It’s A Beautiful Place : Un pas de géant pour Water From Your Eyes

Avec It’s a Beautiful Place, Rachel Brown et Nate Amos livrent leur projet le plus abouti. À la fois rock et électronique, pop et expérimental, Water From Your Eyes signe un album surréaliste réjouissant, qui ne sonne comme rien d’autre. 

Nouveau monde

Le premier titre, One Small Step, est un portail vers le nouveau monde sonore défriché par le duo d’art-rock brooklynite, que La Face B avait pu rencontrer en 2024. Avec un synthé étourdissant un peu psyché utilisé pour raconter le début d’un trip, le voyage céleste prend fin avec, à l’arrivée, une note de guitare distordue qui annonce la couleur de l’album. It’s a Beautiful Place est plus consistant, c’est de la guitar music d’avant-garde, imprégnée de science-fiction, de politique et d’absurde.

Le morceau Life Signs est le deuxième single du projet. Un titre entre nu-metal et grunge qui commence par quelques arpèges, un coup de feedback et Amos qui envoie un gros riff de guitare overdubbé, plein de distorsion. La voix monotone et désabusée de Brown entre ensuite, presque en rappant, ce qui n’est pas sans rappeler un groupe dont WFYE est particulièrement fan : les Red Hot Chili Peppers.

Composer pour le live

Le troisième single Nights in Armour, s’ouvre d’ailleurs sur une guitare à la John Frusciante, guitariste que Nate Amos ne se “fatiguera jamais d’étudier” dit-il à Rolling Stone. Dans ce titre, la programmation des drums est très inattendue – notamment avec des sextolets de doubles croches aux hi-hats qui donnent cet effet de tourniquet à l’écoute. La poésie de Brown se balade en toute beauté sur le bordel organisé de son acolyte.

Nouveauté de cet album : tous les morceaux sont pensés pour être joués sur scène, avec un groupe au complet – à savoir, Rachel Brown (paroles, voix) et Nate Amos (composition, guitare) rejoints par Al Nardo (guitare) et Bailey Wollowitz (batterie) du groupe d’indie Fantasy Of A Broken Heart. Les deux musiciens ont rejoint WFYE sur leurs dernières tournées – dont un concert mémorable à México, devant 160 000 personnes, en première partie d’Interpol. Un changement de perspective depuis Everyone’s crushed (2023), leur premier projet chez Matador, qui donne du coffre aux expérimentations sonores du duo, parfois un peu hasardeuses sur ce précédent opus.

Plus pop, plus politique

Avec Born 2, le groupe saute la tête la première dans le grand bain pop-rock : le titre est obsédant avec ses modulations successives. Brown écrit aussi de manière plus politique “Born in between / The world is so beautiful / But born to machines” (Né entre deux / le monde est si joli / mais né de machines). L’artiste, qui s’identifie non-binaire, raconte qu’iel avait toujours deux livres dans son sac au moment d’écrire les paroles de It’s a Beautiful Place. Celles-ci découlent d’un cocktail de philosophie politique avec Il n’y a pas de révolution malheureuse du politiste italien Marcello Tarì et de fiction anarcho-utopiste avec Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin

Cette politisation monotonale n’empêche pas Water From Your Eyes de garder son humour caractéristique. “I just want to dance / architecture, no rent” (Je veux juste danser / Architecture, pas de loyer) chante Rachel Brown dans le très bon Playing Classics où elle s’amuse avec absurdité à opposer l’art aux velléités essentiellement capitalistes de la propriété. C’est probablement le meilleur morceau de l’album d’un point de vue académique : il joue avec les limites de la dance music et semble aussi efficace en boîte que dans le fond moite d’un bar rock.

De la guitare au clavier

Playing Classics comprend aussi cette étrange partie de piano légèrement désaccordé, qui rentre diablement bien dans la tête, avec un motif assez caractéristique, comme s’il était joué par une guitare (ça paraît dingue, oui). Au milieu et à la fin du morceau, Nate Amos joue exactement ces mêmes notes sur sa guitare – ce que confirme le clip. Il est donc tout à fait possible de le soupçonner d’avoir utilisé une pédale d’effet avec une émulation de clavier (comme une BOSS GM-800) pour jouer le piano… à la guitare. C’est en tout cas l’hypothèse la plus cool, et celle qui semble coller le mieux à l’image renvoyée par les deux garnements indie. Il faudra leur demander en interview : rdv à La Boule Noire le 2 décembre.

WFYE opère un virage métaphysique au milieu de It’s a Beautiful Place avec le titre-question You Don’t Believe In God?, morceau d’ambient plutôt lumineux qui sonne comme un appel d’air dans la densité créative du projet. En tout cas, Brown et Amos veulent croire – aux extraterrestres – dans Spaceship, morceau qui renoue avec les expérimentations auxquelles l’album Everyone’s crushed nous avait habitués. 

Pas de géant

En fin de projet, le titre éponyme It’s a Beautiful Place propose un solo de guitare déglingué qui fait sourire mais reste bien senti. S’ensuit un imprévisible Blood on the Dollar, une pop country-rock réussie qui fait écho aux projets solos de Nate avec This Is Lorelei. C’est peut-être aussi un clin d’oeil à MJ Lenderman, le boyfriend de Rachel, et son excellent Manning Fireworks.

Voyage retour avec For Mankind, un rappel de l’instrumentale du début, qui donne “One Small Step / For Mankind”. (Un petit pas / Pour l’homme). C’est en tout cas un grand pas pour Water From Your Eyes, qui risque de m’accompagner sur toutes mes plus longues enjambées, tant j’ai inlassablement envie d’y retourner à chaque fois que je reviens sur Terre. 

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