Le samedi 2 avril au Théâtre de L’Échangeur de Bagnolet s’achevait l’édition 2023 du festival Sonic Protest. Retour sur cette soirée aux allures de glitch cérébral, où la boiler room noise se substituait aux traditionnelles huit heures de sommeil réparateur, faisant dérailler l’espace-temps et les corps.
Voilà près de 20 ans que le festival Sonic Protest officie à Paris et alentours, incisant avec précision l’oreille interne de ses spectateur.ice.s adeptes de musiques pointues et bruitistes. Si la programmation marathonienne de trois pleines semaines ne suffit pas aux plus aguerri.e.s, la soirée de clôture constitue à elle seule une épreuve d’endurance à ne surtout pas manquer pour les noceur.se.s du genre.
À l’heure où même les grandes fondations d’entreprise programment des soirées « expé », menaçant de figer un genre incodifiable en un courant musical prédéfini, Sonic Protest prouve qu’il est toujours possible de faire un pas de côté pour s’écarter du sentier du mainstream. Loin des auditoriums à l’acoustique lustrée, le festival privilégie pour son habituelle clôture le Théâtre de L’Échangeur à Bagnolet dont le bâtiment industriel en bordure de périph’ constitue l’écrin parfait pour le système son de la Distomobile. Construite selon le bon vieux principe du DIY dans les bas-fonds bruxellois par les magiciens du son Eduardo Ribuyo (C_C) et Fabien Meunier (O.R.B.M.), la Distomobile répond à l’esprit de la culture dub jamaïcaine et anglaise en s’adaptant aux aspirations de la scène expérimentale actuelle. Dans la grande salle de L’Échangeur, caissons de subs et tweeters s’empilent ainsi pour faire résonner avec exigence les musiques se situant sur des territoires sonores dangereusement pentus. Beats et bruits, kicks désaccordés, breaks inclassables, objets sonores non identifiés : l’expérimental en tant qu’il représente une certaine approche sensible et radicale du son est incarné ici dans ses formes les plus mouvementées et dansantes. Les polyrythmes et les (non) genres s’enchaînent pendant plus de huit heures de montée en puissance. Huit heures, c’est une nuit complète de sommeil : en lieu et place de réparation cognitive, Sonic Protest propose le glitch cérébral.
S’emparant de la doctrine anarchiste selon laquelle « le seul bon système est un système son », l’artiste et programmeuse Valentina Vuksic ouvre la soirée en mettant à mal le système d’exploitation des ordinateurs qu’elle transforme en direct en machines sonores. Là où la technologie devient mécaniquement audible et le contingent objet de performance, l’idée même de club commence doucement à se fissurer.
Suit le concert des instrumentistes Diatribes and Horns dont les rythmiques qui ne démarrent jamais, arrachées soudainement au tempo, ne parviennent pas à nous convaincre. Peu importe : on comprend l’intérêt d’un tel concert programmé à ce moment de la soirée comme un moyen de préparer le terrain à l’état de chaos sonore qui vient. Il est 21h et les artistes jouent encore sagement sur l’estrade.
Vers 22h30, le brestois Guilhem All introduit à la scène textures et bruitages à l’aide de tourne-disques juxtaposés en une installation analogique dont il n’est pas important de comprendre le fonctionnement : pas besoin en effet d’être ingénieur.euse du son pour se faire hypnotiser par les nappes et les boucles induites par son jeu rotatif. La scène est également abandonnée au profit du centre de la salle, plus immersif : mi-free party, mi-Boiler Room.
On se relève pour la conjuration à venir : tandis que les technicien.ne.s amènent un obscur matos enveloppé dans un tas de foulards, quelqu’un à nos côtés compare cette table de mixage cachée à un amas de viscères, objet de rituel prêt à être disséqué sur l’autel du dub. Bonne intuition que celle-ci, alors que nos corps se font lentement posséder par la transe nappée de rythmiques stellaires et de cris de loups de Bear Bones, Lay Low. Star montante de la scène électronique psychédélique, aperçu tant au reconnu Dekmantel Festival ou à l’excellent Positive Education que dans la cave humide du Zorba, Ernesto González sait manier l’espace-temps dans toute son expansion cosmique. En réponse, le public ondule comme un serpent, s’oppose par le geste à la simple contemplation, dans un désir incoercible de prendre part à la cérémonie.
Et puis, en un retournement brutal de la situation, Petronn Sphene démonte absolument toute messe dub mise en place jusqu’alors. C’est peu dire que nous n’étions pas prêt.e.s pour la convulsion engendrée par sa xéno-rave : faite de moments explosifs dont on ne peut rien prévoir, avec ses breaks en saccade qui hurlent comme un moteur déglingué, sa musique opère un drift extrême des cerveaux. On croirait voir une poupée satanique violenter les fréquences sonores avec des armes extra-terrestres. Un peu comme si la productrice hyperpop felicita se mettait à faire du death metal après s’être fait briser chacune des articulations. Queer excellence.
Fluidité des genres, complexification des circuits : paradoxalement, il devient difficile de poursuivre cette crise convulsive à moins d’augmenter les bpm. À presque 2h du matin, le duo écossais Measure Maniacs prend la relève et assène la salle de ses vibrations technos. Une techno dans le rythme, mais pas dans la texture, qui nous fait dérailler sans jamais nous lâcher. Plus puissante que jamais, la Distomobile tient toujours en place et les têtes de certain.e.s cherchent progressivement à se fondre dans les caissons.
PPaulus & Frère débarquent ensuite pour contrer cet envahissement cérébral stroboscopique. À côté des précédents explosifs, la gestuelle des deux artistes nous apparaît presque bizarrement pop. Trop convenue, comme une anomalie. Et puis les rythmes coupés, repris, interrompus, à grands renforts d’instruments DYI, de câbles, de sampleurs et autres dispositifs non identifiés nous rappellent que l’on est bien à Sonic Protest. À cette heure de la nuit, après déjà six heures de tension musculaire, l’atmosphère redevient organique, les corps se délitent. Le dub nous apaise.
Toute bonne soirée se déploie nécessairement sur plusieurs espaces, autant de lieux de sociabilité et de respiration pour reposer ses sens malmenés. Tandis que certain.e.s luttent pour leur survie devant le set de 2Mo, dont nous avons ouï dire que le volume sonore généré par leurs fréquences complexes dépasse le tolérable au-delà de cinq minutes d’écoute, nous reprenons notre souffle sur les sièges de cinéma de l’antichambre de L’Échangeur, où sont projetées sur grand écran quelques vidéos de l’artiste Paul Destieu. Là-bas aussi les solos de batterie ne démarrent jamais, les rythmes endiablés se font ensabler, le silence y est impossible. Encore un endroit sur lequel le concept de temps n’a aucune autorité et dont on se délecte.
Il faut bien reprendre des forces avant de s’engager dans la dernière étape de cette épreuve physique. Nous ne filons pas la métaphore par plaisir stylistique : ces huit heures de montée en fréquences s’achèvent par la performance absurde, et donc totalement à propos à cette heure de la nuit, d’Aeorobiconoise. Le nom ne pourrait être plus explicite : une bande de sportif.ve.s de salon s’acharnent sur leurs instruments de gymnastes dont les micros contact restituent avec grands effets toute la puissance sonore. Toute cette intensité nous provoque personnellement une petite suée d’angoisse, mais le premier rang attentif s’agite dans la danse avec autant de vivacité que la troupe. Soudain, panique ! dans la boiler room : quand les lumières se rallument, elles révèlent alors des corps ne se mouvant plus que pour eux-mêmes, affranchis de toute loi naturelle, défiant même l’ordre du dancefloor. Dans un état non-verbal et non-linéaire, libre à chacun.e désormais de décider de continuer à se perdre dans l’espace-temps ou de reprendre ses esprits.
À rebours de la tendance déjà surannée du « club déconstruit », la programmation de Sonic Protest continue d’œuvrer à l’ouverture de nouveaux espaces – entendons par là de brèches sonores – entre l’expérimental et les musiques dansables. En ce qu’elles provoquent en nous, en notre chair, dans leurs mouvements réflexifs et spontanés, ces percées se font dansantes. Sur le spectre des musiques extrêmes, trouver le juste équilibre entre musique qui s’écoute et musique qui se danse n’est pas chose aisée. À l’issue de cette soirée, il semble que la Distomobile incarne la réponse possible à cette ambition. Derrière celle-ci apparaît alors l’image de la fête infinie : on se souvient l’année dernière d’un week-end irrésistiblement interminable, une teuf sous l’effet d’une loop qui s’interrompt seulement quand le besoin de sommeil irrépressible se fait sentir le dimanche à midi, quand les fonctions corporelles ne sont plus en état de marche. Par un effet de reverb poussé radicalement, la nuit devient une brèche dans le présent, un ailleurs en décalage temporel et physique. Cette fois-ci, la soirée se finit plus tôt : à 9h, après un café-croissant au bar du coin pour éponger les toxines de nos corps fatigués. Longue vie au zbeul sonique.
Toutes les archives et les actualités de Sonic Protest sont en ligne sur le site du festival. Les vidéos sont issues du compte instagram. Les photos ont été réalisées par Vincent Ducard.