Lisa Ducasse : « On a tous besoin d’avoir les yeux ouverts »

Il y a un mois, Lisa Ducasse a dévoilé son premier album : Iléisme. Une invitation au voyage, à l’ouverture et à instaurer l’échange avec l’autre. De cet album découle aujourd’hui un long entretien avec l’artiste, dans lequel on a exploré cette aventure comme on explore une île sauvage, afin d’en découvrir tous les secrets.

Lisa Ducasse

La Face B : Bonjour Lisa, comment ça va ?

Lisa Ducasse : Ça va très bien. J’ai passé mon permis, et je l’ai eu. Donc ça va super !

LFB : Tu es prête à prendre la route ?

Lisa Ducasse : Je suis tout à fait prête à prendre la route ! (rires)

LFB : J’ai l’impression que dans l’industrie, on voit souvent les carrières comme une espèce de sprint. Ton album sort en janvier, et ça fera plus ou moins trois ans depuis ton premier titre. Je me demandais si cette stratégie d’un marathon, c’était quelque chose que tu avais envisagé dès le départ.

Lisa Ducasse : Oui et non, dans le sens où je savais que je voulais faire un album et pas passer par un EP. Pas du tout par rapport à la forme de l’EP, que je trouve hyper intéressante, mais juste par rapport à l’histoire que j’avais envie de raconter avec les morceaux que j’avais déjà, qui étaient déjà écrits. Pour moi, c’était l’espace d’un album qui convenait le mieux pour raconter cette histoire. Je savais que je voulais faire un album, et je savais que ça allait prendre forcément plus de temps, que ce serait peut-être plus compliqué à mettre en place.

Cela dit, on a terminé l’enregistrement en octobre 2023, et derrière, il y a quand même eu un temps où moi j’étais assez prête à ce qu’il sorte rapidement. Ce qu’il s’est passé, c’est qu’on a cherché un label pour le sortir. J’ai eu la chance de pouvoir enregistrer l’album avant de trouver un label et d’avoir à y penser, parce que sa production a été financée par la structure de ma manageuse, une structure qui s’appelle On n’est pas des machines. C’était un grand luxe déjà, de pouvoir faire l’album en toute liberté. Mais derrière, on voulait trouver un label pour le sortir, et ça ne s’est pas fait. Donc il y a eu quelques allers-retours et puis au bout d’un moment, on a pris la décision de le sortir en indé, avec les outils qu’on avait. Mais l’important c’était qu’il sorte, que ça existe.

2024, ça a donc été une année où parfois j’ai trouvé le temps un peu long, mais qui m’a énormément appris aussi, parce qu’au départ j’avais commencé complètement toute seule. J’ai eu la chance d’être rapidement très entourée par des personnes bienveillantes avec qui on a pu avancer. Et c’était intéressant aussi de revenir à ce truc d’un peu organique, effet maison, quelque part, avec une équipe rapprochée. Ça reste aussi fidèle à l’esprit dans lequel on a fait la musique. Je suis assez contente de ça, au final.

LFB : C’est marrant, parce que moi j’avais l’impression qu’il y avait un peu une nécessité de rencontre justement. De rencontrer les gens avec qui tu avais travaillé, de rencontrer le public en tournant beaucoup, et une nécessité de rencontre avec toi-même aussi pour faire l’album.

Lisa Ducasse : Oui, et en même temps, l’album ça a été un processus volontairement très différent du live. On en avait un petit peu déjà parlé toi et moi quand on s’était vus aux Francofolies en 2023, parce que j’avais déjà commencé à travailler avec Bénédicte à l’époque, et c’est des discussions qu’on a eues avec elle dès le départ. Est-ce qu’on reproduit le live ? Comme le projet s’est beaucoup développé par le live, est-ce qu’on cristallise ça sur un objet et qu’on donne ça à entendre ? Ou est-ce qu’on profite du fait que ce soit un autre medium pour en faire quelque chose de différent ?

Comme je suis arrivée à la musique assez tardivement, par rapport à l’écriture, je pense que j’avais envie d’être sur quelque chose qui, comme tu dis, relève de la rencontre et relève de l’échange. Donc j’avais très envie de travailler avec un nombre étendu de personnes, et pas forcément de me retrouver toute seule en studio à faire les choses de mon côté.

LFB : On en parlera après, mais c’est vrai que c’est un album où tu es entourée, où il y a une ambition quand même différente par rapport aux premiers morceaux que tu avais pu sortir en termes de sonorités, et même en termes d’instruments. Il y a des morceaux qui évoluent beaucoup. Mais avant de parler musique, j’aimerais parler de l’importance du bleu, qui a l’air de t’accompagner énormément sur l’histoire de cet album.

Lisa Ducasse : C’est une couleur à laquelle je suis très attachée, parce que je trouve que c’est une des couleurs où on peut trouver le plus de nuances. On peut vraiment rentrer dans les nuances, vraiment se perdre dedans, plonger dedans. C’est quelque chose que je partage notamment avec Hippolyte, qui est le dessinateur qui a fait la pochette des Vieux amants, où il y a beaucoup de bleu et de nuances de bleu.

Et comme dans l’album, il y a ce lien aussi – il s’appelle Iléisme – il y avait cette question du motif géographique, et donc ça faisait sens aussi de rester sur quelque chose de bleu. La photographe qui a pris les photos qui ont servi pour la pochette et pour les singles s’appelle Léna Levillain, son nom sur Instagram c’est La Bleue. On s’est assez vite entendues là-dessus, ça fait partie des raisons pour lesquelles je suis allée vers elle, parce que j’avais vu son travail, j’avais beaucoup aimé ce qu’elle faisait, donc j’avais gardé ça un peu dans un coin de ma tête. Je suis allée vers elle quand il a fallu réfléchir à quelqu’un pour travailler les photos, parce que j’aimais aussi beaucoup son rapport à la matière, à la superposition de matières, au fait de ramener quelque chose d’organique dans l’image.

LFB : C’est vrai que si tu prends les nuances du bleu, il y a un peu une sorte de trinité du bleu, dans le sens où il y a le bleu de l’océan, le bleu du ciel, mais il y a aussi le bleu de l’encre finalement, de l’écriture, qui est très important et qui se rapporte beaucoup à ce que tu fais.

Je trouve que l’idée de bleu est assez logique, et ce que je trouve aussi hyper important justement dans les visuels qui accompagnent l’album et les photos qui ont été faites, c’est l’importance de l’ombre sur les photos, qui à mon avis n’est pas forcément là par hasard, et qui pourrait être cette version un peu déformée de toi-même, qui se représente à travers ta musique.

Lisa Ducasse : C’est intéressant parce que l’ombre n’était pas prévue au départ. Ce n’était pas une volonté d’avoir l’ombre. Et puis, quand on a fait les photos, elle était là. Et on se disait : « Qu’est-ce qu’on en fait ? » Parce que Léna pouvait l’enlever aussi, évidemment. Mais au final, je trouvais ça beau qu’elle soit là. Moi, ça me faisait penser à ce qu’on avait mis en place aussi graphiquement, assez tôt, avec le motif de la silhouette, tu sais, à partir du L de mon prénom. C’était avec Hippolyte.

Je n’ai pas beaucoup théorisé sur l’ombre encore, donc je réfléchis à ta question, mais il y a ce truc aussi dans les jeux d’ombre – la liberté d’interprétation : le fait de ramener quelque chose dont les contours soient flous, et où chacun peut donc mettre un peu ce qu’il veut. Chacun peut y voir la forme qu’il veut. Je sais que c’est quelque chose que j’aime beaucoup avoir dans mes textes, que j’aime beaucoup écrire de cette façon-là, parce que c’est le type d’écriture qui me touche, que j’aime retrouver chez d’autres…

Tu vois, je n’ai pas repris une chanson de Bashung par hasard, par exemple. C’est vraiment une écriture dont les contours sont flous, et qui nous laisse de l’espace pour y mettre ce qu’on veut, en fonction de qui on est, de ce qu’on a vécu, de tel ou tel mot qui nous ferait réagir différemment. Et ça, c’est hyper important pour moi dans l’écriture. Ca permet de se laisser imaginer des choses, et de se laisser emporter parfois par l’évocation que certains mots peuvent avoir pour nous. C’est pour ces raisons que j’aime bien les textes un peu nébuleux.

Lisa Ducasse
Lisa Ducasse

LFB : Et c’est pour ça que t’as choisi comme titre d’album un mot qui n’apparaît à aucun moment dans l’album, mais qui le définit complètement ?

Lisa Ducasse : C’est drôle, ce titre, parce que j’ai su dès la première fois que je l’ai entendu que ce serait le titre de l’album, alors qu’il n’y avait pas d’album. C’était en 2022, j’étais à La Réunion et c’est le moment où j’ai rencontré la personne qui allait devenir ma manager, la personne qui est devenue mon éditeur, et Hippolyte, qui a donc illustré les premiers morceaux… Donc c’était un espèce de point de… je ne sais pas ce qu’il s’est passé à ce moment-là, mais il y a eu une espèce de point de rencontre très fort.

Pour te raconter toute l’histoire, je logeais chez une amie de ma mère, que je connais depuis que je suis enfant. Elle travaillait dans une galerie, et il se trouve qu’elle était en train de monter un dossier pour quelque chose et elle m’a dit, « Ah c’est marrant, j’ai appris un nouveau mot que je ne connaissais pas. C’est iléisme. » Et donc elle m’en a donné la définition.  Et c’est drôle parce qu’à la base, si tu cherches les gens qu’on associe à ça, à l’iléisme, ce sont des gens assez peu fréquentables (rires).

Ça fait un peu mal au premier abord (rires). Il fallait redorer le blason du mot. Mais il y a quelque chose qui m’a tout de suite parlé dans sa signification. En philosophant un peu dessus très rapidement, je me suis dit, ah mais en fait, tout ce qu’on fait quand on crée, c’est de l’iléisme, c’est toujours de l’iléisme. On parle toujours de soi. Même quand on ne crée pas à la troisième personne, en fait, on part de soi. On part d’un regard qu’on peut avoir sur le monde, et tout existe nécessairement à travers ce prisme-là, et ce n’est pas mégalo de dire ça, c’est juste une réalité. Au-delà de ça, c’est questionner aussi quel regard on choisit de porter sur le monde, sur les gens.

Et puis, de façon plus directe, il y avait vraiment les sons du mot, dans lequel on entend « île » et « isthme », l’île et la presqu’île. Je me suis dit : « Mais c’est fou en fait, c’est fou qu’il y ait ça dans un mot, qu’en le décomposant on ait ça ».

Et moi, plus que le côté littéral ça m’évoquait une nouvelle fois des choses de l’ordre de l’imaginaire – de géographie imaginaire, de cartographie imaginaire, de tous les lieux qui n’existent pas vraiment, mais qui sont des cartes imaginaires qu’on se crée dans la vie, quand on avance dans la vie, en fonction aussi bien des lieux que des gens qu’on rencontre. Et voilà, ça m’a eue, ça m’a évoqué tout ça.

LFB : Et justement, est-ce que cet album, c’est l’isthme qui mène à l’île, qui est ta personne ? Est-ce que c’est une porte ouverte ?

Lisa Ducasse: C’est une multitude de fenêtres.

Et on ne sait pas si les fenêtres amènent vers l’extérieur ou vers l’intérieur, finalement. Ça fonctionne dans les deux sens. Le concept de l’isthme en lui-même, je le trouve très beau. Un isthme est quelque chose qui est relié à un continent, mais qui s’en détache aussi en même temps. Et le leitmotiv derrière la façon dont on a travaillé sur l’album et sur la musique en général, c’était de traiter celle-ci comme une matière, et à partir de là, de créer un lieu qui n’existait pas.

Ce sont des questions qu’on s’est posées avec Bénédicte Schmitt. Comme le projet existait surtout à travers le live au moment où on s’est rencontrées, elle m’a très vite demandé : « C’est quoi ton son à toi ? ». Et à l’époque, j’avais seulement des éléments de réponse. Je n’avais pas toute la réponse, et l’idée c’était de trouver ça ensemble, avec les musiciens et les musiciennes avec qui on a travaillé. De créer ainsi une espèce de lieu que l’on rajouterait à un continent préexistant.

LFB : Est-ce que tu avais envie de faire un album avec du souffle ? Si je te dis ça, c’est parce que je pense à Valparaiso, forcément, où il y a cette idée-là. Mais j’ai l’impression aussi que c’est un album où chaque chanson pousse naturellement vers la suivante.

Lisa Ducasse : C’est intéressant. Oui, alors il y a des chansons que j’aime énormément, qui sont un peu barrées musicalement. Je pense à Talislent par exemple.

J’ouvre une petite parenthèse sur la façon qu’on a eue de travailler avec les musiciens et musiciennes. En gros, ce qu’on faisait, c’est que sur certains morceaux, on donnait la primauté des arrangements à une personne plutôt qu’une autre. De cette façon, on n’avait pas toujours le même processus. J’ai beaucoup bossé sur les pré-prods avec Nicolas Mantoux, on a beaucoup travaillé en binôme tous les deux. Mais l’idée, c’était qu’on n’ait pas toujours les mêmes mécanismes, que ça ne soit pas toujours d’abord Nico et moi, ensuite la batterie, ensuite les violons, ensuite… Et par exemple, Talislent, on l’a confié à Christelle Lassort, qui est violoniste, en lui disant juste : « Imagine ce que tu veux autour ». Christelle, c’est Béné qui a eu l’idée, comme pour tous les autres, de l’appeler pour le projet. Et Christelle, elle, a ramené… le souffle, ça vient beaucoup d’elle.

Et c’était fou – j’ai toujours voulu avoir des cordes sur les morceaux. Je m’étais un peu faite à l’idée que pour un premier album, ça ne serait pas forcément possible parce que ça coûte normalement très cher. Christelle était toute seule, sauf sur certains morceaux où elle est également accompagnée par une violoncelliste, Mathilde Sternat. Mais sur Talislent, par exemple, il n’y a qu’elle. Elle y a fait se superposer prise après prise après prise. En fait, à chaque fois qu’elle finissait une prise, elle disait : « J’ai une autre idée » – on relançait le morceau, elle rejouait dessus, et de fait elle a construit une sorte de forêt de sons magnifique comme ça. C’était incroyable.

LFB : J’avais effectivement noté l’évolution musicale qui est assez nette dans l’album : on est passés d’une musique qui était assez solitaire à une musique qui est habitée par les autres justement. Par Bénédicte dans le mix, mais aussi par les musiciens qui sont venus faire vivre ta musique. Ça n’est pas un album solitaire, c’est vraiment un album de collectif.

Lisa Ducasse : Oui, vraiment, c’est un album collectif. C’était l’idée de Bénédicte au départ, de se dire que tous les gens qu’on fait intervenir… déjà il n’y en aura pas mille, mais chacun sera central. Et ça ne sera que des gens dont c’est la nature d’avoir plein d’idées, qui vont nous proposer des choses. L’idée, c’était vraiment de cultiver un côté un peu labo, d’avoir un côté recherche. Je me souviens que la première fois que Raphaël Séguinier, le batteur, est venu au studio, il a ramené une mallette avec plein de petits objets, de partitions, etc. Moi, j’étais assise par terre avec tous les trucs, et on testait. On testait des sons, on testait des matières. Il y a des sons comme ça sur l’album dont vraiment, tu ne peux pas identifier l’origine, sauf si tu sais que c’est là. L’idée, c’était justement de tout mélanger, de faire appel à la créativité et la générosité de chacun et chacune. Et là-dessus, ça a été fou à vivre.

Et avec Bénédicte ce qui a été le plus impressionnant, c’était de me rendre compte qu’en tant que réalisatrice, elle avait tout en tête. C’était un puzzle géant, on ne savait pas où on allait au départ… sauf elle, depuis le début. Je pense qu’elle avait une vision très précise de comment chaque morceau pouvait exister individuellement, et de comment faire en sorte que les choses ne se ressemblent pas, mais qu’en même temps, ça ne parte pas dans tous les sens – de comment arriver à tenir cet équilibre-là.

Elle avait les clés, et c’était fou à observer à chaque fois, et je me souviens que pour quasiment chaque morceau, il y a toujours eu une phase où à un moment je me disais, « là je ne sais pas bien où ça va, je ne suis pas sûre », et en fait c’était juste qu’il manquait un élément pour lequel Bénédicte avait laissé la place dans le morceau, qui faisait le lien avec tout le reste. Donc dans ce sens-là, ça a été assez magique parfois, puisque tu as vraiment l’impression qu’à un moment, il y a quelqu’un qui met un coup de baguette, et le puzzle devient une chanson… et que tout est lié, tout est à sa place.

Lisa Ducasse
Lisa Ducasse

LFB : J’ai l’impression que dans la façon dont tu parles de la création, il y a quelque chose de l’ordre du retour à un état quasi-enfantin – le fait de retrouver une espèce de spontanéité, comme un enfant devant des nouveaux jouets, qui tape dessus pour voir ce que ça fait.

Lisa Ducasse : Totalement, et moi c’était ce que j’avais envie de vivre en studio. Comme je suis arrivée à la musique en faisant d’abord autre chose, il y a un petit truc où je me dis… cet album c’est 5 ans de vie, les plus vieilles chansons ont 6 ans. C’est un pan de ma vie. Si ça se trouve, je n’en ferai pas d’autre comme ça. Il fallait qu’en termes d’expérience de vie ça ait du sens et que ça soit fort. Je crois que je ne voulais pas me retrouver dans un studio où tout est très bien rangé, où tout est à sa place, et où du coup on a un peu peur de toucher aux instruments, de les sortir de l’endroit où ils sont rangés…

LFB : Parce que c’est très clinique.

Lisa Ducasse : Oui. Au Labomatic, ce qui m’a le plus frappée la première fois que j’y ai mis les pieds, c’est que c’est un grand désordre, parce qu’il y a des trucs partout. Il y a des bidules, des figurines… partout ! Il y a des figurines de homard, il y a un synthé où à la place des potards, tu as des pattes de cheval (rires). Et donc il y a ce côté, comme tu dis, très enfantin et donc très décomplexant par rapport à la musique. Tout ça fait qu’on a envie de mettre les mains dedans, simplement.

LFB : Ce qui est intéressant, c’est que tu te retrouves avec des morceaux aux identités très tranchées, et qu’en même temps, chaque élément de l’album a un peu son moment de gloire et de mise en lumière. Il y a des morceaux qui m’ont assez marqué dans ce sens-là. Tu parlais de Talislent, j’ai aussi été très marqué par La Nuit et la Nuance. De par son orchestration, c’est quand même un morceau que je n’attendais pas forcément. C’est vraiment quasiment qu’un morceau voix et percus.

Lisa Ducasse : Pour ce morceau, on a commencé par Raphaël. On lui a donné la voix et on lui a dit : « fais-en ce que tu veux ». Lui vit dans les Cévennes, et il nous a raconté a posteriori qu’il y a des sons qu’il a enregistrés sur sa terrasse, à base d’un saladier en métal avec des feuilles mortes dedans. Et il y a des sons qui correspondent à ça par exemple : le bruit des feuilles dans le saladier en métal sur le bois de sa terrasse.

LFB : Même un morceau comme Des Rues m’a aussi beaucoup marqué dans sa construction. Et tu sens qu’il y avait, oui, cette volonté de mettre la lumière sur toutes les personnes, sur tous les instruments qui font le corps de l’album.

Lisa Ducasse : Complètement, et puis je pense que cette façon de travailler avait complètement son sens dans la démarche générale. Des rues, ça fait partie des morceaux qu’on a bossés avec Nico en amont, et on s’est beaucoup amusés dessus. On est partis sur sorte de délire sur la fin de Des Rues, parce qu’à la base c’était un morceau très acoustique. Il nous restait du temps, on était dans le studio de Nico, on allait terminer une première version du morceau, qui était la version « normale ». Et puis on s’est laissé divaguer, on a rajouté des batteries, mais jouées au synthé, ce genre de choses. Et à la fin, on s’est dit qu’on allait en faire une fin « stade », et on a fini par envoyer ce truc-là à Béné en rigolant, en disant « bon, voilà les maquettes de Des rues, on a fait une version Stade de France ».

Et puis Béné a trouvé que c’était une très bonne idée, et du coup on a rajouté Raphaël à la batterie sur la fin (rires). En fait, on ne s’interdisait rien, et c’est ça qui était génial, parce que tout était potentiellement une bonne idée.

LFB : Est-ce qu’il y avait de fait un nouvel équilibre à trouver entre la musique et le mot ?

Lisa Ducasse : Ça, c’est quelque chose qui a été établi au départ avec Bénédicte. Le plus important ça reste le texte, c’est-à-dire que c’est toujours c’est le texte d’abord, etc. Ça a été établi entre nous au tout début du processus de création, et après moi je n’y ai plus du tout pensé pendant tout le reste de l’enregistrement, parce que je lui faisais confiance là-dessus, parce que c’était aussi plus une question de mix. Donc oui, la primauté du texte à mon sens a bien été respectée, mais toute cette liberté, je pense que c’était l’occasion d’une grande exploration musicale pour moi. Les chansons existaient, les textes et les mélodies existaient, ça c’était posé, on n’y a pas touché, et le travail du studio, ça a plus été de s’amuser sur le reste, sur tout ce qu’il y avait autour.

Lisa Ducasse
Lisa Ducasse

LFB : Je trouve qu’inconsciemment, le mot et l’histoire guident quand même la musique. Un morceau comme Sahara ou un morceau comme L’essor sont des morceaux qui pour moi n’auraient pas la même couleur s’il n’y avait pas le texte et l’histoire, ainsi que la visualisation de ce que tu racontes qui impacte la musique.

Lisa Ducasse : Je pense au nombre de fois où j’ai dit en studio : « Ça c’est super, parce que ça va avec le texte », autrement dit : ça a du sens parce qu’on prend une décision musicale en prenant le texte comme base. Par exemple, je suis super contente qu’il y ait un morceau comme Palomino qui termine l’album, parce que c’est un morceau en prise live. C’est simplement un piano préparé, le texte et ma voix. La pianiste qu’on entend dessus s’appelle Eve Risser, et pour ce morceau, Béné ne lui avait rien envoyé. Elle est venue au studio faire des prises pour d’autres morceaux, et on lui a dit : « Ah, au fait, il reste celui-là à faire ». Elle n’avait jamais entendu le texte. Et l’idée, c’était qu’elle improvise au fur et à mesure – que moi je dise le texte, et qu’elle improvise dessus. Je crois qu’on a fait trois ou quatre prises complètes, et puis on a gardé la deuxième, sans rien retoucher.

Cette façon de travailler-là, c’est vraiment comme ça que je suis arrivée à la musique. C’était vraiment le côté spoken word, scène ouverte, où tu rencontres quelqu’un qui joue d’un instrument, tu sympathises et tu te retrouves à dire : « Tu veux pas jouer sur mon texte pendant que je passe ? ». C’est de l’impro, et c’est de l’écoute, et les deux ensemble racontent une autre histoire. Et j’étais très heureuse que ça puisse faire partie de l’album aussi. Et puis que ça arrive à la fin, qu’il y ait ce moment fort du vécu aussi. Et je pense que c’est ça – ce qu’on a mis dans les chansons, ce sont vraiment des moments du vivant.

LFB : J’ai l’impression que l’album porte des traces. J’ai appelé ça des cicatrices-souvenirs. C’est-à-dire qu’il y a des traces qui reviennent, comme une cicatrice qu’on aurait sur la main, et que la caresser nous rappellerait d’où elle vient. J’ai l’impression qu’il y a ces traces-là ; le voyage, forcément, l’amour, mais aussi, pour moi, le doute ou la peur, voire même la mortalité, en tant que thèmes qui habitent l’album, qui s’y mêlent complètement, qui reviennent, qui repartent

Lisa Ducasse : Oui, j’aime bien cette image.

Mais c’est intéressant que tu y voies ça, parce que je pense que ce qui revient dans les retours que j’ai sur ma musique en général, ce qui se ressent beaucoup, c’est la douceur. Et évidemment la douceur est centrale, c’est volontaire, mais on ne me parle quasiment jamais d’ombre, et en fait je pense que les deux sont totalement entremêlées. Si ombre il y a, c’est que c’est une ombre qu’on caresse. C’est quelque chose qui bénéficie de la même bienveillance que le reste.

Et puis, on est formés aussi par ça, on est formés par les choses qu’on traverse, qui sont moins simples à vivre. On les transforme, et on en fait quelque chose qu’on caresse, soi d’abord, et qui peut aussi un jour devenir caressant pour les autres.

LFB : Et justement, comment fait-on sur un format comme ça, de 13 morceaux, pour trouver les mots qui apaisent mais qui interrogent en même temps ? Est-ce que ça a été un défi pour toi ? Et d’être cohérent sur la longueur de l’album ?

Lisa Ducasse : Le fil rouge était présent un peu depuis le départ, de fait, parce que les plus anciens morceaux de l’album sont des morceaux que j’ai écrits en voyage, quand j’étais en Amérique du Sud. C’est à partir de cette histoire-là que le live s’est construit par exemple, c’est vraiment ça que je raconte dans mes concerts. Et donc ça allait forcément aussi être un peu la trame de l’album, même si assez vite j’ai écrit d’autres morceaux. Et effectivement, je trouve que ce qui est beau et particulier sur un premier album, c’est qu’il compile parfois des années de vie et donc parfois des moments très différents.

Finalement, ce qui fait le lien, ce sont peut-être plus des questionnements internes. Peu importe le lieu où je me trouvais ou les histoires que je racontais, il y avait toujours un questionnement, je pense, sur ces histoires de géographie qu’on se construit. Et je pense que ça vient du fait que je ne viens pas d’ici, à la base. J’ai toujours eu du mal à m’imaginer vivre dans un seul endroit toute ma vie, et je me pose donc forcément beaucoup de questions sur ce qui constitue un chez-soi.

Comment est-ce qu’on construit le lieu qu’on a vocation à habiter ? Comment est-ce qu’on se construit, soi, dans différents lieux? Comment est-ce qu’on rassemble les pièces, qu’on les garde près de soi ? Qu’est-ce qu’on emporte, qu’est-ce qu’on n’emporte pas, qu’est-ce qu’on partage, qu’est-ce qu’on ne partage pas ? Et donc oui, je pense que la cohérence est là, entre les chansons qui ont été écrites il y a 6 ans en voyage, et les chansons qui ont été écrites il y a un an dans l’atelier de mon amoureux. Ce n’est pas du tout la même vie, mais ce sont les mêmes questions.

LFB : On en a un peu parlé, la réponse est assez évidente, mais est-ce que tu penses qu’une chanson doit être un pas vers l’autre et une aventure qui ouvre le dialogue ?

Lisa Ducasse : C’est beau ! Oui, oui, oui.

Je pense que je ne les écris pas comme ça au départ… Mais c’est très beau comme tu l’as dit. Je sais pas si je saurais le dire mieux. Au départ, donc, je ne pense pas forcément à l’étape d’après, à comment la future chanson va être entendue, à comment elle va exister pour d’autres gens. Mais à partir du moment où elle est amenée à avoir cette deuxième existence, à travers les oreilles de quelqu’un d’autre, alors oui, c’est faire un pas vers les autres. 

C’est se demander, encore une fois : comment est-ce qu’on envisage le lien à l’autre ? Et sur quoi est-ce qu’on choisit de porter le regard, et ce faisant, sur quoi est-ce qu’on choisit d’emmener le regard des autres ? Je pense que mon regard a un peu évolué ces derniers mois, sur quelque chose de peut-être un peu plus dur. Parce que le monde est beaucoup plus dur, d’abord, et qu’il y a beaucoup trop de situations où justement, le regard collectif choisit de se détourner, choisit de ne pas voir. Ce sont des problématiques que je n’avais pas ou peu avant, mais j’ai envie de penser plus la création comme une façon d’emmener le regard des autres sur quelque chose de précis, de choisi.

Et donc, c’est se demander : comment attraper ce regard-là ? Avec quels mots ? Et quel prisme est-ce que tu vas lui donner pour parler des sujets vers lesquels tu veux l’amener ? C’est une question que je me suis posée pendant l’écriture de Sahara, qui est une chanson plus récente, et je pense que ça va plus faire partie de mon écriture de manière générale maintenant.

C’est vrai qu’il y a quelque chose, sur les premières chansons qu’on écrit, de peut-être plus naïf. Mais en même temps, c’est beau que ces choses-là s’expriment aussi, qu’il y ait de la place aussi pour ça. Et il y a une responsabilité à mon sens d’aller vers ce qui peut nourrir, à amener des choses qui peuvent nourrir. Parce que c’est quand on est nourri et rempli que l’on se retrouve à même de mieux répondre, de mieux réagir, et au final de mieux lutter.

Lisa Ducasse
Lisa Ducasse

LFB : Si je te disais ça c’est parce que, on en avait peut-être déjà parlé, mais le travail sur les pronoms est quand même très intéressant sur l’album, et donne un peu cette vision en trois dimensions justement dans l’écriture, qui est assez édifiante sur un travail de 13 morceaux ce changement de perspective quasiment permanent dans l’écriture.

Lisa Ducasse : De façon assez prosaïque, je pense qu’il y a un truc qui vient de l’anglais, où on utilise beaucoup plus le « you » pour ne pas forcément parler à quelqu’un de précis. Ça peut vraiment être un « you » réflectif, où tu te parles à toi-même.

Ça se fait beaucoup beaucoup en anglais. Enfin, le « you » est très très présent en anglais de manière générale, et notamment dans les textes de Spoken Word. Dans cette tradition, je pense qu’il y a énormément de textes qui se construisent autour du « you » parce que ça fait appel à des motifs d’expérience collective aussi.

C’est aussi une façon de mettre à distance une expérience par rapport à soi-même, ou encore de s’adresser aux autres directement, mais en parlant de soi – on revient aussi à ça.

LFB : On parlait de voyage. Comme l’album est un voyage extérieur, as-tu ressenti une pression particulière à choisir le bon départ et la bonne arrivée ?

Lisa Ducasse: Ah oui !

Oui, oui, oui. Cézembre est donc le morceau qui ouvre l’album, et c’est aussi un de mes morceaux préférés.

Pour la petite anecdote, c’est un des morceaux qu’on a travaillé avec Nico en amont. Et on n’avait pas pour consigne de travailler dessus. C’est la seule fois où on a désobéi à Bénédicte (rires)

Et en fait, on a deux chiens qui se ressemblent et on était vraiment dans le studio avec les chiens, et on tenait chacun son chien. On réécoutait ce qu’on avait fait sur le morceau et on était vraiment en train de câliner chacun son chien, et de se balancer au rythme du morceau. C’est un morceau doudou, c’est resté un morceau doudou… et ce qui est arrivé en dernier sur Cézembre, c’est le violon de Christelle.

Là aussi, ce n’était pas du tout prévu qu’il y ait du violon sur Cézembre. Ça ne faisait pas partie des morceaux qu’on avait identifiés pour le violon. Il nous restait du temps et Christelle a eu une idée. Elle est rentrée dans la cabine et elle a posé une ligne qui dure tout le morceau. Elle a fait deux prises, et il y avait ce truc, juste cette ligne de violon, pour moi c’était un oiseau, vraiment, je voyais le vol d’un oiseau, C’était très fin, c’était une ligne de vol, une ligne de vol de quelque chose de petit et d’animal. Alors au départ je me suis dit : « C’est un bon morceau pour finir l’album », parce que c’est comme si voilà, c’est comme si l’oiseau s’envolait par une fenêtre. Et puis on a fait Palomino, et je me suis dit « Non, Palomino c’est vraiment le morceau pour finir l’album ».

LFB : Il y a un côté très aride en fait.

Lisa Ducasse : Oui et puis ça termine sur ces mots : « un futur flou qui reste encore à vivre ». 

Quand on réécoutait tous les morceaux avec Béné et qu’on réfléchissait à l’ordre, je me suis dit que pour moi, Cézembre était quand même vraiment à part. Et donc, si ce n’était pas une fin, c’est que c’était un début. C’est un morceau très doux. Et du coup, on ne commence pas sur quelque chose qu’on impose tout de suite. Mais pour moi, on avait besoin… tu parles du point de départ et du point d’arrivée, et pour moi, on avait besoin d’une porte, on avait besoin d’un point d’entrée, mais de quelque chose de physique – tu rentres par une petite ouverture, et puis l’ouverture elle s’agrandit, et derrière il y a tous les mondes à découvrir… et puis tu repars par une petite ouverture aussi.

LFB : Je voudrais finir et revenir sur une phrase de l’album : Il est trop tôt pour renoncer à la beauté. Elle est marquante cette phrase, parce que renoncer à la beauté, c’est renoncer à l’espoir, c’est renoncer à tout, au regard aussi, je trouve. Il y a un truc très beau dans cette phrase.

Lisa Ducasse : Elle est importante pour moi, parce qu’elle me sert beaucoup à moi-même. Je me la répète souvent. Ce n’est vraiment pas de l’ambition… C’est marrant, je pense que j’ai beaucoup évolué aussi là-dessus. Je pense que j’ai pu avoir beaucoup d’ambition. Et la dernière fois, en ayant vécu plein de choses de l’intérieur, plein de facettes de l’industrie… il y a ce truc où je me suis dit que l’arrivée me fait peut-être toujours autant rêver, mais le chemin aujourd’hui n’est plus du tout assez beau pour justifier de l’arrivée.

Les choses ne se font pas à n’importe quel prix. L’idée, c’est juste de faire quelque chose dont je puisse être fière, dont je continuerai à être fière pendant toute ma vie parce qu’il y a ça aussi : on se dit qu’on sera les seuls à vivre toute notre vie avec ce qu’on a créé. Les gens vont l’écouter un moment, et puis peut-être qu’un jour ils ne l’écouteront plus… mais en tant qu’artiste, tu restes la seule personne à porter ce que tu as créé et à vivre avec pour le reste de ta vie. Ça, c’est quelque chose qui m’angoisse par exemple. Mais là, je suis fière de ce qu’on a fait avec l’album. Je sais que je resterai très fière de ce qu’on a fait, tout simplement parce que c’était une expérience de vie qui était belle. J’ai envie que ça touche, j’ai envie que ça voyage, forcément. J’ai envie et je lui souhaite cette vie-là. Mais le plus important c’est de pouvoir vivre avec.

LFB : Est-ce qu’il y a des choses récemment qui t’ont marquée en termes de culture : un livre, un film ?

Lisa Ducasse : C’est marrant parce que je repense à la dernière question et à ce qu’on se disait sur le post de Ian Caulfield. En fait, que la création ne peut pas s’associer à une envie de domination.

Elle le fait très bien, on le voit. Mais encore une fois, après, il faut vivre avec.

LFB : Ça peut être un truc marquant, ça, le post de Ian Caulfield.

Lisa Ducasse : Ah mais oui, ça peut être ça, en vrai.

Si ça peut être ça, c’est carrément ça. J’invite tout le monde à aller le lire.

Je trouve qu’il a très très très bien résumé ce à quoi on se retrouve à faire face, en particulier en tant qu’artiste indépendant aujourd’hui. Et que c’est important de le savoir, et c’est important aussi de savoir que l’on peut vivre très bien en dehors de ça aussi, en sortant de ces logiques-là, en s’en extrayant. Et qu’il y a des choses beaucoup plus importantes dans la vie et qu’encore une fois, quand on est à nouveau soi, on est plus à même de porter une parole qui sert aux autres et qui peut aider.

Et je pense qu’on a besoin de s’entraider, et ça va du très personnel à des choses beaucoup plus grandes et beaucoup plus larges.

Mais on a besoin de ça, on a besoin d’avoir les yeux ouverts.

crédit photos : Clara de Latour

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