Il ne vous aura pas échappé qu’en cette année 2022, celui qu’on peut considérer comme le rockeur le plus représentatif de notre époque nous a offert non pas un, mais bien deux albums, à quelques mois d’intervalle. A la face B, on ne pouvait pas ne pas vous en parler, tant l’événement est d’une importance capitale. Fear of the Down et Entering Heaven Alive, il fallait au moins ça à Jack White pour nous donner à entendre à sa façon l’ensemble des facettes du rock américain.
Fear of The Down
On ne présente plus Jack White, et depuis Boarding House Reach, album qui avait, disons-le, un peu divisé les fans et les critiques, tant ce disque semblait venir d’une planète que seul l’artiste habite, l’attente oscillait entre crainte et excitation après l’annonce d’une double-sortie à venir.
Fear of the Dawn arrive donc en avril, et il suffira seulement des premières secondes de Taking Me Back pour dissiper tous les doutes. En effet, on y retrouve dès les premières notes les couleurs emblématiques de la palette de l’artiste, à savoir les distorsions grésillantes et précises, les cris aigus d’une guitare sous tension, une batterie alignée sur un stroboscope, une série d’effets superposés qui nous aspire dans un univers tout en volumes, et bien sûr, une mélodie redoutable, d’une efficacité tranchante. Ce dernier point était sans doute notre plus grande attente. Disons-le, ce génie, qui a offert le fameux riff de Seven Nation Army, avait quelque peu laissé de côté son talent mélodique lors de son dernier album, faisant cavalier seul dans sa transe électrique. Mais revoilà l’artiste de Lazaretto et Blunderbuss, à ceci près qu’il aura bien fallu ce passage par Boarding House Reach pour arriver à Fear of the Down. C’est un peu comme si Jack White nous donnait enfin les clés pour entrer pleinement dans son monde, initié en 2018. Ainsi, cette nouvelle approche nous permettra peut-être de réécouter Boarding House Reach d’une oreille plus avisée.
On ne boude pas notre plaisir, il faut bien l’admettre, tout est là pour se lâcher et kiffer chaque morceau, à l’image du superbe Fear of the Down, Into the Twilight, ou encore What the Trick, des titres puissants qui ne donnent aucun répit – et d’ailleurs, on n’en demande pas. On ne vous recommande pas de mettre ces sons à fond dans votre casque dans les transports en commun, car vous serez bien dans l’incapacité de conserver une attitude convenable, tant l’énergie de cette musique se transforme en courant continu dans tout le corps.
Les titres s’enchaînent donc ainsi avec des riffs affutés, comme sur Eosophobia, ou bien sur ce feat surprenant avec le rappeur Q-Tip sur Hi-De-Ho.
La fin de l’album est composée de Morning Noon and Night, sur lequel on peut savourer des solos de Jack White pianotant sur sa guitare, et du mélodieux Shedding my Velvet. Une conclusion decrescendo qui n’en est pas vraiment une, mais plutôt une introduction à Entering Heaven Alive, objet du deuxième volet de notre chronique, et bien plus qu’un verso à Fear of the Down.
Entering Heaven Alive
Entre la sortie de ces deux albums, Jack White s’est lancé dans une tournée mondiale initiée en Europe. En France, on a eu la chance de le voir trois fois de suite à l’Olympia fin juillet, un concert retransmis sur France Inter et en vidéo sur Arte. La sortie de deux albums est annoncée depuis longtemps. Concoctés quasi simultanément dans les studios d’enregistrement de sa propre maison de disques, Third Man Record à Detroit, ce deuxième volet voit le jour le 22 juillet. Les vinyles sont pressés sur place et se déclinent aux couleurs caractéristiques de l’artiste, l’argent et le bleu électrique.
Entering Heaven Alive n’est pas une version maxi de Fear of Down, comme on le voit de plus en plus souvent ,mais bien un disque à part entière. Parce que Jack White est un artiste complet, et qu’il a baigné dans la culture musicale américaine, à la créativité débordante, deux disques ne sont pas de trop pour faire place à tout l’éventail du personnage.
On se passe donc d’introduction pour A Tip from you for Me, 5 secondes suffisent à nous lancer à l’allure de croisière. Cette formidable entrée en matière nous ravit, car le temps de Fear of Down, on en avait presque oublié que Jack White, c’est aussi l’ADN de Raconteurs, de chansons rock et folk, l’héritier de Nashville, des chanteurs de country en passant par les racines blues de la Nouvelle Orléans.
Cet album, on le comprend très vite, est un album de chansons. Des chansons sous une multitude de formes. On y retrouve des arrangements à la Raconteurs, mais aussi des compositions dont on se dit qu’en un autre temps, elles auraient pu être interprétées par un Johnny Cash, comme A tree on Fire from Within, un titre qui tire sa force d’une magnifique mélodie au piano. On voyage ainsi à travers le temps et les paysages de l’Amérique, on se pose près d’un arbre pour jouer des ballades avec une simple guitare avec Love is selfish, ou un bœuf sur la petite scène d’un rade de campagne avec Help me Along, pour passer à des chansons imagées et fleuries, comme Queen of the Bee, ou encore des histoires à personnages, tel A Madman from Manhattan. Toutes les façons dont on chante l’Amérique sont là, sans oublier les plus sombres, qui sont aussi souvent les plus belles. Ainsi If I die Tomorrow, plus dans un héritage Nick Cave que Robert Johnson, même si…
Les liens étroits de ces deux albums se jouent par touches. Le titre qui en fait probablement le plus la démonstration est I’ve Got you Surrounded (With my Love). A la différence des autres titres de Entering Heaven Alive, qui sont principalement analogiques, cette piste assure le parfait mélange de la technologie et du traditionnel. Des airs et des instruments swing manouche s’accordent aux notes saturées, un régal qui tient d’un équilibre délicat et d’une maîtrise parfaite. Enfin, pour boucler la boucle, Jack White clôture cette aventure avec une autre version de Taking me Back dite “gently” : violons au fond de la carriole, comme un au revoir, mais aussi comme une invitation à refaire un tour, car dans les dernières secondes, la marque de Fear of Down pointe son nez. Et nous voilà pris dans la spirale de ces deux albums très différents et très proches à la fois.
En plus d’être deux excellents disques, ils sont aussi très beaux. Cent pour cent réalisés par Jack White et Third Man Record sur place, ces objets finiront peut-être un jour dans un musée. En attendant, ils pourraient bien se retrouver sous le pied de pas mal de sapins dans deux mois… en tout cas, on vous y encourage certainement.