Yelle est le genre d’artiste qui pourrait donner des cheveux blancs – si il en avait – à David Ek, le patron de Spotify. Six ans sans sortir d’album, c’est sans doute beaucoup trop pour certains esprits qui pensent que la musique se crée comme un burger chez McDonald. Pendant ce temps, Yelle nous aura lancé des petits cailloux à la manière d’un Petit Poucet musical. Des singles brillants ici et là, et des retrouvailles sur scène avec ses Club Partys, histoire de nous rappeler à quel point la pop française de ces 15 dernières années doit énormément au duo derrière Safari Disco Club. Et c’est dans un monde presque figé que Yelle revient pour ouvrir une nouvelle ère, L’Ère du Verseau. Un quatrième album qui nous ramène dans un environnement familier où énormément de choses ont pourtant changées. Décryptage.
On peut chercher à échapper au monde, mais on finit toujours par se fracasser au réel. Chez Yelle, le monde a toujours été en couleur, lumineux, brillant presque agressif, de pochettes en pochettes, de clips en clips, la noirceur et la tristesse se cachaient souvent par touches, dans des bouts de paroles, dans des morceaux de fin d’albums notamment s’éteint le soleil ou dire qu’on va tous mourir. Des morceaux comme des sortilèges, pour tenter d’éloigner tout ça, de garder au loin les choses trop dures.
Si la musique de Yelle s’est toujours d’une manière ou d’une autre collée à son époque, ses humeurs, ses sensations, elle a toujours pris soin de brouiller le réel dans une imagerie pop, dans des sous entendus toujours bien placés… L’ère du verseau semble, en partie, le grand bouleversement de Yelle, une sorte de monde à l’envers où le noir aurait pris la part du lion.
Emancipense ouvre le bal et frappe directement par la dureté de sa production. Une entrée en matière presque brutale, portée par des chœurs tribaux et sombres, à peine aéré par un break qui laisse apparaitre une pointe de lumière. Ce qui marque aussi, c’est la voix de Yelle : disparues les grandes envolées vers les aigus, au placement parfois hasardeux qui faisait tout le charme des précédents efforts. Ici la voix est posée, presque grave, toujours musicale où l’on frôle parfois le parlé-chanté. La thématique est aussi assez forte : est-on vraiment nous même dans le regard des autres ? Est-on toujours en représentation ? Ici Yelle nous invite à l’émancipation, à accepter ce que l’on est, trouver un terrain d’entente avec nos pensées, positives comme négatives.
Cette sensation, ce besoin de regarder le monde de manière franche et direct, d’apposer un point de vue assez clair et direct à la société, on le retrouvera dans plusieurs autres chansons, notamment la martiale Karaté, qui voit la bretonne se lancer dans une forme de mantra, des phrases courtes et assassines qui se répètent… à l’image des tweets déversés à l’envie par nombre de hater à travers le monde et qu’elle pointe du doigt avec force, rappelant ainsi que derrière ces « combattants » se cachent souvent des êtres qui n’ont pour eux que la petite nuisance qu’ils espèrent faire subir.
Dans un autre style, J’veux un chien porte un regard sur l’amour moderne, celui qui sort des cases que la société a créé, le genre d’amour qui fait donc du « mal pour faire du bien ». Ici, la crudité n’est jamais loin mais se part toujours d’une certaine poésie, se masquant derrière des images pour nous parler de ces moments ou l’on cherche à réinventer son couple, ou la communication, la franchie et la liberté permettent de s’affranchir des carcans et d’évoluer vers plus de compréhension et d’ouverture. On est ainsi bien implanté dans l’Ère du Verseau !
L’amour et la liberté se retrouvent aussi mis en avant dans menu du jour, qui parle de ces instants de séductions répulsions, sur une production électronique presque hallucinée qui tend parfois vers des intonations orientale. Une idée que l’on retrouvera aussi dans la lumineuse Vue d’en Face.
Mais, si Yelle regarde le monde, elle n’en oublie pas de se regarder aussi dans le miroir, trouvant dans son intimité un contrepoids idéal et surtout un terreau émotionnel assez fort tant elle se dévoile avec vérité et tendresse.
De miroir, il en sera forcément question à travers le diptyque Je t’aime encore et mon beau chagrin, deux morceaux qui se font face, deux histoires complémentaires et pourtant si différente, toutes les deux baignées d’une forte mélancolie et d’une sincérité qui nous retourne le cœur.
Dans Je t’aime encore, Yelle nous raconte 15 ans d’une relation tumultueuse avec son propre pays, qui ne semble pas avoir vue son évolution et la ramène, toujours aux mêmes histoires. Dans un des morceaux les plus calmes et doux de l’album, et de la carrière du groupe, Yelle se questionne, déclame son amour pour son pays tout en ponctuant le titre de questionnement et de demande, cherchant à refaire le fil d’une relation qui pourrait se trouver à un tournant avec ce nouvel effort. Car se titre se lit sans aucune rancune ni douleur, plus comme une histoire d’amour qui continue malgré tout et qui pourrait bien s’embraser de nouveau à un moment ou un autre.
Image déformante de Je t’aime encore, mon beau chagrin se lit comme un carnet de route, baigné dans la fatigue et dans le décalage constant de tournée parfois sans fin. C’est sans doute le morceau le plus cinématographique et étrange de l’album, à l’image des Nuits de Baise de Complétement Fou, Yelle nous offre ici une lecture, celle d’un journal intime, offrant ainsi une adaptation voyageuse de Picture of Departures de Tony Hymas.
Et si l’émotion était déjà fortement présente, le dernier tiers de l’album apporte l’estocade. Noir est sans doute le plus gros hit de l’album. Un morceau à l’efficacité immédiate, une rythmique imparable qui dès la première écoute nous fait danser, nous fait sourire, et nous fait vibrer. Et lorsque l’on se pose sur les paroles, on réalise alors que le morceau cache plus de blessures et de fêlures qu’il voudrait bien le montrer au premier regard. Cette idée continue avec Peine de mort. Ici, rien n’est masqué, si la production est plus aérée, plus colorée, Yelle nous offre l’un de ses plus beau texte avec Je t’aime encore. Ici, on alterne entre la vie et la mort, entre le regard réconfortant d’un être disparu qui regarde la vie de l’autre continuer et la vie d’une personne qui ne peut se rattacher qu’à des souvenirs, des odeurs et des sensations. Bouleversant et implacable.
L’album se termine en douceur avec Un million, un morceau qui transforme la voix en instrument, qui pousse l’introspection au bout de son processus, un morceau qui regarde tout ce qu’on a tenté d’ignorer jusqu’à présent pour mieux le vivre. La réalité est là, il faut l’accepter et vivre avec.
Avec l’ère du Verseau, Yelle fait le pari d’un album qui pense et qui danse. Ici le dancefloor est toujours présent, sans doute plus que jamais, mais c’est avec des larmes sur les joues que le jeu se joue. Un album intense, bouleversant et sincère qui montre une nouvelle fois que Yelle n’a jamais fini de s’inventer, d’essayer et de nous embarquer avec elle. Un album qu’on classerait aisément au niveau de Safari Disco Club. C’est peut être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup.