait vécu, même s’il a pas énormément vécu sur les plateformes pour le moment. C’était notre premier album et il en fallait un premier. On est content, il y a beaucoup de gens qui nous ont fait des retours très personnels. On a un vinyle qui est vraiment très beau. Je trouve qu’on est arrivé au bout d’un cycle et je trouve que ça nous met dans un petit tremplin pour la suite.
La Face B : C’est vrai que vous avez quand même eu un petit bon de reconnaissance. Le nom Bada-Bada il n’a pas non plus explosé mais a un peu percé la carapace.
Tiss Rodriguez : Je pense qu’on peut dire qu’on est satisfait. On sortait de deux EP très expérimentaux et on avait besoin de fermer un premier chapitre d’expérimentation. On voulait le faire en rendant honneur aux morceaux qu’on avait créé. C’était presque une compilation de nos meilleurs morceaux finalement.
On est très contents et satisfaits d’en avoir sorti toute une histoire et d’avoir réussi à la retranscrire comme ça, c’est très satisfaisant et en même temps d’avoir trouvé les nouveaux partenaires grâce à ça et de voir comment on a pu voyager avec cet album là et toucher les gens. Leur laisser quelque chose en partant aussi, c’était très satisfaisant. Là on vend les vinyles, on est content que les gens repartent avec ça et on sait que du coup il y a quelque chose de nous qui reste.
La Face B : Non et puis en plus toute la DA est jolie.
Tiss Rodriguez : Ouais on est très content.
Lilian Mille : C’est vrai qu’on en est très content.
La Face B : La pochette je trouve qu’elle accroche l’œil. Ça donne envie d’écouter.
Tiss Rodriguez : Ouais, je crois vraiment à ce truc là des choses qui s’alignent et du coup c’est important d’avoir une belle pochette, même si ça peut paraître anecdotique. Puis la manière dont elle est arrivée dans notre vie, encore une fois, c’est des partenaires qui nous ont aidé. Ce n’est pas juste nous.
Cet album, il représente presque une dizaine ou une quinzaine de personnes qui ont travaillé depuis ces quatre dernières années, et donc c’est vraiment un accomplissement pour nous. C’est une manière de se projeter vers l’avenir et de se dire que maintenant on a une équipe très solide et on va avancer ensemble.
Leo Fumagalli : C’est une vraie peinture d’ailleurs la pochette.
La Face B : Ah ouais ?
Tiss Rodriguez : Ouais.
Leo Fumagalli : Les gens sont souvent surpris quand on leur dit.
La Face B : Au premier coup d’œil j’ai cru que c’était une photo. Une photo un peu modifiée, un peu retouchée.
Tiss Rodriguez : C’est une photo qui a été peinte.
Lilian Mille : On avait une photo et le peintre l’a utilisé comme modèle.
Leo Fumagalli : C’est une toile un peu plus grande que le format vinyle, un truc comme ça.
La Face B : Je suppose qu’elle doit être accrochée quelque part.
Tiss Rodriguez : Elle est chez moi.
Lilian Mille : On l’a joué au bras de fer [rires].
La Face B : Il y a une garde alternée en fait [rires]
Bada-Bada : [rires]
Lilian Mille : On a dit qu’on faisait un an chacun ?
Tiss Rodriguez : Comme vous voulez.
Lilian Mille : Je vais faire un calendrier t’inquiètes.
La Face B : Vous disiez que vous étiez rassasiés, mais après un an pendant lequel vous avez joué cette musique sur scène, c’est quoi votre ressenti ? Parfois les artistes ne peuvent plus entendre leurs propres morceaux parce qu’ils n’en peuvent plus de les jouer. Est-ce que vous avez un sentiment particulier par rapport à ces morceaux là ?
Lilian Mille : Je dirais l’ultra connexion entre nous quand même. Personnellement je trouve que c’est plus la même question qu’on se pose sur les morceaux. On ne les vit plus de la même façon aussi, en tout cas c’est le ressenti que moi j’ai. J’ai l’impression que c’est comme regarder le même film plusieurs fois mais au final tu vois d’autres détails.
C’est un peu cliché mais c’est vrai. Je me suis dit ça hier en concert. Il y a des trucs que je ne ressentais pas avant sur certains passages, et d’autres qui sont ultra intégrés et pendant lesquels je me sens ultra connecté. On ne se demande pas si on devrait faire telle ou telle chose à tel moment. C’est tellement rôdé. C’est devenu très naturel.
Leo Fumagalli : Ça me donne aussi envie d’expérimenter plein d’autres choses. Ça donne plein d’idées et d’envie. À force de jouer on a toujours envie d’aller plus loin dans plein de choses. C’est jamais une répétition des mêmes choses qui n’évoluent pas. Plus on joue plus on a envie de creuser et ça nous donne envie de faire de nouvelles choses. Ça donne vachement envie d’avancer. C’est inspirant je trouve.
La Face B : En parlant de nouvelle musique, fin 2024 vous avez sorti un EP deux titres, That Light. À chaque fois j’ai peur d’écorcher les noms.
Leo Fumagalli : Mais tu vois étonnement tout le monde nous la fait, Portraits normalement ça se prononce à la française.
Lilian Mille : C’est marrant que tout le monde nous le dise en anglais.
Leo Fumagalli : C’est un nom bilingue après.
La Face B : Et du coup, est-ce qu’entre Portraits et cet EP là quelque chose a changé dans votre processus créatif ? Est-ce que votre méthode ou certaines petites habitudes ont changé ?
Tiss Rodriguez : Je dirais qu’on avait envie de sortir quelque chose vite. Cet album ça a un peu été un accomplissement en termes de production musicale dans le sens ou on s’est aguerri de méthode, on domine un peu mieux certains logiciels. On avait envie de sortir quelque chose vite donc ça s’est fait un peu différemment. On a tout fait à la maison, on n’est pas allé en studio pour celui-ci. Je ne sais pas pourquoi mais on était un peu pressé. C’est la seule différence.
On n’a pas été en studio et on s’est aussi donné la liberté de le reproduire si ça devait revenir plus tard. Dans la méthode maintenant on a un peu cette vision là. On sait qu’on peut se permettre de sortir des nouveaux morceaux. C’est un peu ce qu’on a fait pour l’album. On peut sortir des versons maintenant et se dire que dans un an le morceau peut avoir une nouvelle vie. À travers le live tout justement, on est en train de le jouer, ça nous apporte aussi beaucoup d’informations sur comment on le voit et donc ça pourra nous influencer après. Ça dépend comment on le présentera si on doit et si on prend cette décision.
Peut-être que finalement la dernière version c’était la version finale. Et c’est bien, on aime bien l’idée que ça ne soit pas figé. Tout l’intérêt il est là dans notre projet. On n’a jamais vraiment figé les choses, on a toujours été en expérimentation et donc au bout d’un moment il faut bien s’arrêter sur une version. Mais deux jours après il se peut qu’il y ait un nouveau changement.
La Face B : Est-ce que en ce moment vous bossez sur de la nouvelle musique ou vous vous concentrez sur la tournée ?
Lilian Mille : Là la tournée se termine. Il nous reste quelques dates et on commence à travailler sur quelques nouveaux morceaux dans deux semaines.
Tiss Rodriguez : Je dirais qu’on travaille déjà sur des nouveaux morceaux. On est à la fois dans la tournée et en même temps sur nos nouveaux morceaux.
Lilian Mille : Il y a un vrai truc de focus dans deux semaines. Là on va vraiment commencer à se replonger dans de la nouvelle création alors que là on s’envoie un peu de musique mais on ne fait pas de sessions ensemble. On se voit pour travailler sur d’autres choses. Mais là je pense que ça va nous faire du bien aussi. Il y a la date parisienne pour clore tout ça et ensuite arriver sur un nouveau focus intense.
La Face B : Mais du coup, quand vous êtes en tournée et que l’un de vous trois a une idée par exemple, comment ça se passe ? Est-ce que pendant les balances vous développez ces idées ?
Tiss Rodriguez : THAT LIGHT c’est un bon exemple. On était en voyage et Lilian avait déjà composé des parties mélodiques il y a quelques mois, je suis arrivé avec une idée rythmique par rapport à mes machines, je voyage souvent avec. Comme ça si j’ai de l’inspiration je peux les composer.
On était dans la chambre d’hôtel, on écoutait le truc et je leur ai demandé si ça leur plaisait. Du coup après on a fait des assemblages, on a fait ça à distance. Les balances, on a tellement de choses à voir qu’on est rarement dans une énergie créative. Par contre dans le voyage et dans le mouvement ça peut créer une inspiration.
Leo Fumagalli : Et en vrai plus le temps a passé moins on écrit en jammant. Si quelqu’un ramène une idée en soundcheck on va essayer des trucs, mais on n’est pas vraiment dans des conditions d’écriture. En tout cas, les derniers trucs qu’on a écrit c’était d’abord individuel puis après on se retrouvait et on passait une journée ou une demi-journée à essayer une phrase ou bien une partie, à l’enregistrer avec différentes attentions, à différentes auteurs, à différentes longueurs. C’est vraiment de l’écriture, comme si tu as une partition et ça on le fait soit à deux, soit à trois, soit tout seul ça dépend.
On a besoin de ce temps d’écriture ou de production qui est très raffiné. La longueur d’une note elle n’est pas improvisée. Elle est n’est pas du tout laissée au hasard. Elle est toujours à la micro seconde près. C’est comme ça qu’on fait je trouve. On va réenregistrer douze fois un piano pour être sûr que l’intention soit bonne, que l’interprétation soit bonne, que le son soit bon. Puis après on va encore remettre ça en question. Le travail en soundcheck par exemple c’est moins notre manière de fonctionner.
La Face B : Globalement, est-ce que vous avez des mouvements particuliers ou même des artistes précis que vous considéreriez comme des influences majeures ?
Lilian Mille : Son Lux je pense. On est dans la recherche de textures et de comment faire pour fleurir un peu tout ce côté live. On est tous tombés amoureux de Son Lux. Il y a beaucoup de Bon Iver je trouve, surtout Leo qui nous l’a ramené.
Leo Fumagalli : Ouais [rires]. Björk, dans les EP il y a pas mal d’influences qui viennent d’elle aussi.
La Face B : Björk qui est passée il y a pas longtemps.
Leo Fumagalli : Au Rocher ?
La Face B : Pas au Rocher, mais à l’Arena. Elle est passée il n’y a pas si longtemps que ça.
Leo Fumagalli : Énorme, je ne savais pas.
Lilian Mille : Voilà je pense qu’il y a de ça. Après dans les groupes on est très Comet is Coming, il y a le côté live qui nous a inspiré.
Tiss Rodriguez : Originellement c’était beaucoup Guillaume Perret et Tigran [Hamasyan].
La Face B : Tigran le dernier album qui est incroyable.
Leo Fumagalli : Je ne l’ai pas encore écouté.
Tiss Rodriguez : Et dans un deuxième temps soit Deluxe, Bon Iver…
Leo Fumagalli : Après c’est très large. Je dirais qu’on a aussi tous creusé des genres différents. Pour moi il y a eu l’Electronica. Et ça se retrouve évidemment dans le groupe après.
Tiss Rodriguez : En tout cas, si on devait résumer ça serait Son Lux je pense. C’est le truc ou on s’est retrouvé tous les trois face à des productions qui nous ont beaucoup touché et impressionné tous les trois.
Leo Fumagalli : Puis c’est le truc qu’on dit à chaque fois, on se demande comment ils ont fait telle ou telle chose. J’exagère un peu mais c’est vrai qu’il y a beaucoup ça avec Son Lux.
La Face B : Concernant le futur du trio, vous l’avez dit , dans deux semaines vous allez vous remettre dans une grosse période d’écriture. Est-ce que vous avez des ambitions particulières, qui peuvent être partagées ou non ?
Tiss Rodriguez : On rêve tous un peu d’une musique orchestrale. On rêve beaucoup de grands ensembles et de musique à l’image aussi.
Lilian Mille : Les danseurs, on aime beaucoup ça aussi, on l’a beaucoup fait.
Tiss Rodriguez : On voit des extensions pour le projet tout en réaffirmant notre son et notre identité. On est vraiment à la recherche d’une identité forte et de la cultiver. L’ambition elle est dans ce défi de perdurer dans le temps tout en faisant en sorte qu’on reconnaisse le son de Bada-Bada. Si on pouvait avoir une signature et que dans dix ans il y ait deux morceaux ou à la première note on sait que c’est nous, je pense qu’on aura gagné. C’est un peu ça notre ambition je pense.
Leo Fumagalli : C’est vrai que le top ça serait de sortir un nouvel album avec un caractère très affirmé. Si on arrive à sortir un deuxième album sans se perdre mais qu’on ait trouvé un caractère très fort, ça sera un peu le jackpot je pense.
Tiss Rodriguez : C’est ça, on est vraiment dans la quête du son. Notre ambition c’est la signature.
La Face B : Portraits c’est déjà très affirmé, c’est singulier quand même comme son.
Lilian Mille : Justement il ne faut pas qu’on se perde. On a quand même des outils de production qui sont très puissants. Quand on essaye entre nous on va dans plein de directions et il faut qu’on arrive à canaliser tout ça et à continuer cette recherche du son qui nous amènera à celui qu’on aura sur le prochain album.
Leo Fumagalli : En vrai THAT LIGHT c’était assez marrant pour ça aussi. On a moins fait de fioritures d’orchestre et été moins énorme au niveau du son et ça a beaucoup de caractère.
La Face B : Ce genre de soirée mais aussi votre musique, c’est fait de telle sorte à un peu élargir le public du Jazz en touchant à plein de genres. Si aujourd’hui un néophyte vous demandait des conseils pour se familiariser avec le genre, est-ce que vous auriez des recommandations particulières ? Est-ce qu’il y a un chemin que vous conseilleriez plus qu’un autre ?
Tiss Rodriguez : Je pense que c’est assez simple en fait. Le Jazz ça se vit. La meilleure manière d’apprécier le Jazz c’est d’aller le voir en concert. Je ne sais pas pour vous mais en tout cas je l’ai toujours cultivé. À part quand c’est vraiment culturel, que t’es afro-américain issu d’une famille qui en écoute c’est peut-être plus naturel, mais pour quelqu’un qui veut découvrir le Jazz il y a tellement de sous-genres qu’on y trouve forcément son compte.
Mais pour ça il faut prendre le temps. Je ne pense pas que ça soit à travers les CD la bonne solution. La bonne solution c’est d’aller voir des concerts pour trouver le premier élément qui va te toucher. Ça peut être la fréquence de la contre-basse, la cymbale, un pianiste ou une chanteuse . Après à partir de là ça découle et ça s‘ouvre progressivement.
La Face B : D’ou l’intérêt du coup de désengorger un peu de Paris pour que tout le monde puisse avoir l’accès à la musique live.
Tiss Rodriquez : Peut-être oui. Après des musiciens de Jazz il y en a partout en France. C’est plus par rapport à nos projets, au développement et à l’ambition qu’on a. Le Jazz est présent partout dans le monde et partout en France. Je me souviens, la première fois que j’ai écouté Kind Of Blue de Miles [Davis], je n’ai pas aimé. Je ne comprenais pas, j’étais jeune et un jour c’est devenu une évidence pour moi. Peut-être même qu’aujourd’hui ça ne l’est plus. C’est des étapes, c’est juste prendre le temps, c’est une musique qui demande du temps. C’est pas une musique populaire qui va arriver directement. C’est comme la lecture. C’est comme tous les arts.
La Face B : Ça se cultive.
Tiss Rodriguez : Oui, c’est comme n’importe quel art. Ça va toujours te demander du temps pour apprécier que ce soit un sport ou un art visuel. C’est très rare que tu rentres dans un musée et que tu sois bouleversé par une œuvre. C’est en le faisant, c’est une expérience aussi avec les gens avec qui tu seras.
La Face B : Puis c’est apprendre les codes aussi. Les codes du Jazz étaient très populaires à l’époque, mais aujourd’hui c’est beaucoup moins établi.
Tiss Rodriguez : Je ne suis pas d’accord sur les codes. Ça peut aussi être une histoire de contexte, de gens qui te raconte ou qui te transmette aussi leur passion pour ça. Mais pour ça il faut sortir. Une exposition vue avec un passionné d’art qui te raconte des histoires sans que tu aies les codes, tu peux l’apprécier et du coup prendre goût et après comparer avec d’autres.
C’est pareil pour le Jazz finalement. Je pense qu’on est capable en tant que passionnés de parrainer des gens qui n’y connaissent rien en transmettant notre passion. Alors que cette même personne devant un CD ou sur Spotify, elle va peut-être rien comprendre quoi. « Jazz is now », pour moi c’est la vraie phrase d’aujourd’hui.
Leo Fumagalli : Moi j’aime bien plutôt que de parler de Jazz, de parler de musique instrumentale. Je pense qu’on écoute plein de différentes choses. Dans les années 1970s et 1980s il y avait beaucoup plus d’expérimentation instrumentale quand même. Que ça soit les Doors ou les Pink Floyd qui faisaient des énormes plages de morceaux instrumentaux. Même des projets un peu plus barrés comme Soft Machine ou Frank Zappa.
Dans les années 2000s il y a quand même eu un gros truc commercial. Les énormes shows sont apparus, avec une figure qu’on mettait en avant. Là les gens se sont un peu éloignés de la musique instrumentale. Ça a été écrasé par un truc hyper normé. La musique instrumentale revient, évidemment il y a les codes du Jazz. Il y a plein de groupes qui font de la musique instrumentale, ça peut être de l’électro qui mélange plein de choses et au final ou est le Jazz là-dedans ? Il est partout.
On en a beaucoup écouté, c’est quelque chose d’historique et qui est maintenant enseigné dans les écoles. Faire de la musique instrumentale aujourd’hui, ça te demande de créer, d’avoir des codes et des outils qui sont souvent issus du Jazz, c’est un terme plus large que le Jazz je trouve. On aime bien dire qu’on fait de la musique instrumentale plutôt que du Jazz. C’est super formaté et même administratif. Il faut appeler ça un club de Jazz, que tu aies étudié l’histoire du Jazz.
La Face B : Que tu aies fait le conservatoire. C’est très institutionnalisé ouais.
Leo Fumagalli : Ouais il y a des gros codes qui ne sont pas l’essence même du Jazz non plus.
La Face B : On parlait de Miles Davis, c’est l’anti-codes parfait. Le mec il a fait la Julliard et il s’est barré parce qu’il s’ennuyait.
Leo Fumagalli : Ouais par exemple. Après je pense que dans ces écoles-là ils allaient plus se chercher des contacts qu’autre chose. Comme à Berkley aussi.
La Face B : Ce qui me fait rire c’est l’anecdote ou il disait qu’il apprenait plus en un concert avec Bird et Dizzy qu’en une semaine de cours.
Leo Fumagalli : Tu m’étonnes [rires].
La Face B : Pour finir les interviews j’ai une petite tradition.
Tiss Rodriguez : Non c’est mort [rires].
La Face B : Bon bah allez c’est mort [rires].
Leo Fumagalli : Qui fera le plus de pompes [rires] ?
La Face B : Est-ce que vous avez un bouquin, un film ou un album qui vous a marqué récemment et que vous aimeriez recommander aux gens qui vont lire cette interview ?
Tiss Rodriguez : Ah ouais…
La Face B : Ouais, souvent j’ai la réaction de faire une pause pour aller ouvrir Spotify.
Leo Fumagalli : Qui nous a marqué, mais du coup complètement déconnecté de ce qu’on fait ?
La Face B : C’est quartier libre !
Tiss Rodriguez : Moi c’est la série Somebody Somewhere. Elle me bouleverse en ce moment.
Leo Fumagalli : C’est vrai que tu nous en parle tous les jours [rires] !
Tiss Rodriguez : Ouais, sincèrement elle me bouleverse. Elle est touchante mais d’une manière différente. C’est la première fois que j’expérimente une série dans ce style-là et ça m’a beaucoup touché et surpris.
La Face B : Je te comprends, j’ai ce sentiment avec Euphoria en ce moment. Je suis pris dedans c’est fini [rires].
Tiss Rodriguez : [rires]
Leo Fumagalli : J’en ai parlé hier : le film Aftersun de Charlotte Wells. Il m’a mis une énorme claque l’année dernière. C’est un film d’auteur qui a une approche très douce, originale et très émotionnelle. Il y a plein de choses qu’on ne montrait pas ou qui sont mises de côté avec une fille qui joue extrêmement bien, une jeune qui doit avoir treize ans.
Lilian Mille : Oui je pense que c’est dans ces eaux là.
Leo Fumagalli : Et puis c’est le premier film de Paul Mescal. C’est une approche au cinéma qui en tout cas moi m’a surpris. Tout est très très très beau. Je l’avais regardé une première fois, j’ai pris un peu de recul puis je l’ai revu et ça m’a donné envie de faire de l’art.
La Face B : C’est le genre de film qui t’inspire.
Leo Fumagalli : Ouais, t’as envie de faire partie de ça, de ce monde là dans un sens plus large.
La Face B : Top, merci beaucoup les gars.
Tiss Rodriguez : Avec plaisir !
Crédit photo : ©Gaël Mirande