Joanna : « la sérotonine, c’est mon anti-dépresseur »

Avec son premier album sorti cette année, Sérotonine, Joanna s’impose comme l’une des nouvelles voix à suivre de près dans le rap et la pop à la fois. Evoluant dans un univers à la fois mystique et terrible, celui d’une relation amoureuse, la chanteuse Rennaise raconte avec douceur dans la voix et violence dans la musicalité les marches d’un escalier amoureux. Nous avons rencontré Joanna afin qu’elle nous parle de cette escalade intime de l’amour.

Joanna

La Face B : Avant même de parler de ton nouvel album, quel bilan fais-tu de Vénus, ton premier EP et véritable projet sorti il y a plus d’un an ?

Joanna : J’étais très stressée des résultats vu que je venais de signer en maison de disques mais aussi frustrée de comment l’EP a été travaillé. En même temps, j’étais très fière de sortir des morceaux qui me tenaient à cœur, j’ai pu tout clipper, c’était cool. C’était un peu un mélange de tout ça, en plus l’EP était quasiment prêt depuis un an et demi, c’était long, j’étais soulagée que ça sorte.

LFB : Tu étais lassée des morceaux en quelque sorte ?

Joanna : Ouais j’étais lassée, l’EP est sorti en janvier 2020 mais moi, en août-septembre 2019, j’étais déjà en train de taffer sur l’album. J’avais déjà fait des morceaux comme Maladie d’Amour et Démons. C’était plus une pression de l’industrie qu’une pression artistique en fait. Même artistiquement, mon EP à ce moment-là ne reflétait pas mon évolution musicale, même si j’étais très fière des sujets abordés, de l’idée derrière l’EP… Il y a des procédures industrielles dans la musique qui sont parfois reloues mais j’avais besoin de thunes, et donc d’une avance, c’était une nécessité tout de même signer en maison de disques, chez BMG.

LFB : Donc en ce qui concerne Sérotonine, j’imagine que la démarche a été plus positive ? C’était différent ?

Joanna : Oui carrément, même si l’album, lui aussi, était pratiquement prêt depuis mai 2020 environ. Il y a eu un an de finitions jusqu’à sa sortie mais à côté de ça j’ai fait d’autres projets, un fanzine, je me suis impliqué dans les clips même si je ne les ai pas réalisé, j’avais un oeil dessus. J’ai beaucoup travaillé mon image, mes réseaux sociaux… Grâce à tout ça, l’attente est vite passée jusqu’à la sortie de l’album !

LFB : Si on se plonge un peu plus dans la partie artistique du projet, on remarque que Sérotonine est un genre « d’album-concept » autour de la relation amoureuse. C’était une idée que t’avais prémédité avant d’aller en studio ?

Joanna : ça s’est fait au fur et à mesure. Au bout de six ou sept sons, lorsque je commençais à faire des maquettes de tracklist, je me suis rendu compte qu’il y avait grave une logique. J’ai listé les thèmes qu’il me manquait et que je voulais aborder, donc ce concept est arrivé à la moitié de la conception je dirais.

LFB : A partir de ce moment-là, j’imagine que tu rentrais dans une contrainte artistique du coup, comment tu l’as vécu ? Est-ce que c’était stimulant ou à l’inverse, difficile de se restreindre à certains sujets ?

Joanna : Il y a des thématiques que j’ai pas réussi à mettre dans l’album mais qui comptaient pour moi dans l’histoire. C’était naturel au départ mais, quand j’ai identifié le concept, ça l’a un peu dénaturalisé justement. C’était bloquant par moments, mais j’ai fini par y arriver. J’ai travaillé la musicalité, les transitions entre les morceaux pour que ce soit homogène.

LFB : C’est marrant que tu dises ça, parce qu’en écoutant l’album, je me suis dis que les chansons étaient hyper évocatrices des étapes d’une relation amoureuse. Je pense même que si tu n’avais pas précisé un mot entre parenthèses derrière chaque titre, on aurait sûrement pu quand même identifier un genre de cheminement très logique, qui se ressent autant dans les textes que musicalement.

Joanna : Trop bien, perso je pense que, dans un album, rien ne doit être laissé au hasard. Même si tu finis toujours par déconscientiser ce que tu fais, tu gardes une maîtrise sur la construction de l’album, c’est difficile à expliquer…

LFB : D’ailleurs, si on revient sur la relation que tu racontes dans cet album, on voit que le dernier morceau est celui de la Renaissance, donc d’un espoir, ce qui est plutôt positif. Pourtant l’album s’appelle Sérotonine, qui est le morceau traitant de la jalousie. Au final, comment vois-tu cette relation ? Avec optimisme ou pessimisme ?

Joanna : Je pense que cette relation est plutôt positive, ce que j’essaye de dire dans l’album c’est qu’il y a de la beauté dans toutes les étapes d’une relation. J’essaye d’expliquer un raisonnement qui pourrait être comme : « Regarde où ça a déconné et tu feras attention à cette étape la prochaine fois ». J’ai appelé le dernier morceau la Renaissance parce que tu peux rester dans un espèce de mal-être après une relation mais, en vrai, c’est quand même quelque chose qui te fait grandir, qui t’apprends qui tu es, ce que t’aimes ou pas… Du coup, c’est positif, ça te fait avancer dans la vie.
La sérotonine c’est un neurotransmetteur qui équilibre tes émotions et, moi dans ma vie, j’ai beaucoup vécu en amour, ça a été un truc central dans mon adolescence. C’était un peu mon anti-dépresseur du coup, la sérotonine.

LFB : Tu dirais, du coup, que tu n’es pas du tout fataliste en amour. Chaque étape vaut la peine d’être vécue, il n’y en a pas une qui est bonne ou mauvaise…

Joanna : Pas vraiment, si je prends mon cas personnel, je sais que la frustration et la jalousie, par exemple, ce n’est pas bien pour moi. C’est plutôt de dire que c’est normal d’être frustré, de s’en rendre compte et de le vivre le mieux possible, de ne pas être toxique.

LFB : Pour parler des collaborations de l’album, on retrouve un seul featuring, Laylow. Tu me disais tout à l’heure que le morceau était enregistré depuis longtemps. Comment la connexion s’est faite ?

Joanna : C’était en 2019 vers septembre-octobre, je crois que j’allais à un concert d’OBOY ou à un rendez-vous avant, je sais plus… Je marchais à Pigalle, je me faisais accoster toutes les cinq minutes par des mecs chelous. A un moment donné je veux traverser la route et il y a un mec à côté de moi qui m’interpelle, je commence à mal le regarder (Rires). En fait, c’était Laylow qui m’avait reconnu, il m’a félicité sur mon dernier clip Oasis, on a discuté, j’étais grave choqué !
J’ai sorti le clip de Pétasse ensuite, il m’a refélicité en DM. Là, je me suis dis que j’avais ce morceau, Démons, qui traînait depuis fin août 2019, je voulais le terminer mais je savais qu’il fallait quelqu’un d’autre dessus. Je trouvais que ça collait grave au délire de Laylow, il a kiffé le son et, en janvier 2020, on est allé en studio pour qu’il pose le refrain et son couplet.

LFB : L’histoire est incroyable en vrai !

Joanna : De ouf ! En plus, Laylow, je connais depuis grave longtemps, j’étais fan de Laylow et Sir’Klow à l’ancienne… Mais c’est lui qui me reconnaît ça n’a aucun sens (Rires). C’était archi naturel comme rencontre au final.

LFB : C’est drôle parce que vos deux albums, Sérotonine et Trinity ont ce point commun de raconter une relation, même si lui c’est dans un tout autre délire. D’ailleurs pourquoi un seul feat ?

Joanna : J’avais pas envie de forcer les choses, il y a un an et demi je me sentais pas légitime d’aller demander à des artistes, Laylow c’est vraiment parce que ça s’est fait naturellement.

LFB : Dans un tout autre registre, peux-tu nous parler de ta collaboration avec Léo & Lulu ?

Joanna : Ils avaient utilisé Séduction dans une intro d’une de leurs vidéos il y a trois ans environ, mois je savais pas qui c’était au début. Après j’ai découvert que c’était des acteurs porno, je me suis dit que c’était trop marrant. En plus, ils m’ont grave fait découvrir à l’international, par exemple au Brésil, peut-être parce que je m’appelle Joanna aussi ça a dû aider.
Quand j’ai fait un son sur le sexe, je me suis dit que ce serait lourd qu’ils fassent une vidéo avec ma musique, c’était ça l’idée au début. Après je me suis dit qu’en fait j’allais les faire venir, avec le COVID ça a mis grave du temps mais on a fini par le faire. Je me suis associé avec AMBRR, une pote du lycée, qui a co-réalisé le clip aussi.

LFB : En tous cas c’est assez fou comme collaboration, à part Vald avec Nikita Bellucci, j’ai pas d’autres souvenirs d’une connexion rap et pornographie…

Joanna : Après Vald, c’était plus « industrie du porno », « virilité et performance »… Ok c’est marrant mais je trouve que ça va nulle part, même si je respecte la démarche.

LFB : Au niveau production et beatmaking, tu t’es entourée de pleins de grands noms du milieu : Noxious, Majeur Mineur, l’immense Nk.F… Mais surtout, dans la réalisation il y a eu Sutus. Est-ce que tu peux nous le présenter ?

Joanna : Je voulais travailler avec des gens proches de moi, comme Skuna et KCIV, je les connais depuis le lycée à Rennes, c’est la mif. Sutus, je l’ai rencontré à la FAC, en histoire de l’art. Il faisait des prods dans son coin, il chantait. On s’est capté pour une session un jour, et dès la première session, on a fait Oasis. C’est un coup de cœur musical, il a vraiment la même vision que moi. Il a envie de mixer des genres comme moi, il est fan de rap mais aussi beaucoup de pop. Il était de Paris, donc quand je suis arrivé là-bas, on est directement allé en studio. En plus, il est trop fort en arrangements vocaux : sur Maman, c’est Majeur Mineur qui a fait la prod mais c’est lui qui s’est occupé de toutes les voix.
J’avais pas envie d’un réal pop un peu boomer, en plus, dans ce monde, il n’y a que des mecs et, quand t’es une meuf, c’est toujours difficile de faire comprendre ta vision sans que des personnes projettent des fantasmes sur toi. Je voulais m’entourer de personnes de confiance donc j’ai imposé Sutus même si c’était personne pour le label à la base (Rires).

LFB : Pour l’anecdote, je t’ai entendue la première fois sur l’intro de l’album Enfants Terribles de Columbine. J’ai l’impression qu’à Rennes il y a eu tout un vivier de talents qui a percé en France, tu sens que t’as été portée par toute cette émulsion autour de cette ville et de ces artistes ?

Joanna : J’ai toujours fait de la musique de base, il n’y avait pas encore beaucoup d’engouement sur Columbine, à part à Rennes, quand j’ai rencontré Lujipeka, Foda C, Lorenzo, etc… De toutes façons j’en avais pas conscience, je viens de la campagne je connaissais pas cette hype. Au final, j’ai tellement traîné avec eux que j’ai beaucoup appris artistiquement. Ils me faisaient écouter leurs trucs, je voyais comment Foda gambergeait, comment Luji posait ses textes, comment Sully réalisait ses clips… C’était trop cool, alors qu’à la base jamais je me pensais capable de le faire. En plus j’étais en études de cinéma en parallèle, donc j’apprenais comment se déroule un tournage et tout…

LFB : Tu mentionnais tout à l’heure les acteurs parfois toxiques de l’industrie de la musique, notamment envers les femmes. Tu es en ce moment-même managée par Lola Levent, qui est connue dans l’industrie pour son engagement envers le respect des femmes dans cette industrie. Tu peux nous en dire plus ?

Joanna : J’avais deux managers de base, un homme et une femme, mais je suis me suis retrouvé pendant pratiquement un an qu’avec l’homme. J’étais habituée à avoir une présence féminine dans mes prises de décision. Si tu travailles qu’avec des mecs, en tant que femme, tu peux parfois oublier qu’il y a des choses qui ne sont pas justes, t’as le droit de défendre tes valeurs. C’est Sutus qui m’a parlé de Lola Levent, du coup je l’ai contacté, on est allé boire un verre et il y a eu direct une alchimie, on passé deux heures ensemble on était bourrées de ouf (Rires). Je suis tellement fière de travailler avec elle, elle a une culture musicale et féministe de dingue. Elle m’aide à ne pas faire de compromis du fait que je sois une femme.

LFB : Tu n’as pas eu la sensation d’être bridée dans tes propos sur Sérotonine du coup ? Notamment sur la vision féministe de ta musique ?

Joanna : Non pas du tout. De toutes façons je suis arrivée directement avec un discours queer-LGBT, tolérance, etc… Les gens ont vite compris mon image. J’ai pas eu de problèmes de sexisme avec Sérotonine.

LFB : Plus récemment on a pu te découvrir dans le clip de Shoot, avec Sally, Alicia., Vicky R, Chilla et Kanis, avec Sutus à la prod. Quelle est la genèse de cette collaboration féminine ?

Joanna : Sally a eu l’idée, moi j’étais trop chaude pour le faire mais on s’est vite rendu compte que c’était pas si facile. Les femmes ont tendance à être mises en compétition par l’industrie de la musique, parce qu’on les compare tout le temps entre elles, du coup la démarche peut parfois être bizarre. J’avais la pression parce que je voulais pas paraître nulle à côté des autres, surtout que je suis plus chanteuse que rappeuse. Finalement c’était tellement good vibes, on s’entraidait de ouf, on était fières de chacune, l’atmosphère était top.

LFB : J’ai l’impression qu’on a, de manière générale, tendance à mettre en compétition les artistes rap dès qu’ils collaborent ensemble, comme si la question était toujours de savoir qui est plus fort que qui. On oublie parfois de penser qu’un feat c’est aussi la rencontre de deux univers différents, ou plus, sans forcément de compétition.

Joanna : Je pense que ça vient beaucoup du public ça, c’est assez malveillant, je comprends pas trop l’idée derrière ça. Il y a la question des fanbases aussi, chacun défend son artiste en fait, ça fait partie de la culture rap je pense.

LFB : Pour finir sur Sérotonine, comment tu as ressenti les retours que tu as eu ?

Joanna : Je suis un peu dans le flou, je regarde pas trop mon téléphone. Je ressens aussi un espèce de vide, comme si je venais d’accoucher (Rires). En tous cas les retours sont hyper positifs, les gens disent qu’ils adorent tous les morceaux, je suis trop contente.