Parmi nos coups de cœur de ce début d’année, Jaune tient déjàf une place particulière. La Promesse, son nouvel EP, nous a profondément touché dans sa manière de transformer les épreuves de la vie en moments poétiques et beaux. Alors qu’il fêtera la sortie de son EP au Hasard Ludique demain soir, on s’est posé avec lui autour d’un café pour parler de sa musique, de la façon dont les gens se l’approprient et de son choix assumé d’alterner entre l’ombre et la lumière.
La Vague Parallèle : Hello Jean ! Comment ça va ?
Jaune : Ça va pas mal ! Je suis content que ce disque soit sorti. En ce moment, j’organise la release party et c’est assez chronophage parce que j’ai voulu proposer quelque chose d’ambitieux, avec pas mal d’invités, donc c’est excitant mais ça prend beaucoup de temps.
LVP : Tu viens donc de sortir ton EP, que tu as composé sur un piano mal accordé. Est-ce que tu peux nous parler de ton processus créatif ?
J : Je travaille dans un studio à Pigalle qui s’appelle Tropicalia et qu’on partage avec plusieurs musiciens. Avant, il n’y avait que des instruments électroniques mais Tahiti Boy a ramené son petit piano Klein de chez lui. C’est un petit piano pour enfant, mais ça m’a énormément stimulé d’avoir ce piano, l’un des rares instruments acoustiques qu’on a à disposition. Je ne suis pas pianiste, je ne sais pas très bien jouer, mais j’avais envie de le toucher et beaucoup de mes morceaux sont nés de là. Forcément, ce n’était pas un piano très accordé et sur En Sommeil par exemple, on entend la pédale qui grince. Vu que je commence pas mal avec des instruments électroniques, ça fait du bien d’avoir quelque chose qui se passe physiquement, d’entendre des cordes qui se sont frappées, même si c’est désaccordé, ça a plus de vie que les synthés habituels.
Souvent, je commence par bricoler tout seul, et beaucoup de morceaux sont nés de cette manière, en tâtonnant avec ce piano. Il y a aussi des morceaux qui sont nés de rythmiques pures : par exemple, pour La lueur, j’avais programmé une boîte à rythmes, j’ai improvisé une batterie dessus et j’ai ensuite essayé de trouver des trucs qui m’inspiraient avec un synthé.
LVP : Jaune, c’est donc ton projet solo. Récemment, on rencontrait Olivier Marguerit et on parlait avec lui du projet solo en tant qu’aventure collective. Est-ce que ce serait aussi une bonne manière de définir Jaune ?
J : Oui, tout à fait ! Ce disque n’aurait pas pu exister sans Guillaume Jaoul, qui est mon ingénieur du son mais qui est aussi bien plus que ça. En fait, je commence tout seul en studio, et ensuite Guillaume intervient. Parfois, il va me dire de jouer plus simple à la batterie ou va me pousser à donner plus d’intention sur la voix, j’avais tendance à être timide et il me poussait à donner de la voix.
C’est difficile de faire quelque chose entièrement seul. Quand on dit qu’un projet solo a été fait par une seule personne, c’est souvent trompeur parce qu’il y a toujours un ami qui donne un conseil ou qui écoute. En tout cas, moi, je ne suis pas capable de faire quelque chose entièrement seul, je n’ai pas assez confiance en moi pour ça et j’ai toujours besoin d’une oreille qui conseille et qui rassure.
Nicolas Worms a aussi été très important : c’est la personne qui a arrangé les violons et les clarinettes basses, et qui a joué les pianos sur En Sommeil et Juillet. C’est un excellent musicien et ses arrangements ont beaucoup compté. Donc oui, on est rarement seul et le collectif aide énormément. Je fais une musique qui s’inscrit dans un champ musical particulier et Olivier Marguerit a été très important dans mon développement musical, j’ai joué avec lui dans son premier projet solo, et c’était vraiment extraordinaire. Il fait partie des gens qui m’ont poussé à chanter en français en m’inspirant par leur musique.
LVP : Ce n’était pas évident pour toi de chanter en français à l’origine ?
J : Si j’ai commencé en étant batteur, c’est aussi parce que j’étais très timide. Je me planquais derrière mon instrument, un peu comme les élèves qui se planquent au fond de la classe pour ne pas être regardés, j’étais un peu comme ça.
Du coup, au début, je chantais en anglais avec une voix de tête pour me cacher et puis j’ai fini par assumer et chanter dans ma langue maternelle. Même si mes textes ne sont pas frontaux et sont plutôt métaphoriques, j’ai décidé de chanter en français parce que c’est une musique très personnelle.
LVP : Est-ce travailler avec les autres t’a permis de définir ta propre musique ?
J : Oui, j’adore collaborer avec d’autres gens. Je travaille avec Frànçois and The Atlas Mountains, je fais les batteries avec lui et j’adore jouer avec lui sur scène. Je trouve ça très inspirant de jouer avec des musiciens dont j’aime le travail.
J’ai aussi joué avec Petit fantôme, avec Olivier Marguerit, avec Mehdi Zannad, Melody’s Echo Chamber, le premier projet solo de Halo Maud. C’est intéressant de se décentrer et de voir travailler d’autres gens : quand on est à la batterie, on peut se placer facilement dans ce rôle d’observateur.
LVP : Chanter et jouer de la batterie en même temps, comme l’avait fait Barbagallo, c’est quelque chose qui te plairait ?
J : Je commence à le faire ! Je le fais sur deux morceaux de mon set, avec Bumby, mon cousin avec lequel je joue sur scène, on a trouvé une formule à 360° dans laquelle on peut échanger. Étant donné qu’on est de la même famille, il y a un jeu de miroir que j’aime bien et quand j’ai les baguettes dans la main, ça me rassure sur scène, c’est un peu un retour à mes premières amours.
LVP : Justement, est-ce que tu te préfères en homme de l’ombre ou au centre de la lumière ?
J : Je pense que ce qui est intéressant, c’est l’alternance des deux, le clair-obscur. Tout comme dans une scène de film, c’est intéressant d’explorer les deux.
J’adore collaborer sur des disques d’autres personnes et de temps en temps, on a tous besoin aussi de se mettre dans la lumière et de faire son intéressant (rires) !
LVP : Il y a des thématiques très lourdes dans ton disque, comme la perte d’un ami ou la maladie d’Alzheimer. Comment as tu réussi à les transformer en œuvres poétiques ?
J : Pour ce qui est de la perte d’un ami, ce morceau, Les Eléments, il parle d’un ami qui a été hospitalisé brutalement, sans signe avant coureur et qui est décédé en deux semaines à l’âge de trente ans. On était tous estomaqué et j’étais tellement mal que je suis allé au studio et que j’ai essayé de transformer ma douleur en pulsion de vie. J’ai essayé de faire ce morceau avec une boîte à rythme, un synthé, une voix, et j’ai voulu faire rentrer la lumière dans des moments de tristesse.
Pour le morceau En Sommeil, il parle de la maladie de mon père avec lequel je vivait à ce moment-là. Je trouve qu’il y a quelque chose d’assez poétique dans cette maladie, dans le sens où mon père, qui perdait la mémoire progressivement, ne se souvenait plus que de son enfance. Ce sont les seuls souvenirs qu’il lui restait. Ça parle du fait d’essayer de retrouver les premières sensations de la vie. Mon père, je l’ai vu danser pour la première fois quand il a eu cette maladie, il était assez timide et pudique et je ne l’avais jamais vu danser auparavant. Je ne le connaissais pas comme ça ! Ce que je trouve poétique dans cette maladie, c’est qu’on retrouve le caractère nu de la personne.
LVP : Ta pochette d’album a un côté assez labyrinthique. Est-ce une façon de pousser les gens à se perdre dans ta musique et se l’approprier ?
J : Oui, tout à fait ! Quand j’écoute un morceau en anglais que j’adore, parfois je ne comprends pas le texte et je me raccroche à un mot et j’essaye de me raconter une histoire, c’est quelque chose que j’aime beaucoup. J’adore aussi lire de la poésie parce que j’aime pouvoir lire un texte et y voir autre chose que ce qu’y a mis l’auteur.
Cette pochette, chaque personne peut la regarder et se demander où elle se trouve dans ce labyrinthe, que ce soit au-dessus, prête à tomber, dans un cul de sac ou au contraire à l’entrée où le champ des possibles est totalement ouvert… Il y a un livre que j’aime beaucoup, c’est Marelle de Julio Cortàzar, tu peux le lire dans le sens linéaire mais tu peux aussi choisir une autre manière de le lire qui consiste à aller chapitre 11, puis chapitre 3 et construire une autre histoire. J’aime qu’une personne qui écoute ma musique puisse faire ses propres choix.
LVP : Est-ce que l’écriture est aussi évidente pour toi que la composition ?
J : Non, je crois que la composition me vient plus facilement. J’aime beaucoup écrire des pensées sur un cahier, je le fais beaucoup, mais écrire sur de la musique, c’est parfois difficile pour moi : je ne trouve pas forcément la phrase qui collerait bien à une mélodie. C’est pour ça que je suis allé voir Judah Warsky. J’aime beaucoup la manière dont il écrit, c’est quelqu’un qui est traducteur, qui traduit des films et fait des sous-titres, j’étais déjà allé le voir pour le premier disque, pour un texte que j’avais écrit en anglais et que je n’arrivais pas à traduire. Il est très fort pour trouver, en français, des sonorités qui sonnent bien et qui conservent le thème du morceau. En plus, j’adore chanter des textes écrits par quelqu’un d’autre, me sentir totalement interprète sur scène. François Atlas a aussi écrit une partie de texte.
LVP : J’allais justement te parler de Juillet, comment t’es venue l’idée de les faire participer tous les deux à l’écriture de ce texte sans le leur dire ? Est-ce que c’était ce côté cadavre exquis qui t’intéressait ?
J : C’est un peu un hasard, en fait ! J’avais fait un morceau en anglais, Lover and friend, c’était un morceau un peu soul et je n’arrivais pas à le faire en français. J’avais demandé à Judah Warsky, qui pour une fois m’avait envoyé un texte qui ne convenait pas, donc j’ai demandé à François de travailler dessus, mais Judah m’a dit qu’il allait me faire une autre proposition. Je me suis retrouvé avec ces deux textes, et il fallait faire les prises de voix en studio le lendemain. J’ai essayé de chanter les deux textes à chaque fois, mon ingénieur du son me disait ce qui sonnait le mieux, et j’ai assemblé les deux. C’est un peu le fruit du hasard.
Judah et François m’ont dit qu’ils étaient très contents de se retrouver sur un morceau commun, je pense que c’était la première fois qu’ils co-écrivaient un texte pour quelqu’un d’autre.
LVP : Ta musique est essentiellement électronique mais il y a des parties très orchestrées derrière, comment tu l’envisages pour le live ?
J : Pour le live, si j’avais la chance d’avoir un bon buget, on serait sept sur scène. Pour la release party au Hasard Ludique le 6 février je vais pouvoir me faire un peu plaisir : j’ai convié ma sœur à faire du violon, j’ai aussi invité un ami claviériste… Sinon pour le live, j’épure un petit peu parce que quand les concerts sont loin Paris, je n’ai pas le budget pour avoir beaucoup de musiciens. Je me recentre sur les parties électroniques, la batterie, le chant, et on fait quelque chose de plus minimal, de plus brute, de plus sauvage. J’aime bien l’idée qu’il puisse y avoir la version studio et la version concert.
LVP : Bumby a retransformé sa musique pour le live parce qu’il s’est rendu compte que sa version studio ne fonctionnait pas. Est-ce que c’est quelque chose que tu as pensé aussi ?
J : Oui, d’ailleurs Bumby m’a beaucoup aidé en ce sens. En répétition, il me disait « enlevons ça, enlevons ça », il me pousse toujours à épurer ma musique. Il peut y avoir des morceaux sur lesquels on ne laisse qu’une batterie et une voix, et je pense qu’avec l’énergie du concert et le côté visuel de la scène, ça peut être très minimal et efficace.
LVP : Je te laisse faire de la promo pour ta date du 6 février…
J : C’est sympa, ça ! Alors, j’ai ma soeur qui viendra faire du violon, je suis très content. Il y a un musicien que j’adore, David Numwami, et je suis ravi qu’il fasse la première partie avec son groupe. Il y aura Frànçois and The Atlas Mountains et petit fantôme qui feront un DJ set. Si tout se passe bien, j’aurai même une scénographie : une amie des Arts-Déco a créé une scénographie inspirée du labyrinthe, j’espère que ça pourra se faire.
J’ai des amis danseurs qui vont venir, des chanteurs et chanteuses aussi, dont une chanteuse très connue que je ne peux pas citer. Il faut venir, il y aura des surprises (rires) !
LVP : Quels sont tes coups de coeur du moment ?
J : Mon gros coup de coeur du moment, c’est un spectacle d’un musicien qui est aussi un artiste de cirque, un artiste très complet, qui s’appelle Erwan Larcher. Il a un spectacle qui s’appelle Ruines, qu’il joue au 104, je suis allé le voir deux fois en trois jours et c’est vraiment extraordinaire. Il a un projet musical qui s’appelle Tout est beau, il jouait auparavant dans la troupe de crique de Vimala Pons, et il a ce spectacle qui alterne dans des morceaux chantés, avec une voix à la Dominique A et des choses beaucoup radicales, électroniques, avec des synthés et des boîtes à rythme. Il y a des moments très beaux et très improbables où il prend feu sur scène, il meurt cinq fois sur scène pendant le spectacle et c’est très poétique, très beau et très émouvant à la fois. Ce spectacle m’a subjugué.
Sinon, David Numwami, dont j’ai déjà parlé, va sortir son premier disque bientôt et j’aime beaucoup ce qu’il fait. J’ai une amie qui s’appelle Emma Broughton, qui chante aussi avec This Is the Kit, Olivier Marguerit et Halo Maud et elle sort un disque solo qui va être très beau sous son nom d’artiste qui est Martha Quest.
LVP : Enfin, j’aimerais finir avec ce que j’appelle ma question con. C’est pas un peu relou de s’appeler Jaune en ce moment ?
J : Si, un peu ! Il y a un article sur deux qui s’appelle « Jaune sans son gilet »… En même temps, quand j’ai choisi mon nom, je n’ai pas du tout réfléchi au référencement, et c’est vrai que c’était un peu me tirer une balle dans le pied que de m’appeler comme ça. Quand on me cherche sur Google, on ne tombe que sur Pikachu ou sur les Pokémons ! Avant, on tombait sur du Ricard ou sur le maillot jaune du Tour de France, et maintenant on tombe sur les manifs des Gilets Jaunes.
Donc c’est compliqué mais en même temps j’aime bien rester caché et que personne ne tombe sur ma musique par hasard, qu’on la découvre parce qu’on l’a cherchée. D’ailleurs, le disque n’est pas distribué, donc pour l’avoir, il faut venir en concert ou alors chez un des trois disquaires dans lequel il est disponible.