Il y a des interviews plus particulières que d’autres, des interviews pour lesquelles on se met plus de pression, surtout lorsque l’on est face à quelqu’un qui a été fondamental non seulement dans notre culture musicale, mais aussi dans notre vie. Lorsqu’on s’est posé autour d’une table avec Fuzati, juste après son excellent concert au Grand Mix de Tourcoing, j’avais un peu la trouille, mais cette sensation est vite passée. On a donc pu parler, entre autres de la fin de la tournée Vive La Vie, du digging et de son chat amateur de jazz.
LVP : La tournée « Vive la vie » se termine après deux ans sur la route. Quel bilan en tires-tu ?
Fuzati : Je suis hyper content, car l’intérêt principal de cette tournée était de s’entourer d’un live-band et j’avais un peu peur qu’une partie du public, qui a beaucoup écouté les albums, ne s’y retrouve pas forcément alors que moi c’est vraiment la direction que je souhaitais prendre: avoir une direction musicale de plus en plus live, ne plus avoir de samples sur les albums. Moi je m’y retrouve énormément et le public a suivi donc je suis content. J’ai beaucoup de plaisir à jouer avec ces musiciens. Ça a été beaucoup de travail, on a mis pratiquement un an et demi de répétitions pour en arriver là donc je suis satisfait.
Je ne suis pas un groupe qui a beaucoup d’activité, je sors un album tous les cinq ans, je suis très peu sur les réseaux sociaux et de voir que dans chaque ville de France où je peux aller, il y a un public, des salles remplies, ça fait plaisir après 17 ans. Et aussi de voir des gens jeunes qui n’étaient pas là à la sortie du premier album. Je pense que dans la musique, j’aurais jamais un disque d’or mais le fait de pouvoir durer c’est une belle récompense.
LVP : À une époque lorsque tu parlais du live-band tu disais que c’était une manière de te cacher derrière un groupe. Comment tu as évolué pour en arriver là ?
F : En fait pendant très longtemps quand je voyais des formations très hip hop avec un live-band, je n’y voyais pas l’intérêt. Si tu fermais les yeux, ça aurait pu être une MPC. Ce qui a pris autant de temps, c’est que je ne voulais pas un backing band qui rejoue fidèlement les samples. J’avais envie qu’on ait l’impression de voir un groupe et que quand j’ai fini de rapper, les morceaux évoluent. Comme t’as pu le voir ce soir, les morceaux ont été réinterprétés comme par exemple Dead Hip Hop qui change complètement. Pour moi t’as vraiment l’impression de voir un groupe et pas juste Fuzati avec des musiciens derrières.
LVP : C’est ce que j’avais déjà vu à la Cave aux Poètes en fait. Le groupe te nourrit et tu nourris le groupe. Il y a une vraie alchimie entre vous.
F : Complètement, j’ai la chance d’être entouré de très bons musiciens. Ils viennent du rock indé français et dans cette scène les groupes s’échangent les musiciens. C’est pour ça que ces mecs sont aussi bons et polyvalents. Par exemple mon batteur il a déjà fait des festivals ou ils étaient dans trois groupes sur quatre (rires). Je sais pas si t’imagines le nombre de morceaux que les gars ont en eux… Ils savent s’adapter donc c’est agréable. Ce sont des gens qui sont très cultivés musicalement. Le guitariste, Benjamin Kerber, qui m’a beaucoup aidé à monter ce live-band, était dans les Shades et quand il avait 15 ans, remplissait des salles énormes. Là, à 25 ans il a déjà 10 ans de carrière derrière lui… Donc ce sont vraiment des gens sur qui je peux compter.
LVP : En quoi le groupe t’a influencé dans la composition du prochain album ?
F : En fait c’est pas que le live-band … Je suis un gros collectionneur de disques depuis des années, c’est vachement ça qui m’a influencé, le fait d’écouter autant de musiques différentes comme de la musique brésilienne, du jazz, du rock progressif … C’est ça qui m’a vraiment nourri. Pareil, je trouvais que je manquais de notions de compositions donc je me suis réinscrit au conservatoire, j’ai fait 3 ans là bas … J’me suis mis dans cette optique et donc oui ça m’influence pour le prochain album.
LVP : Justement comme tu parles de musique, tu continues à digger ou pas ?
F : Ah ouais ! Tous les jours !
LVP : Comme on est à une époque ou tout est disponible sur internet …
F : Ouais mais moi je veux l’objet ! Laisse tomber j’ai un budget … Ça me prend énormément de temps … C’est sans fin quand t’as le virus du collectionneur. Surtout que moi, comme ça fait très longtemps, je commence à être dans des gros trucs en jazz et malheureusement comme les gens sont de plus en plus au courant, c’est beaucoup plus difficile de faire des bonnes affaires. Je dis pas que tu fais pas de trouvailles, mais ça devient de plus en plus difficile.
LVP : Et puis même ce qui vaut rien, les gens pensent le vendre un bras car c’est un vinyle.
F : Ouais, les vides greniers les tarifs de base c’est cinq balles maintenant, je pense qu’on arrive à saturation… C’est un peu fini le digging.
LVP : Est ce que tu refuses toujours de voir la musique comme quelque chose de professionnel ? Tu continues à travailler sur le côté ?
F : En fait je le fais professionnellement, je pourrais totalement en vivre, mais je veux pas en dépendre. C’est comme le fait de faire des concerts : je fais pas trop de dates, parce que je trouves que quand tu commences à faire trop de concerts, comme ça m’est arrivé à un moment, tu perds complètement la spontanéité, ça devient un boulot. Les gens se rendent pas compte mais c’est tout le temps la même chose : tu prends le train, tu arrives à la salle, tu fais les balances, t’as le concert … Et à la fin tu sais même plus ou t’es, ça devient machinal. Je veux pas de ça, je veux garder la spontanéité… De même que la setlist, je la regarde un petit peu mais je la connais pas par cœur, je veux garder cette fraîcheur et ce côté ultra spontané. Je pourrais totalement en vivre mais c’est pas ce rapport là pour moi … Et puis comme j’achète beaucoup de disques, c’est cool d’avoir pleins de tunes (rires)
LVP : Là on est sur la tournée des 10 ans de Vive la Vie. Je trouve que ta musique a un côté intemporel … Toi ça te plaît de te dire que tu touches plusieurs générations ?
F : Ça me fait plaisir que tu dises ça. C’est le but et c’est aussi pour ça qu’il y a le masque. Finalement Vive La Vie c’est un album qui parle de l’adolescence, et je ne suis plus adolescent. Et ça serait bizarre de voir un mec adulte sur scène entrain d’interpréter ça … Le masque aide à ça, à cette intemporalité et qu’on puisse comprendre que c’est un personnage et que chacun peut se l’approprier.
Dans mon écriture j’ai toujours fait attention à ne pas mettre des références trop contemporaines et je pense que c’est pour ça aussi que ça reste intemporel. Si j’avais fait des références au loft ou je sais pas au bippeur ça sonnerait un peu désuet …
LVP : En parlant du masque … C’est important de garder ton anonymat encore aujourd’hui ?
F : Très important. C’est ce que je te disais plus pour le personnage : quand je suis sur scène je suis Fuzati, et quand j’en sors je suis pas que Fuzati : je suis l’auteur, je suis aussi le mec qui produit le label … Je me limite pas à ça, c’est assez sain car ça permet vraiment de dissocier le personnage du reste. Et puis j’ai jamais aimé trop me mettre en avant c’était pas mon rapport à la musique …
J’ai grandi avec le hip hop, j’achetais que des maxis, les magazines coutaient cher à l’époque donc j’avais un rapport direct à la musique… Y avait pas internet dans mon adolescence, j’écoutais la radio donc pour moi la musique était pas liée à l’image c’était vraiment le rapport direct à la musique. Maintenant c’est l’image avant tout. Après je critique pas ça y’a des gens qui font ça très très bien.
Tu vois un truc comme PNL, aujourd’hui les gens peuvent aimer ou pas aimer mais c’est un projet complet, les mecs arrivent avec une image, des clips de 8 minutes et c’est super bien. Simplement moi, c’est pas mon truc, je vais pas me forcer à faire ça. C’est comme les réseaux sociaux, c’est pas dans ma nature, je vais pas me forcer parce que c’est le truc de l’époque.
LVP : On va reparler de ta musique. Avec ton live-band j’ai l’impression que tu fais plus vraiment du rap, donc je voulais savoir comment tu définis ta musique ?
F : En fait je pense qu’il faut pas le définir . Moi j’écoute beaucoup de jazz, et à l’intérieur t’as plein de style, le free jazz, le jazz spirituel … Finalement on s’en fout des étiquettes, les étiquettes on les collait quand y’avait des magasins pour pouvoir les classer. Dès le départ, je le disais dans « Baise les gens » : Dans le rap je n’aime que les gens qui disent Que le Klub des Loosers ce n’est même pas du rap… Il se trouve que j’écoutais beaucoup de rap et du coup je pensais que j’étais un peu rappeur. C’est pour ça que souvent je demande à ne plus avoir de première partie parce que c’est pas du rap, je suis tout à fait d’accord avec toi.
LVP : C’est très littéraire en fait …
F : C’est limite un mec qui déclame des textes sur de la pop. Je me sens plus proche des premiers albums de Brigitte Fontaine et Areski que de rappeurs d’aujourd’hui. Je respecte ce qu’ils font mais je n’ai rien à voir avec eux je pense.
LVP : Justement dans le rap français actuel, y’a des groupes que tu apprécies ?
F : En fait, je parle en tant qu’auditeur là c’est important de le préciser … Je n’écoutes plus du tout de rap. Comme j’aime la musique en général je me tiens au courant quand même. Genre l’album de Damso je trouve ça super fort, PNL je respecte grave, et même un truc comme JUL, je trouve ça respectable … Le mec qui fait son truc en indépendant, qui sort presque un album par semaine, tu peux aimer ou ne pas aimer mais tu ne peux pas ne pas respecter je trouve. T’as du travail derrière, le mec arrive à faire des tubes et si c’était aussi facile tout le monde le ferait.
Au début des années 2010, il se passait pas grand chose, je trouve que là, les jeunes vivent un autre age d’or du rap. Et y’a un truc que je trouve sain aussi : moi quand je suis arrivé, je devais me justifier d’être blanc, d’avoir un masque et de venir de Versailles. Ce qui est cool aujourd’hui c’est que les mecs peuvent arriver sans avoir à se justifier. Un mec comme SCH par exemple, y’a 10 ans rien qu’avec sa dégaine les gens ne lui auraient pas parlé de sa musique. Qui aurait cru qu’un jour t’aurais des mecs avec des lissages brésiliens, avec des voix de robots et qui parlent de la difficulté de vendre du shit (rires). Et là c’est complètement accepté et c’est bien que ça aille dans le bon sens. Par contre moi faudrait arrêté de me faire chier avec le fait que ce soit alternatif, parce que si moi c’est alternatif tout ces mecs là le sont aussi, c’est simplement ça.
LVP : C’est vrai qu’à ton époque c’était plus compliqué…
F : À l’époque on te faisait chier. Svinkels on les faisait chier en disant que c’était du rap rigolo, aujourd’hui un mec comme Lorenzo qui est complètement second degré et qui est un personnage, il est crédible personne va le faire chier et tant mieux pour lui ! Je dis juste que il faut se rendre compte ce par quoi nous on est passé …
LVP : C’est peut être parce qu’à votre époque c’était beaucoup plus cloisonné dans les genres.
F : Complètement, et c’est pour ça qu’aujourd’hui je trouve ça bien, les gens sont plus ouverts et les gens kiffent la musique sans se poser de questions sur le style … C’est cool ça va dans la bonne direction.
LVP : On va parler du prochain album , est ce que tu peux nous parler de son thème ?
F : Je vais pas trop le dévoiler … Y a pas de thème transversal comme les deux autres, c’est plus une suite d’histoires à l’image de morceaux comme Le Parapluie ou La Femme de Fer. Je dirais que contrairement aux autres albums qui avaient une esthétique assez hip-hop dans le sens ou c’était très brut, là j’ai beaucoup plus travaillé des refrains. C’était un truc qui me faisait chier avant, et là je me suis dit c’est un challenge je vais essayé de faire des beaux refrains. Y a plus du tout de samples, tout est composé , j’ai tout composé et j’ai joué tous les claviers.
LVP : Et dans ta manière d’écrire, tu écris comment ? Tu prends des phrases ou tu fais un texte d’un coup ?
F : C’est des phrases que je prends. Je déteste me mettre devant une feuille et me dire que je vais écrire, j’ai jamais fait ça. Les dernières années, j’ai eu tendance à pas du tout écrire, je me suis beaucoup plus mis dans la composition de la musique. Tous les soirs je suis entrain de faire des instrus parce que je trouve qu’il y avait un challenge car je suis moins bon, ça veut pas dire que j’suis bon en écriture mais j’avais plus à apprendre donc j’me suis mis là dedans.
LVP : Parce que t’avais des facilités dans l’écriture ?
F : Pas forcément des facilités mais j’avais déjà fait deux albums qui étaient pas mal écrits et j’avais moins de choses à me prouver. Les textes, j’aime pas le côté rédaction, c’est un peu ce que je reproche au rap français, le côté « je vais prendre un texte et je vais dénoncer ». Je veux que ça reste ludique, du coup je prends des petits bouts de phrases et je les assemble. J’avais jamais composé, donc il me semblait que c’était plus intéressant de travailler ça et de progresser la dedans. Ce qui veut pas dire que j’ai atteint un dixième du niveau de mon pianiste qui est un tueur.
LVP : C’est vrai qu’il est assez impressionnant …
F : C’est un mec qui fait des karaokés, donc il a à peu près 800 morceaux en lui et il s’adapte quand les gens chantent faux, c’est te dire à quel point le mec est un tueur, il est incroyable.
LVP : Ton seul tweet c’est « allez plutôt lire des livres » … Qu’est ce que tu nous conseillerais de lire en ce moment ?
F : En ce moment je lis la trilogie New Yorkaise de Paul Auster, je trouve ça très cool. Je connaissais pas cet auteur et je trouve ça très bien … Après j’aime beaucoup Bukowski, j’adore Fante… Y a tellement de trucs en fait. Je te conseille juste de prendre un livre au hasard et de voir si ça te plait et de pas sacraliser l’écriture. Si au bout de 15 pages tu trouves ça chiant ben tu prends un autre bouquin.
LVP : Ma dernière question, c’est ce que j’appelle la question con, je pose une question débile…
F : Parce que les autres étaient intelligentes ? (rires)
LVP : Ma question con c’est : T’as un chat, est ce qu’il s’appelle « ma chérie les enfants » ?
F : Nan (rires) nan nan. Et oui j’aime énormément les animaux, le rapport aux animaux ça me rend complètement ouf. Et mon chat adore le jazz.
LVP : T’es plus rapport aux animaux qu’aux êtres humains.
F : Les êtres humains m’intéressent plus par rapport à ce qu’ils produisent : via les disques, via les livres … Même parfois je suis un peu déçu de rencontrer des artistes, parce que tu réalises que le mec est un sale con alors que leur disque est super et t’arrives plus à écouter leur disques.
LVP : Justement toi tu joues le jeu avec les gens alors que d’autres font la gueule …
F : Moi je trouve ça irrespectueux. C’est vrai que dans la vraie vie je suis assez misanthrope, mais je trouve qu’à partir du moment ou c’est ton public, des gens qui s’intéressent à ton travail, c’est la moindre des choses d’aller signer, d’aller vers eux. Les gens ont payé pour tes disques … Moi j’suis un label indépendant, donc ça me touche, c’est de l’argent que je vais réinvestir dans la musique. T’es là grâce au public, donc ça sert à rien de faire le connard et d’être dédaigneux.