Depuis la création de La Face B, Martin Luminet fait partie des grands habitués du média. Et comme une belle histoire d’amour qui continue, on trouve toujours de nouvelles choses à se raconter et de quoi se surprendre. Logique avec un album aussi foissonant et surprenant que son DEUIL(S). On s’est donc posé autour d’un thé pour s’offrir une nouvelle longue conversation avec un de nos humains préféré.
La Face B : Salut Martin, comment ça va ?
Martin Luminet : (rires) Ah bah ça va bien. On a l’impression que ça va pas bien ? Non, ça va bien. Franchement ça va d’autant mieux que je pense que les albums soignent un peu la vie réelle et que là le fait qu’il sorte bah tu as l’impression que ça y est, c’est réel, ce soin a existé.
La Face B : J’ai une première question vraie question hyper sérieuse. Est-ce que tu réalises que t’as écrit la suite de Civilisation ? Tu as écrit un album sur ton ex et la société…
Martin Luminet : (rires) Ouais c’est ça… (rires) Ils se sont séparés Orelsan et sa meuf ?
La Face B : Non, justement, tu as écrit la suite !
Martin Luminet : Ah ! (rires) Bah oui c’était le but, il m’a appelé, il m’a demandé, il n’avait pas d’idées pour écrire la suite. (rires) Bah ouais mais en même temps je suis ultra préoccupé par ça quoi. L’amour et comment on sort de cette époque, qui je trouve, soit ne nous ressemble plus, soit nous ressemble trop et c’est soit il faut changer l’époque, soit il faut nous changer et je pense qu’il y a une remise en question qui est profonde à plein de niveaux. Et dans ces sujets-là, il y a évidemment le sujet de l’amour, l’amour de soi, des autres et comment est-ce l’amour peut exister au milieu d’une époque si violente…
La Face B : Mais, au-delà de la blague, je me demandais comment ton existence propre elle avait eu une influence sur Deuil(s) ? Parce que c’est vrai que je te connais depuis un moment et je n’avais pas l’impression forcément que certains axes de réflexion allaient débarquer sur l’album…
Martin Luminet : Ouais… Genre la rupture ? C’est qu’à la base l’album il ne devait pas parler de ça du tout, c’est vraiment sincère. Ca ne devait pas parler de ça. Et je pense que j’avais très envie de parler de l’époque parce qu’on traversait… ‘fin moi je sentais que d’un point de vue générationnel et personnel, on était en train d’être dans une espèce de tempête à plein de niveaux ; social, écologique, sanitaire… Et là pour la première fois de ma vie j’ai l’impression que la deuxième partie de ma vie va devoir beaucoup se faire dans le combat. Parce que si on ne se réveille pas, on risque de se faire ensevelir. Et à la base ma réflexion sur l’album c’était uniquement autour de ça, parce que c’est ça qui me préoccupait le plus et c’est ça qui me donnait envie d’écrire.
Et au milieu du processus d’écriture, il y a cette espèce de tragédie amoureuse qui est vécue comme une tragédie mais qui ressemble à une rupture comme il en existe tous les jours et dans le monde entier. Mais c’est marrant de te dire que tu as,à deux échelles différentes, la sensation que le monde s’écroule. Et en fait c’était ça qui m’est arrivé, c’est que j’ai vu successivement le monde s’écrouler quoi. Une fois de la société, une deuxième fois via l’amour.
Et c’était soit je résistais à ce sentiment-là et je l’occultais complètement pour faire l’album que j’avais prévu soit je rentrais dans cette brèche qui était encore très brûlante et je me disais que j’allais mettre mon album à rude épreuve mais aussi essayer de le faire exister à travers ça.
Si cet album devait parler de cette période de ma vie, je ne pouvais pas passer à côté de ça, cette espèce de traumatisme amoureux que des milliers de gens, des millions de gens traversent et que toi, tu penses que tu le traverseras peut-être mieux qu’eux ou différemment. Et en fait, non, tu te fais balayer. Je pense que la violence d’une rupture est équivalente à l’amour que tu as eu avant donc ce n’est pas du tout un amour à regretter mais c’était une douleur à regarder un peu droit dans les yeux. Donc j’étais obligé de regarder les deux.
La Face B : J’ai l’impression que Deuil ,qui ouvre l’album, c’est un « heureux accident » qui a une tonalité sonore qui est complètement différente de ce qu’il y a sur le reste de l’album et qui joue vraiment, comme une espèce de volet déroulant de tout ce qui va se passer dans l’album…
Martin Luminet : Ca fait l’état des lieux de tout ce qui était pas prévu et partout où l’album va être chahuté. Et en fait moi je m’y retrouve parce que je ne sais pas faire des choses que je prévois, je n’y arrive pas. Quelque part je me dis heureusement qu’il y a eu ça parce que ça m’a permis de mieux regarder aussi cette question d’époque dans les yeux et de ne pas omettre que l’amour avait une place importante dans ma vie et dans cette décennie, qu’est-ce qu’on fait de l’amour aujourd’hui…
La Face B : Et en parallèle à ce morceau-là, tu as Quelqu’un qui est le pendant en fait. Qui est un morceau un peu suspendu, qui ouvre l’avenir, qui en même temps clôture l’album et tu le dis toi-même, c’est limite le début d’un autre album…
Martin Luminet : Ça pour le coup, c’est dans mon tempérament, j’ai du mal à me dire que les choses sont finies. Je fonctionne en cycles. Et pour moi ce sont des cycles qui vont générer des nouveaux cycles. Le début d’un cycle vient s’emprunter à la fin d’un autre et j’ai du mal à me dire « cette question-là de l’amour est finie ». Je ne pense pas qu’elle soit finie, je vais l’aborder différemment dans la suite et ça m’apprendra d’autres choses par la suite et tout.
Il y a quand même une fenêtre qui est ouverte sur la suite qui est ni de l’espoir ni du pessimisme. Je ne me dis pas tiens j’ai réglé cette question de l’amour. Je pense que j’ai traversé le deuil, j’en connaîtrai d’autres et ça continuera de me nourrir aussi. Mais, je n’en ai pas du tout fini avec l’époque, la société, la notion de l’amour, du couple et de tout ça, des projections, des choses qui nous font plus de mal que de bien.
Donc oui oui c’est peut-être un album qui en appelle un autre parce que je sais que je n’aime pas regarder dans le rétroviseur, je n’aime pas me dire que les choses sont actées et sont finies. C’est comme les chercheurs d’or. Si j’étais chercheur d’or, je serais emmerdé d’en trouver. Je préfère chercher toute ma vie et me dire que je cherche, je cherche, je cherche et si je trouve je pense que je serai comme le Joker qui se décrit comme un chien qui court après les voitures, si tu attrapes une voiture, qu’est-ce que tu fais de cette voiture ? Je cours après les choses et j’essaie de soulever plus de questions que de trouver de réponses.
La Face B : Surtout que l’album il est forcément traversé par d’autres deuils qui sont mineurs et ce qui est intéressant que c’est que t’appelles cet album Deuil(s) mais j’ai l’impression que comme tu me l’avais dit à une époque que tu continues à écrire pour te sentir vivant . Comme dirait le père de Bruce Wayne : « pourquoi tombe-t-on ? C’est pour mieux apprendre à nous relever… »
Martin Luminet : C’est vrai que la quête à travers tout ça, qui est une quête qui dépasse la musique… Moi ça se passe à travers la musique mais il y a des gens pour ça passe à travers le dialogue, à travers les combats politiques ou un art de vivre ou je ne sais quoi. Moi c’est à travers la musique que j’essaie de trouver mon équilibre et d’aller à la recherche de ce que je suis et pas tellement à la recherche d’une perfection ou à la recherche d’un absolu.
Je crois que j’essaie de savoir ce que je suis pour me sentir le plus utile aux autres, à moi et être le plus aligné possible entre mes convictions, mes émotions et de me dire que la seule chose qui est bonne à savoir dans cette vie c’est de savoir qu’est-ce qu’on a été et c’est peut-être de cette question que découlera ce qu’on a pu apporter ou ce qui a pu nous être apporté
En tout cas, mon cheminement à travers ça, c’est de savoir qu’est-ce que je suis à travers les choses qui me nourrissent et qui me blessent terriblement. Mais j’ai envie de savoir ça. J’ai envie de savoir ça parce que j’ai un trou dans l’enfance que je n’explique pas. J’ai zéro souvenir de cette enfance, j’ai zéro sensation, j’ai eu l’impression d’avoir été non éduqué ou d’avoir manqué de quelque chose à cette époque-là ou peut-être de ne pas avoir été réceptif, j’ai besoin de savoir de quoi je suis fait.
La Face B : Cet équilibre entre ce que ça t’apporte à toi et ce que ça doit apporter aux autres, il est compliqué à trouver ou pas ?
Martin Luminet : Ouais, j’essaie de ne pas me poser la question de ce que ça apporte aux autres parce que sinon tu te disperses. C’est bien beau de dire que je fais ça pour les autres et tout mais je pense que ce sont des trajectoires suicidaires de faire ça. De dire « Ah je vais faire de la musique pour les autres » ou « Je vais faire cette action pour les autres », ce n’est pas bien. Il faut trouver le bon équilibre entre ça et ne pas tomber dans l’égocentrisme ou l’espèce d’égo-système où il n’y a que toi.
Et je crois qu’il faut trouver quelque chose qui toi t’épanouisse pour pouvoir un peu rayonner sur le monde extérieur. Au moins, pas faire du mal aux gens autour de soi. C’est peut-être ça qui est le plus important. C’est déjà arriver à ne pas faire du mal et ensuite, tu vois qu’en étant équilibré bah tu te retrouves dans des situations équilibrées, des relations vertueuses.
Mais c’est vrai que je ne peux pas me dire, tiens je fais ça pour les autres, c’est faux. Je ne fais pas ça pour les autres et je ne fais pas ça non plus pour moi. Je pense que je fais ça pour un équilibre, que je n’explique pas, mais qui se trouve entre le monde extérieur et moi-même. J’essaie de respecter un maximum les deux entités pour qu’aucun ne prenne le dessus sur l’autre parce que sinon tu tomberais dans un truc où ça se vampirise et ça peut être désastreux quoi.
La Face B : Cette manière de repousser l’égo un peu, elle se retrouve dans la conception de l’album au final puisque tu as des morceaux qui parlent clairement de l’époque, des morceaux comme Piège, comme Epoque, comme Monde… Et ce que je trouve assez intéressant sur cette façon que tu as justement de repousser l’égo, de pas être sur un truc, comme tu dis, de pur égo, c’est qu’ils sont placés de telle manière que ça chapitre aussi un peu l’album comme si ça donnait des aérations…
Martin Luminet : C’est sûr que j’écris sur des sujets intimes et automatiquement tu vas parler vite de toi ou de ton rapport à toi aux choses et qu’à travers ton prisme. Et que parfois, ça me fait du bien, c’est même vital, d’un petit peu me mettre en empathie avec le reste, d’essayer de résonner (raisonner ?) comme une intimité collective. Il y a des morceaux qui sont, purement, très intimes… Je ne peux pas regarder le monde extérieur au moment où je les écris.
Il y en a d’autres où si je veux que ça soit puissant, si je veux que ça vienne réparer quelque chose chez moi, il faut que j’ouvre un peu une forme d’antenne ou d’empathie avec le monde extérieur pour voir qu’est-ce qui dans cette violence qui nous traverse, enfin qui me traverse, qu’est-ce qui appartient à un truc collectif qui fait que ça repoussera un peu la solitude et qu’on pourra se considérer plus comme une génération, on aura vécu la même chose et du coup on pourra se serrer les coudes sur des sujets et qu’on se sentira beaucoup moins seuls face à la tristesse, face aux injustices et à tout ça quoi.
La Face B : Il y a, de toute façon, ce besoin d’intérêt collectif qui a toujours été dans ta musique, qui est même là encore plus fort parce que même sur les morceaux très intimes où tu parles de toi, c’est toujours à travers des émotions et des ressentis que les autres peuvent comprendre et intégrer dans leur intime en fait…
Martin Luminet :J’espère. Quand tu l’écris, tu n’y penses pas comme ça. Tu dis, moi mon taff c’est de mettre les bons mots sur ce que je ressens. Évidemment que le geste de la chanson il est complet s’il y a quelqu’un qui répond au bout du fil, peu importe le nombre. Mais si ça parle à quelqu’un d’autre, tu dis bon ok ça, ça veut dire qu’on n’est pas si individualistes que ça, qu’il y a des choses qui nous traversent de la même façon, c’est juste qu’on ne sait pas communiquer, on ne sait pas se le dire et qu’il faut retrouver comment recréer ce lien qui vient parler d’une émotion à une autre, sans passer par des prismes d’égo, par des prismes de protection, de carapace et tout. Moi j’essaie d’y aller de manière le plus vulnérable possible pour qu’en face on l’écoute avec vulnérabilité et qu’on se connecte à ça.
La Face B : On parlait de l’amour, de la société mais il y a un troisième axe qui est hyper important dans l’album aussi et qui se retrouve sur certains morceaux, c’est l’idée de transmission, de ce que tu vas apporter, ce que tu vas laisser et ce questionnement-là aussi est au cœur de l’album…
Martin Luminet : C’est vrai. Parce que cet album, il parle d’une perte aussi, qui est la perte de mon grand-père, qui est la personne qui m’a le plus apporté à tous les niveaux : émotionnel, dans la vie, dans mes choix de vie et c’était la personne avec laquelle j’étais le plus en complicité. Sauf qu’on savait qu’on avait 50 ans d’écart et qu’au bout d’un moment on savait qu’on allait passer un bout de notre vie l’un sans l’autre.
Et j’ai eu de la chance d’avoir eu cette relation et du coup ça m’interroge, maintenant qu’il est parti, sur moi comment je vais chérir, comment je vais occuper cette place-là vis-à-vis des miens. Il y a notamment une chanson qui est adressée à ma filleule, parce que j’ai ce rapport-là aussi aux choses, on a quand même une responsabilité nous vis-à-vis des gens qui arrivent après nous. Ce n’est pas de leur dire quoi faire, c’est plus être le plus clair sur ce qui nous a traversé et après ils en font ce qu’ils veulent. Mais moi c’est ce que j’ai ressenti avec mon grand-père, il ne m’a jamais dit quoi faire, il m’a juste dit ce qu’il avait ressenti sur toutes ses expériences de vie et après, j’ai pu piocher dedans, j’ai pu m’en inspirer ou m’en détacher et c’était hyper précieux.
La Face B : Ce qui est fou, c’est que ce morceau dont tu parles, c’est un morceau que lui aurait pu t’écrire et/ou tu aurais pu te mettre à ta place en fait. Et quand on connaît ton histoire personnelle et ce que faisait ton grand-père, j’ai vraiment l’impression qu’en écoutant l’album et même dans la façon dont tu fais de la musique que tu as troqué un artisanat pour un autre…
Martin Luminet : Clairement, clairement ! Parce qu’avec mon grand-père, au début il y a eu une vraie incompréhension quand je n’ai pas voulu reprendre la chocolaterie et ne pas vivre là-dedans. Et en fait on s’est reconnectés au moment où on s’est rendus compte tous les deux qu’on faisait des métiers de passion. On avait chacun la nôtre mais on faisait chacun notre métier de la même façon. C’est marrant parce que le chocolat et la chanson, il y a un truc assez proche, c’est des métiers de plaisir, tu offres à quelqu’un du plaisir, quelque chose qui ne reste pas longtemps dans sa vie mais qui peut te marquer, tu vois. C’est des petites choses… Je l’ai vu toujours répéter le même geste, faire toujours avec passion, je l’ai vu faire à la fois pour lui avec beaucoup d’exigence en se disant qu’il ne devait pas trahir sa façon de faire parce qu’il y avait quelqu’un au bout qui allait entendre, goûter à ça, je m’en inspire toujours. Tu respectes toujours ton intégrité et celle des autres en soignant ce qui te relie à eux, c’est le lien quoi.
La Face B : Est-ce que tu flippes sur la façon dont cet album va être reçu ?
Martin Luminet : (rires) Oui et non. En vrai il y a une partie de moi qui sera toujours paniquée, parce que tu as toujours peur de pas être compris. Moi j’ai pas peur de pas être… De toute façon, je le dis dans la chanson… Je n’ai pas peur de ne pas être aimé ou d’être aimé, cette question, elle ne m’intéresse pas enfin… je dois m’en affranchir si je veux avancer, ce dont j’ai peur c’est de ne pas être compris.
Et en fait, vraiment, j’ai envie qu’on me comprenne et ça c’est le fer de lance de tout mon processus, que ça soit de l’écriture à la façon dont je parle de mes chansons, à la façon dont elles sont sur scène. Je ne veux pas être dans la séduction, je veux être dans un truc dont on se parle et j’ai des choses à dire, pas pour draguer quelqu’un, pour draguer une écoute ou quoi, c’est que c’est vital, c’est existentiel quoi.
Bien sûr, ma peur c’est ça, c’est qu’on me comprenne pas, ça serait violent pour moi et ça serait triste pour tout le travail qui a été fait. Et à la fois, il y a une autre partie de moi qui sait qu’elle a fait ce qu’elle devait faire sur cet album-là avec les bonnes personnes avec qui je suis entourée que ça soit Marion ou Benjamin. Je sais que je l’ai fait avec les bonnes personnes, que c’était à ce moment-là qu’il fallait le faire, je n’aurais pas pu faire mieux, j’ai vraiment tout donné. Tout donné d’un point de vue émotionnel, d’un point de vue honnêteté, d’un point de vue intégrité…
Je sais pas, il y a les planètes qui se sont alignées pour que je sois en disposition de bien le faire et je pense que je l’ai fait au mieux, que j’ai vraiment optimisé chaque minute, chaque force que j’avais pour le mettre honnêtement dans cet album et jamais flanché sur des questions d’égo, de me regarder faire ou de vouloir séduire quoique ce soit…
La Face B : Parce que t’as aussi des gens autour de toi qui te protègent de ça en fait…
Martin Luminet : Du moins, dont je sais que la relation se base sur l’art et pas sur l’industrie. Et ça c’est précieux parce que moi je suis sensible à ça. Pour le coup il y a une partie de moi qui est sûre et il y a une autre partie qui va guetter ça, est-ce qu’on reçoit ça, est-ce qu’on le reçoit… Et puis après succès, pas succès, ça ne me regarde pas, c’est de la magie noire et voilà (sourire).
La Face B : J’aimerai revenir sur une deuxième partie, les évolutions importante qui sont amenées par Deuil(s) et du coup, la première, qui est la plus marquante c’est l’utilisation de ta voix ! Je me demandais, est-ce que tu as passé le complexe du chanteur et tu t’es enfin accepté justement ? Ce qui se ressent sur l’album, comment toi, ce processus, parce que sur Monstre tu le disais toi-même tu étais sur un truc de spoken qui revient mais qui est beaucoup moins présent…
Martin Luminet : Je n’ai pas confiance à ce niveau-là, ce n’était pas un endroit de confiance chez moi, qui n’était pas inné. J’ai rarement des endroits de confiances innés en plus. Mais grâce aux Francos, pour le coup au Chantier, qui te font vraiment travailler le fond des choses et à force d’entendre la voix des gens qui me sont chers et que j’écoute, je pouvais me laisser me faire confiance et me laisser surprendre par ce que j’avais à l’intérieur de moi, je me suis permis d’essayer. Et en fait de voir qu’écrire faisait aussi du bien à la tête qu’au corps et de se mettre à écrire avec le corps, créée une espèce de libération où c’est physique, ta voix se lâche un peu plus.
Là où sur Monstre, c’est vrai que je retenais ça, j’avais un peu peur de comment ça pouvait sortir, là j’ai été bien accompagné et je me suis laissé complètement surprendre. C’était pareil, en fait tout ce qui me fait peur, j’y vais. Ça me faisait peur donc je me suis dit faut que j’y aille, puisque je ne vais pas garder cette peur toute ma vie donc j’y suis allé. Ça m’a fait beaucoup de bien parce que du coup les textes sonnent autrement et même dans la façon d’écrire, tu sais que tu as un ressort. J’ai toujours peur des chansons trop intellectuelles ou trop intellectualisantes et que tu n’écoutes qu’avec ta tête.
Et moi j’ai vraiment envie qu’on ait ce côté tu pleures en dansant, tu exultes en dansant, tu as un truc qui vient te libérer le corps autant que le cœur et que la tête. Ouais ça m’a fait beaucoup de bien de m’affranchir de ça et de risquer ça.
La Face B : J’ai l’impression que finalement Monde présent sur l’album mais pas par hasard aussi, c’est un peu le titre sur lequel tu te lançais là-dessus sur le refrain, la transition entre ces deux époques…
Martin Luminet : C’est sûr que Monde, elle n’est pas positionnée en dernière sur l’EP mais elle a été écrite en dernière. Et je sentais que même dans la façon de travailler avec Ben, on était passés dans un nouvel équilibre dans la façon de bosser. On se comprenait mieux, on avait trouvé un peu notre langage et même moi dans l’équilibre entre le parlé et le chanté je me disais « là y a une forme d’évidence » qui n’est pas calculée et qui me va bien . Je savais que cette chanson-là avait déjà un pied dans la façon d’écrire pour après. Et donc pour moi cette chanson, elle avait sa place dans l’album vis-à-vis de ça. Même dans les sujets qu’elle abordait, elle a complètement encouragé l’écriture de l’album.
La Face B : C’était la chanson avec le moins d’égo que tu pouvais avoir aussi.
Martin Luminet : Ouais ouais carrément !
La Face B : L’autre point important, je trouve sur cet album, c’est que je trouve qu’il y a une vraie diversité musicale et une vraie liberté, je me demandais si le fait de faire des chansons qui sont aussi centrées sur le texte t’avait aussi libéré pour faire des choses complètement différentes d’un morceau à l’autre ?
Martin Luminet : C’est sûr que je suis toujours embêté quand on me demande tu fais quel style, c’est quel style, machin… Je comprends la nécessité de cette question parce que t’as envie de pouvoir mettre des repères sur une musique plus connue. Mais je suis incapable de dire à chaque fois de quel style je suis parce que je pense que ce n’est pas très intéressant. C’est comme un réalisateur, il peut être bon en films romantiques, pourquoi il ne serait pas bon en films à suspens, en films d’horreur ? Pourquoi on le cantonnerait là-dedans ? Au-delà du fait qu’il y ait un truc un peu franco-français sur le fait d’arriver à un peu cloisonner les choses parce que c’est rassurant…
Je me disais que le style que je fais c’est ce que je vais raconter en fait. Tu as raison, c’est le texte qui pour moi a une place centrale et ensuite, je vois comment il s’articule, comment il vit musicalement mais je ne suis limité que par mes goûts. J’essaie de faire la musique que j’aime entendre, qui me fait du bien. Mais j’ai pour le coup vraiment beaucoup de libertés à ce niveau-là. Je bosse avec Ben donc je sais qu’on a des goûts qui sont communs et qu’on ne va pas partir à faire de l’afro-beat (sourire). Je sais pas à quel point c’est un combat collectif ça mais j’aimerai bien me dire que dans la tête du public et même dans la mienne, je pense que je ne l’ai pas trop, mais qu’on arrête de se demander quel est le style de personne mais plutôt qu’est-ce qu’elle a à raconter et comme ça on pourra aller à des concerts en disant moi j’écoute beaucoup de machin, nan, t’écoutes untel parce qu’il ou elle te parle de ça et qu’elle aborde ce sujet-là et je trouve ça beaucoup plus précieux que dire j’vais écouter ça parce que moi j’aime bien la funk donc c’est de la funk.
Si il n’y a rien à raconter en faisant de la funk, tu n’apprends rien. Donc j’ai envie d’aller vers cette évidence, de se dire, on n’a pas de style particulier si ce n’est notre sincérité et notre intégrité. Et tant qu’on a des choses à raconter, en chanson française, ce qu’il y a de bien, c’est qu’on suit le parcours et la vision et le ressenti de quelqu’un, son regard sur une société, sur des sentiments et quand un ou une artiste nous parle, on sait qu’on aime bien son regard parce qu’on trouve qu’il ou elle pose un beau regard sur la tristesse, un beau regard sur la colère, un beau regard sur les sentiments et après peu importe comment ça sort. Les trucs que j’écoute à fond, je n’écoute pas le style, j’écoute ce qu’il y a à dire.
La Face B : Ou les émotions que ça transmet. Sur l’album, chaque morceau, je trouve la prod et la composition canalisent l’énergie du texte; Deuil c’est ça, Chemin c’est ça, Silence c’est ça, même Garçon tu vois…
Martin Luminet : Tu as une sensation que ça part dans tous les sens ou pas ?
La Face B : Nan… C’est ce que je disais, c’est les thématiques, c’est un album qui est centré sur le texte et c’est ça la colonne vertébrale et après les ramifications te permettent de t’écarter et de faire un truc très pop ou un truc qui est très influencé par Odezenne comme Revenir…
Martin Luminet : Au début je ne comprenais pas, après je me suis dit je vois ce que tu veux dire, parce que j’ai réécouté le morceau. La basse bat très devant et le p’tit thème derrière. Mais en même temps Odezenne moi je kiffe et ça fait partie des grosses références…
La Face B : Ce Deuil qui est post-punk, la basse m’a vraiment surpris, c’est un morceau parfait pour ouvrir l’album. Chaque composition canalise l’énergie du texte et un vecteur d’émotions qui renforce les sentiments qui sont développés par le texte.
Martin Luminet : C’est cool que tu l’aies ressenti comme ça parce que moi de l’intérieur, je ne me pose pas la question de comment c’est perçu, tu vois… Mais j’essaie de me dire bah on n’est pas partis dans tous les sens, ça me va. Parce que moi je n’ai pas l’impression qu’on soit partis dans tous les sens, au contraire j’ai l’impression même d’avoir des sujets un peu… On fait le tour, c’est un album qui a un thème. On aborde le thème, on en fait le tour et on conclut.
La Face B : Il ne s’appelle pas Deuil(s) avec un s entre parenthèses par hasard (sourire). On en vient à la question qui est peut-être la plus importante, comment la relation avec Ben elle a évolué sur l’album ? Puisqu’il est arrivé après la création des premiers morceaux et c’est vrai qu’à l’écoute de l’album et cette force musicale, j’ai l’impression que Martin Luminet c’est devenu un groupe plus qu’une personne…
Martin Luminet : C’est clair que musicalement c’est très vrai. Parce que je lui fais immensément confiance et je pense qu’on a une relation qui est assez rare dans la musique, parce qu’on n’a pas d’égo. Je ne sais pas lequel des deux le range le plus. Je lui fais confiance et j’avais envie de bosser avec lui depuis longtemps et chaque morceau qu’on fait me confirme que cette envie était fondée. Il a libéré un truc chez moi et qu’il sait écouter, ça c’est fort et je pense que c’est ce qui nous relie.
On écoute beaucoup l’autre et moi je lui laisse une place pour qu’il se sente bien aussi, qu’il ait les commandes et qu’il ne soit pas laissé… Il y a une différence entre confier les clés du camion à quelqu’un et lui jeter les clés. C’est soit tu lui confies les clés parce que tu as envie qu’on aille là-bas soit tu lui jettes les clés et tu lui dis bah emmène moi où tu veux, j’suis content d’être avec toi.
Et avec Ben, j’avais envie de me dire, partout où on ira, tout ira bien mais il ne faut pas qu’il sente que c’est un paquebot sans commandant. Moi, j’ai la ligne de désir en tête et lui il va la traduire en ligne artistique, en ligne concrète. La relation elle a évolué dans tous les bons sens du terme parce qu’artistiquement, je voulais quelque chose de plus organique parce que je sentais que c’était un besoin des textes, de se rapprocher plus du corps et de rentrer dans une musique plus près de l’os, près de la chair et du coup l’apport des vraies batteries, des vraies basses… Il a été hyper à la hauteur et je trouve qu’il s’est sublimé par rapport à l’EP et qu’il a su écouter mes désirs.
C’est une phrase qui est simple qui derrière elle, a beaucoup d’attentes et ça, il ne peut pas le deviner. Il a comblé toutes mes attentes, ça c’était très fort. Et humainement, je trouve que ça s’est encore plus bonifié parce qu’on se rend compte qu’on est dans la phase de la relation où on arrive à surprendre l’autre en bien et à l’amener dans des retranchements où il ne pensait pas aller naturellement et moi c’est ce que j’attends d’une collaboration. J’attends pas de quelqu’un qu’il me fasse une traduction littérale de ce dont j’ai envie, j’ai envie que quelqu’un arrive à avoir un temps d’avance sur ce que je désire et puisse me dire tiens ça peut-être que tu me l’auras pas demandé mais essaie pour voir et tu verras que t’en avais envie.
Et c’est trop bien. J’ai beaucoup de chance. C’est pour ça que j’essaie de le mettre à l’honneur au maximum. Même dans le fonctionnement, de fonctionner quasiment comme un groupe. C’est un réalisateur de films et son scénariste et on est les deux sur le plateau, on réfléchit ensemble aux décors, on réfléchit ensemble au casting, on réfléchit ensemble à tout et à la fin l’album certes il porte mon nom mais il n’aurait pas été à cette hauteur sans lui et je pense que lui c’est un album qui lui ressemble aussi même si ce n’est pas lui qui est auteur des textes, il sait qu’il y a sa personnalité qui transpire dans cet album.
La Face B : Les morceaux comme Garçon et Silence qui étaient, je pense, les seuls présents dans le live et qui étaient hyper importants dans le live mais que vous galériez un peu à retranscrire… Comment vous avez trouvé les solutions pour que ces morceaux qui ont une importance, parce que je trouve que ce sont des vrais morceaux marquants de l’album, puissent apparaître dessus ?
Martin Luminet : Déjà il fallait jouer le jeu… Tu avais une version de la chanson, tu aimes le texte et puis elle existe comme ça donc il ne faut pas trop t’accrocher à sa forme telle qu’elle est et à la fois ne pas partir en sucette… Garçonc’est l’une des plus vieilles chansons que j’ai écrites et si elle a traversé les années, ça ne fait pas non plus 10 ans que je la joue, ça fait 3-4 ans c’est qu’elle a une évidence dans sa forme. Il allait juste trouver comment se la réapproprier… C’est comme les films remastérisés, tu ne changes pas l’histoire mais par contre, tu vas les reregarder avec tes yeux d’aujourd’hui, tu refais la couleur et tu ne touches pas à un gramme de l’émotion, tu vas au service de l’émotion.
Et pour Garçon c’était assez bouleversant parce que c’est une chanson qui, je pensais, était un ovni qui allait vivre que sur scène, que je n’arriverai jamais à la poser, elle est tellement en évolution perpétuelle. C’est une chanson qui galope. Elle n’a pas une forme de chanson. Et en fait avec Ben, on a réussi, à lui trouver une forme d’apaisement, à se dire que ce n’est pas une chanson qui est triste ou qui est complètement nihiliste ou pessimiste sur la suite ou sur ce qui s’est passé… C’est, au contraire, le fait de placer des accords au milieu qui ouvrent un peu la mélodie.
Par contre, c’est une chanson qui va être constamment en évolution mais elle photographie cette période de ma vie et c’est tant mieux si ça dure longtemps. Ça voudrait dire qu’elle a anticipé certaines choses et je trouve qu’elle parle parfaitement de ce que je ressens. Et pour la chanson Silence, elle vivait sur scène de manière hyper intense et je n’étais pas encore convaincu qu’elle puisse exister comme ça dans un disque et vivre sans l’énergie de la scène. Et il a fallu, pareil, réaménager des choses et en fait, la revoir avec nos yeux d’aujourd’hui.
Faut qu’on fasse comme avec toutes les chansons, on la met à l’épreuve de ce qu’on ressent aujourd’hui. Est-ce que le texte nous parle encore ? Oui. Est-ce que la mélodie nous parle encore ? Oui. Est-ce que la structure ? Oui, non, on change des choses. C’était hyper bien de se dire onne va pas traumatiser cette chanson, on va essayer de la rendre la plus fidèle possible à ce qui nous anime lorsqu’on la chante sur scène mais il faut lui donner cette urgence de la chanter tous les jours de nouveau et de se dire qu’on est fiers de cette chanson. Mine de rien, on pensait que c’était des chansons qui allaient donner le moins de boulot comme elles existaient déjà mais en fait ce sont celles qui nous ont donné le plus de taff parce que c’est comme redémarrer un amour, redémarrer une relation avec quelque chose. Tu as tout un passif qu’il faut arriver à alléger…
La Face B : Et faire honneur à ce qu’elles sont…
Martin Luminet : Exactement ! Et aussi, ce genre de chansons, elles restent parce qu’il y a le public qui les aime et qui leur font honneur, qui leur donne une forme qui nous dépasse et au bout d’un moment tu as aussi ça, à ne pas trahir et ne pas céder non plus à cette attraction-là. A se dire on va faire que en fonction de comment elle a été reçue mais à la fois, il faut avoir en tête qu’elle a quelque chose qui ne fonctionnait pas, qui a accroché chez quelqu’un d’autre que nous donc il faut avoir ce respect d’avancer petit à petit pour pas trahir quoique ce soit.
La Face B : Et comment tu le vois le live pour Deuil(s) ?
Martin Luminet : On fait rentrer un batteur en plus, on multiplie les effectifs (sourire). Je suis hyper heureux parce qu’on rend un live qui est hyper vivant, hyper musical, où on fait quasiment tout et ça, ça me fait du bien d’arrêter d’être restreint à cause d’une économie de la scène, qui te demande d’être le moins sur scène mais de donner le plus fidèlement possible à l’album. C’est sûr que ça fait des concerts où tu entends des beaux albums mais ça ne fait pas des concerts où tu fais de la bonne musique, où tu fais de la musique.
Et moi, d’investir à fond le sujet du chant, le sujet des arrangements, le sujet de l’organique fait que tu as envie de refaire de la musique et de faire pleinement de la musique sur scène. Et arrêter de vouloir convenir à une partie du métier qui te demande d’être le plus fidèle possible à ce que tu as pu faire en album pour pouvoir plus se projeter. En fait, la seule façon de se projeter pour moi c’est sur les émotions donc le live il va être à la fois, très à l’image de l’album, mais il va être encore plus augmenté dans sa brutalité, dans son côté vulnérable, dans son côté frontal. Je pense que ça va être un live très très frontal.
La Face B : Je voudrais te laisser la parole sur deux des morceaux les plus fragiles et qui pour moi cristallisent vraiment cet album ; Etouffer et Baudemont. Un petit jeu en miroirs, sur deux émotions du deuil très différentes qui sont les plus chargées…
Martin Luminet : Ouais bah bizarrement quand tu fais de la chanson, la puissance elle vient rarement de l’artillerie. Elle est bien ta question, parce qu’elle parle des deux thèmes principaux de l’album. Etouffer ça parle du deuil amoureux où je me suis rendu compte que j’ai été tout aussi complice que l’autre personne de cette fin d’amour, que vouloir plaire à quelqu’un, à tout faire pour être aimé bah on oublie de s’aimer soi et si on s’aime pas, on n’est pas aimable par définition et que je me suis perdu là-dedans à croire que l’amour c’était devoir plaire.
C’est typiquement ce que raconte la chanson, au bout d’un moment, ce qui ne te ressemble pas, ce comportement engendre en face de l’indifférence, du mépris et ça se finit dans un bain d’humiliation pour soi, pour cette histoire… Tu sais que c’est irréparable à ce moment-là. Je ne suis pas dans la position où on m’a fait du mal, on m’a détruit ou quoique ce soit et que je suis une pauvre victime. Ça m’a fait beaucoup de mal mais je sais qu’on est souvent complice de ce qui nous arrive. Et en amour, je sais que j’ai été complice de ça parce que le fait d’être insécurisé en amour tu compenses en pensant que tu vas y arriver, que tu es encore plaisant, que ça va plaire à quelqu’un de faire semblant que tout va bien et en fait non, tout ne va pas bien. Ça m’a appris plein de choses. Je pense que mon rapport aux gens et aux choses derrière ne sera plus jamais le même et c’est cool. C’est les vertus de la blessure.
Et puis Baudemont,ça parle du départ de mon grand-père, c’est la petite colline où il habite où j’ai passé toute mon enfance avec lui et ma grand-mère. Il est tombé gravement malade et j’allais le voir tous les jours à l’hôpital et le dernier jour, il sentait que ça n’allait pas, il nous a appelé, il nous a dit est-ce qu’on peut se voir parce que je sens que ça ne va pas. C’était fou parce qu’il nous a réunis, toute ma famille, pour nous demander l’autorisation de mourir en gros. Je n’y arrive plus, est-ce que ça ira si je m’en vais… Et c’était un moment de grâce absolu et de tristesse forte mais de grâce.
Mais comment est-ce qu’une personne peut avoir ce courage-là, de se préoccuper avant tout des autres, avant de se préoccuper de sa propre santé et de sa propre intégrité. Je me souviens que j’ai passé un petit temps avec lui, on a discuté et je lui ai demandé s’il avait envie de voir, d’écouter quelque chose qui t’emmène autre part que cette chambre d’hôpital. Et il m’a tout de suite dit qu’il voulait revoir Baudemont et sa terrasse. J’ai toujours vibré sur cet endroit du monde, qui est une petite colline en Saône et Loire, je savais que quand j’arrivais là-bas rien ne pouvait m’arriver. Et je pense que lui il m’a inculqué ça, de se dire qu’il y a des endroits comme ça où les éléments sont avec toi, où il y a beaucoup d’amour autour de toi et c’est ici que tu peux te sentir bien, les moments où ça ne va pas bien, tu viens là, les moments où ça va tu viendras l’amplifier et tu le partageras.
Cette chanson, elle parle de ces choses-là de se dire, pourquoi j’ai eu cette chance-là d’avoir quelqu’un comme ça dans ma vie, qui n’avait ni mon âge, ni mon histoire mais on était proches, c’était trop bien. Et ça soulève la question de comment je peux comparer en fait une tristesse de vie et une tristesse amoureuse. J’ai beaucoup de culpabilité à me dire, je ne comprends pas, je me suis préparé toute ma vie à passer une partie de ma vie sans mon grand-père et que le jour où je vis une rupture très douloureuse, j’ai l’impression que c’est cette rupture qui me bouleverse plus que le départ de mon grand-père.
Je culpabilisais beaucoup de comparer ces deux tristesses et au bout d’un moment, j’ai compris qu’il fallait les confronter pour se rendre compte que le départ de quelqu’un de qui t’étais très amoureux dans tous les sens du terme que ça soit mon grand-père ou la personne avec qui j’étais à cette époque, ce départ-là doit aussi t’apprendre toutes les choses qui te restent. En fait, Baudemont, cette terrasse, cette colline, elles restent. Elles sont là. Mon grand-père n’a jamais été aussi omniprésent dans ma vie que depuis qu’il est parti parce que j’y pense tout le temps. Et tout le temps, je le consulte intérieurement, je sais qu’une partie de moi reste en communication perpétuelle avec lui. Cette chanson, il n’y a pas de forme, zéro artifice, elle est à la limite de l’impudeur. Mais, je crois que je ne voulais pas en faire une chanson, je voulais en faire une confession. Un état des lieux. Plutôt qu’en faire un objet artistique et c’est vrai que Baudemontc’est un état des lieux, l’état de l’âme où est-ce qu’il en est ici… Et voilà.
La Face B : Et est-ce que t’as mis Quelqu’un pour que ça se termine pas là-dessus ?
Martin Luminet : Ouais. J’avais besoin d’écrire Baudemont mais je n’avais pas besoin qu’elle soit sur l’album quelque part. J’avais besoin de l’écrire pour dire que j’ai fini mon cycle de ces questions-là du deuil, c’est vraiment la chanson que j’ai écrite en dernier. Tout dernier après que l’album ait été finalisée, j’ai eu cette chanson et je l’ai faite écouter aux autres et je leur ai juste dit, laissez-moi juste le temps de l’écrire et on verra après si on la met sur l’album mais moi je n’aurais pas eu l’impression de faire le tour de la question si je n’ai pas écrit ce texte-là. Et ça a été un texte éprouvant à écrire et au regard de la façon dont elle sortait, on s’est dits que c’était impossible de ne pas la mettre dans l’album. Il fallait ouvrir cette fenêtre, vers le dénuement complet. Tu es nu, tu es vulnérable et c’est ce que t’apporte le risque du deuil. Si tu veux aller à fond dans le deuil, il faut t’affranchir de ce que tu crois être tes forces, ce que tu crois être tes ressources, il faut que tu risques d’être tout en bas. C’est sûr que tu frôles ça. La mettre dans l’album c’était une chose mais pour moi ce n’était pas la conclusion de l’album. La conclusion ça pouvait être que cette chanson d’après qui fait office de générique et de synthèse et de digestion un peu de de tout ça. Et d’ouverture pour la suite. C’est vrai qu’il y a eu cette question d’ouvrir le cycle d’après et c’était important pour moi de conclure là-dessus avec Quelqu’un.
La Face B : Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour ton année 2023 ?
Martin Luminet : (rires) D’un point de vue très personnel, j’espère être compris, être entendu et que l’autre partie de ça c’est que ça vienne interroger en nous notre rapport à ça, aux deuils en cours, qu’on a eu le courage de faire. On marche avec les sacs remplis de plein de choses, de non-dits, de lâcheté… Et j’en fais partie. Pour moi le deuil ça a été un exercice, un processus d’alignement qui m’a permis par le biais de la lourdeur, de me sentir beaucoup plus léger après. C’est vrai que c’est ça que j’aimerai bien souhaiter à notre époque-là et l’immédiat c’est de se dire sur quoi on est capables de faire un deuil et sur quoi on n’est pas capables de le faire. Sur les choses sur lesquelles on n’est pas capables de le faire, je pense notamment aux questions climatiques et sociales, allons nous battre. Allons affirmer qu’on n’est pas battus sur ces questions-là.
La Face B : Ne pas faire le deuil de la retraite à 60 ans…
Martin Luminet : (rires) C’est clair.
La Face B : Est-ce que t’as des coups de cœur, des choses que t’as aimé…
Martin Luminet : Ariane Roy très fort, ça m’a aidé à me décomplexer de plein de choses, la scène québécoise… que ça soit elle ou Lou-Adriane Cassidy… Ce sont des projets qui décérébralisent la musique, qui vont direct au cœur et c’est clair qu’eux ne se posent pas la question de savoir quel style… J’suis très heureux que la frontière entre le Québec et la France se gomme un peu pour laisser rentrer ça et voir qu’en fait c’est possible d’être 5 sur scène, c’est possible de parler d’intimité, de parler de son corps, de ses erreurs ouvertement et c’est possible de les chanter et d’être dans un truc où on s’abandonne, on n’a pas peur du regard de l’autre.
C’est un vrai gros coup de cœur. Et ensuite, j’ai écouté l’album de Two Faces qui est mortel, c’est un vrai gros coup de cœur à venir et j’ai été beaucoup guidé par les disques de Kae Tempest dans cette écriture et c’est marrant d’être guidé par quelqu’un qui porte le nom d’une tempête parce que je l’ai vraiment vécu comme ça. Donc c’était ça mes trois objets, façons de faire de l’art qui me réjouissent et qui me donnent beaucoup d’espoir pour la suite.