On a longtemps milité pour que Martin Luminet fasse un saut dans la région Hauts-de-France, il faut croire que 2024 a exaucé nos voeux. Après un premier passage en mars dernier à la Bulle Café de Lille, c’est le Bivouac Festival qui l’a accueilli à bras ouverts. Coïncidence folle ou simple signe du destin, il se retrouve programmé au côté de Girls in Hawaii – présents à l’occasion de la tournée des 20 ans de leur premier album From Here To There –, groupe qu’il chérit au point qu’il s’était offert une adaptation de leur magnifique Not dead. On s’est alors dit qu’on lui ferait un cadeau de taille ; lui confier le rôle du journaliste. Mesdames, messieurs, en exclusivité sur La Face B, sur fond d’intimité, de deuil, de secret de longévité, de l’industrie musicale : la rencontre de Martin Luminet et Girls in Hawaii !
Martin Luminet : Ce ne sont pas du tout des questions reliées à l’actualité, à votre actualité, c’est plutôt des questions plus intimes. J’aime beaucoup écouter vos albums, déjà ça me trouble parce que j’ai écouté beaucoup à l’adolescence et j’ai l’impression que pour autant vous n’êtes pas un groupe âgé. C’est assez déroutant et je me demande, enfin, je me suis posé plein de questions donc je vais vous les poser. Et puis il y en a sans doute qui vont être bien d’autres qui vont être nulles mais… (rires)
Lionel Vancauwenberge : Ça ne sera alors pas la peine de répondre… (sourires)
Martin Luminet : Ouais, exactement. (rires) Je voulais savoir quelle est la place de l’intime dans vos créations.
Lionel Vancauwenberge : Elle est quand même fort présente. Chacun séparément d’une certaine manière. Vu que je crois que la base des morceaux elle se fait vraiment en solo, comme une certaine manière. C’est souvent seul dans sa chambre, il y a ce truc un petit peu quand même. Quotidien, intime, oui.
Antoine Wielemans : C’est marrant parce que ça fait 20 ans qu’on fait de la musique ensemble et à part le morceau Misses qu’on a vraiment travaillé à deux. Ça nous arrive souvent de retravailler après sur une idée que l’un des deux a eue. Mais c’est vraiment deux gros actes solitaires de d’écriture, deux gros axes solitaires. Et après on remet ça ensemble donc. Et par exemple l’intime de l’intime.
C’est marrant parce que c’est compliqué pour nous deux, je crois, d’écrire ensemble parce que quand t’écris… Ce n’est même pas parce que ça parle de ton intimité, mais c’est juste oser faire des trucs avec ta voix, chercher, faire des erreurs, faire des trucs nuls et puis bien prendre le temps de faire quinze trucs nuls pour, par accident, arriver à un truc bien. C’est un truc que t’arrives à t’imposer toi-même, mais à deux ou à plus, c’est toujours assez compliqué.
Martin Luminet : Oui oui, déjà je trouve même tout seul, c’est dur de s’autoriser à faire des trucs. On sent, on se juge vite. Je comprends. Je voulais en venir justement sur la notion de groupe, le fait de bosser en groupe, je voulais savoir un peu avec les années qui passent. Quels sont les points d’intimité qui ont traversé le temps et quels sont les points d’intimité qui vous relient, qui ont bougé, qui ont changé ?
Je ne sais pas si c’est très clair comme question. A savoir que je pense qu’une rencontre amicale et musicale, elle se fait autour de certaines valeurs intimes, notamment. Des choses où on se suit. Parce que l’on sent que la personne va parler de quelque chose qu’elle a sur le cœur et qu’on va pouvoir y répondre. Et avec le temps qui passe, c’est toujours la question que je me pose pour les couples, pour les amis et pour la musique. Qu’est-ce qui vous tient alors que vous ne vivez pas ensemble ? C’est quoi votre rendez-vous intime qui fait que quand vous vous retrouvez quelques années après ou quelques mois après, qu’est ce qui vous fait vous dire « tiens ça, ça n’a pas bougé chez l’autre » et c’est ce qui tient et c’est un peu ça la force du groupe ?
Lionel Vancauwenberge : C’est un truc marrant parce que c’est vrai qu’au début, quand on faisait chacun nos chansons, on se voyait beaucoup, il y avait vraiment un truc très frais. Un peu de points communs dans les goûts. On se faisait des clins d’oeil sur des groupes qu’on écoutait. Tu vois des petits trucs comme ça. Avec le temps, on parle moins de musique aussi, on parle de beaucoup plus d’autres choses que ça.
La Face B : Politique… (rires)
Lionel Vancauwenberge : Non mais (rires)… Oui, tout ça a pris une place plus moins omniprésente dans nos vies. On a défini un espèce de cercle aussi, dans ce groupe, il y a quelque chose qui reste. Les marques elles sont plantées. On navigue là-dedans facilement on sait que l’autre on ne le perdra pas si… On connait les limites du projet. Quand on travaille, donc Antoine, on se dit par exemple, « dans les 3 prochains mois, on s’envoie des trucs toutes les semaines, on s’envoie des messages, tiens, aujourd’hui, je t’enverrai un truc » , et cetera. Ça permet toujours de voir un peu dans quel truc l’autre est. C’est quand même aussi une manière, toujours de voir un peu émotionnellement dans quoi l’autre est. C’est vraiment une autre phrase de notre relation.
Martin Luminet : Et chaque fois vous arrivez à recoller ? Vous êtes en contact toute l’année ensemble comme des amis le font ou est-ce que c’est plus sur la phase d’écriture où ça s’intensifie, où vous reprenez contact ou vous avez besoin justement de vous isoler l’un de l’autre avant de créer ?
Antoine Wielemans : Très élastique parce qu’il y a des moments où on se voit énormément parce qu’on est sur un disque, une tournée et que pendant deux ans on se voit pratiquement tous les jours. Du coup, il y a eu des moments où ça nous a fait du bien de plus se voir pendant 6 mois. Généralement, en fait, quand la tournée s’arrête, le processus d’un disque s’arrête complètement, on passe à chaque fois, une bonne année sans se voir ou quasi plus. On se donne des nouvelles, on se croise parfois mais on ne cherche pas spécialement à se voir. Du coup, il y a un moment, c’est un espèce de petit manque ou un truc qui réapparaît où tu as envie de te revoir mais plutôt pour des chouettes raisons, des raisons saines.
Lionel Vancauwenberge : Ouais et après on est voisins pour le coup, c’est vraiment. Il y a bien quatre rues.
Antoine Wielemans : Mais il y a moyen de passer six mois sans se voir, il n’y a pas que quatre rues à Bruxelles.
Lionel Vancauwenberge : Il y a plein de gens que je vois plus que toi. Mais il y a souvent quand même un petit café. Ce qui est un peu toujours compliqué, c’est d’avoir des discussions sans qu’il y ait toujours le groupe qui soit dans la discussion.
Martin Luminet : Oui et puis je suppose qu’il n’y a pas que la musique comme sujet qui vous unit ?
Lionel Vancauwenberge : Non, ça dépend aussi de ce qui arrive dans nos vies. Parfois, c’est complètement absent.
Martin Luminet : Ouais, voilà.
Antoine Wielemans : Mais après sur 20 ans d’écriture, il y a des moments où on était vraiment très, très forts, en symbiose, à chercher les mêmes choses et à atteindre les mêmes choses. Et forcément, il y a des moments aussi où il y a parfois une petite volonté d’émancipation, d’aller chercher un endroit que l’autre ne partage pas spécialement.
D’envie différente parfois. Il y a eu plein de phases différentes. Il y a des phases où c’est très facile de mettre notre matière ensemble. D’autres phases où… On a bossé avec un producteur, c’était plutôt lui et c’était assez intéressant de trouver tous les liens entre une série de chansons que j’amenais, une série de chansons que Lionel amène. Mais je pense qu’on a quand même un truc. Les gens de l’extérieur voient toujours évidemment ça comme un projet Girls in Hawaii, un groupe et ne repèrent pas spécialement qui a écrit quoi comme chanson, les voix.
Martin Luminet : Et vous diriez que les phases les plus fortes du projet, enfin de l’histoire du groupe, ça a été les phases où vous étiez vraiment en symbiose, ou justement, les phases où il a fallu enjamber des difficultés à se parler, à se comprendre artistiquement ? Je bosse aussi avec un binôme et je sais que des fois on se dit quand on est dans le dur.
Qu’est ce qui nous retient de ne pas juste se laisser partir comme dans un couple ? Quand on est dans le dur, qu’est ce qui nous retient de laisser partir. Si ça fait 20 ans qu’un album existe, est-ce que s’il y a quelque chose qui nous tient aussi, même dans les épreuves, qui raconte quelque chose de nous ? Est-ce qu’il y a des choses dans les épreuves où vous vous êtes dit « Bah tiens, en fait ça, ça, ça a été beaucoup plus fondateur qu’un succès… »
Antoine Wielemans : Le succès du premier, on ne l’avait vraiment pas vu venir. On a fait vraiment comme pur délire de potes, d’amis et passionnés par le truc tous les deux. Puis c’est devenu quand même très long et fastidieux.
Donc on s’est pris la tête plein de fois, mais en même temps c’était un truc bien sûr magique. Après, sur le deuxième, on a beaucoup plus galéré. Dans le sens où c’est le deuxième où il fallait rééditer quelque chose. Nos vies avaient un peu changé. Puis le troisième, c’était après le décès de Denis (Denis Wielemans, batteur du groupe et frère d’Antoine, disparu dans un accident de voiture en 2010), donc c’était encore tout un autre. Mais je pense à chaque disque a eu un peu son paysage. Je pense que des épreuves, il y a eu vraiment des trucs, quand ce n’était pas facile, il y a vraiment des trucs super qui sont sortis aussi au final.
Lionel Vancauwenberge : Ouais ouais en fait ça dépend toujours un peu du morceau qui vient… C’est toujours un truc. Au moment où Denis est mort, il y avait quand même une vraie volonté, de faire quelque chose de musical. Il y a quand même beaucoup, beaucoup d’investissements en tout cas mental. Mais globalement ça ne veut pas spécialement dire qu’il va y avoir un bon morceau ou quoi. Ça dépend toujours un peu de ce qui sera.
Martin Luminet : Je suppose que cet album, il était fait aussi pour soi, c’était plus quelque chose pour se guérir soi. Sans trop se poser la question de comment il peut être reçu, parce que je pense que ça devient très dérisoire à ces moments-là…
Lionel Vancauwenberge : Ouais, ouais, on n’a jamais une grande maîtrise de tout ce truc-là.
Martin Luminet : Je comprends, ouais.
Lionel Vancauwenberge : Comment ça venait, quand on était bon ou pas, on essayait de ne pas trop y réfléchir.
Martin Luminet : Ouais bah tant mieux.
Lionel Vancauwenberge : Parce que quand on y réfléchissait, c’était vraiment la galère. On a connu un peu ces moments. Au moment où, c’était pendant des années, on essayait, on essayait, on se méfiait un peu trop de trop mentaliser tout ça.
Martin Luminet : Je comprends. C’est vrai que c’est toujours dur d’anticiper une émotion. De se dire « tiens, comment est-ce que ça va être perçu cette émotion ? » alors que toute une industrie nous demande le faire. Mais en fait ce serait au-delà de vos forces. Ça serait presque hérétique de le faire. Parce que sinon ça voudrait dire qu’on répond à une demande et pas tellement à un besoin qui vient de l’intérieur.
Lionel Vancauwenberge : Ouais mais ça, on a souvent essayé d’y répondre quand même. On sentait qu’on en avait besoin. Tu sais c’était le fameux truc du single radio.
Martin Luminet : Oui, oui, évidemment, ça personne ne peut y échapper.
Lionel Vancauwenberge : 2008 – 2009, c’était vraiment le moment, il fallait. C’est un peu chiant.
Martin Luminet : Mais est-ce que l’industrie, elle ne finit pas par comprendre justement qu’il ne faut pas essayer de répondre à quelque chose… Enfin je veux dire, pour moi la longévité d’un groupe c’est la plus grande marque de succès aujourd’hui donc je pense c’est comme ça qu’au bout d’un moment on s’apaise et que l’on devient tranquille. Mais est-ce que les artistes avancent plus vite que l’industrie quelque part, selon vous ?
Dans ces sujets-là. Depuis toujours, on recherche une recette qui n’existe pas. On se rend compte que les artistes les plus épanouis sont ceux qui durent. Sont ceux qui peut-être vivent loin aussi de cette vie un peu faste et un peu courir après le succès. On a l’impression que l’industrie est toujours un petit peu comme un truc de morfale vis-à-vis de ça qui n’arrive pas du tout à couper sa faim. Et comment est-ce qu’on sort, enfin au bout de 20 ans, je pense qu’on a traversé ça. Comment est-ce qu’on sort de là ? Comment est-ce que l’on s’apaise avec ça ? Avec des envies qui ne viennent pas de l’extérieur mais plus de nous.
Lionel Vancauwenberge : Nous c’est un peu l’avantage qu’on a de fait d’être encore là 20 ans après, c’est du bonus. Et tout le paysage a changé. On ne nous demande plus spécialement de passer à la radio. On est un peu largués aussi là-dedans, on ne fait plus trop attention à tout ça. Mais, on a un public qui est fidèle donc on n’a plus besoin. On ne cherche plus spécialement à avoir un gros single sur notre disque. C’est génial hein ? Pour l’instant franchement on est vraiment relax. Et la tournée anniversaire, on aura bien profité, je crois pour la première fois depuis longtemps. Parce que c’est du cadeau un petit peu quand même.
Je ne sais pas… C’est vrai, on a souvent essayé de jouer le jeu avec le groupe quand même. De suivre un peu les demandes de label sans jamais vraiment y arriver non plus. Non, ça ne nous a pas trop usés non plus. On aurait pu se fatiguer une fois ou deux. J’ai vraiment du mal à expliquer ça, pourquoi on est toujours là, parfois (sourire).
La Face B : Ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’à votre époque, enfin je prends en 2006 à peu près. Tu vois une énorme scène belge quand même. Que ça soit en France ou à l’international. Au final, ce qu’il reste aujourd’hui de cette scène-là, c’est 3 groupes. Il y a vous. Il y a Soulwax qui, un peu comme vous, fait à peu près ce qui ce qui voulait sur son ressenti à lui. Et il y a Ghinzu qui a atteint un espèce de statut culte parce qu’ils ont disparu pendant dix ans sans rien faire et qu’ils reviennent maintenant. Il y a plein de trucs comme ça qui avaient fleuri et qui finalement n’ont pas tenu sur la distance. C’est quand même intéressant de savoir comment on tient sur vingt ans en fait.
Lionel Vancauwenberge : Ouais le binôme a fonctionné, ça c’est sûr aussi. Que d’être tout seul et à gérer ce truc-là c’est un vrai métier…
Antoine Wielemans : Que dire ? Je pense que nous, on a été assez chanceux. De toujours avoir un public qui répondait favorablement à ce qu’on proposait en fait. Et on s’est toujours sentis assez soutenus. On a toujours senti des gens curieux de ce qu’on faisait. Et on a peu galéré. Il y a forcément des moments où ça s’est mieux passé, des moments où des labels trouvaient que c’était compliqué. Il y a des moments où le label se plaint. Parce que les morceaux ils n’arrivent pas à les mettre en radio et des trucs comme ça. Mais voilà au final on a toujours fait des supers tournées, excitantes et super chouettes et souvent assez complètes…
Je pense que toute une série de groupes de cette vague belges qui ont un moment moins eu ou tout simplement qui galéraient plus et qui ont fini par s’user ou se décourager… Je raconte l’exemple de Brains, un groupe que l’on adore, ce sont vraiment des supers amis, mais, eux, ils ont enchaîné des centaines de dates dans une camionnette dans des conditions quand même bien dures. On a eu la chance de passer un mois dans un tourbus et avec les conditions de tournées qui devenaient vraiment un peu plus confortables et qui font du bien.
Martin Luminet : Ouais, qui n’use pas trop l’organisme.
Antoine Wielemans : Je sais qu’à un moment, ils ont eu aussi vraiment le problème de sortir un disque et le programmateur de salle qui leur disait « mais vous êtes déjà venus jouer 2 fois. Nous, on vous adore, mais on ne va pas vous programmer une troisième fois ». Et puis à la radio, il n’y avait plus vraiment de débouchés et puis à un moment travailler avec un tourneur qui galère, avec un label qui galère, ce n’est plus très gai. Tout le monde rame et tout le monde perd un peu d’argent et tout devient plus compliqué, un peu triste. Nous, on a été très épargnés de ça, ce qui était ce qui est vraiment une chance.
Lionel Vancauwenberge : Puis du boulot et de l’exigence aussi. Donc ce truc là on a quand même vraiment fait attention à sortir des choses qui comptaient pour nous. Il y a vraiment quasi aucune chanson que je regrette.
Martin Luminet : Ce qui est assez rare je trouve.
Antoine Wielemans : Ça ne veut pas dire que tout est bien parce qu’on a jeté un milliard de trucs (rires). Tout est assumé, mais en fait ça passe par tellement de filtres. Quand j’amène un morceau, il faut que ça plaise à Lio, il faut que ça plaise à moi, il faut que ça plaise au reste du groupe, puis le manager, puis le label. Enfin en gros, il y a tellement de filtres parfois, il y a qu’un morceau que personnellement on aime beaucoup, et puis en fait il ne passe pas les filtres, on va se battre pour qu’il passe les filtres.
Effectivement, on a mis souvent beaucoup de temps entre les disques à patiemment compiler des chansons qui nous intéressaient vraiment. C’est vrai que pour le moment, ça fait quelques mois qu’on annonce un nouveau disque, que tout le monde nous pose une question. On est effectivement en train de travailler un disque en ce moment. Et à chaque fois on se dit « bah attends, il sera là certainement. »
Martin Luminet : Et onze mois après… (rires)
Antoine Wielemans : C’est un peu comme d’habitude. Là on a au moins 25 démos et en même temps il y a quatre chansons qui nous intéressent vraiment à fond…
Martin Luminet : Mais oui, dans ce que tu dis de l’exigence en tout cas. C’est sûr que c’est toujours plus dur d’avoir des filtres à étage. Souvent on est tenté de niveler un peu par ce qui arrange tout le monde. Donc c’est souvent la majorité, ça peut être quelque chose d’un peu fade ou un peu plat. De ce que vous racontez, il y a un truc justement d’essayer de convaincre sur ce qui nous accroche. Et ça, je trouve que ce sont des process, de vrais groupes. Parce que souvent ça peut être un peu suranné de dire qu’on est un groupe, mais il n’y en a qu’un qui bosse et les autres suivent.
Dans ces processus, de vrais groupes de musique en communauté, ce qui est plus rare aujourd’hui je trouve. Il y a un peu une course à l’auteur, compositeur, interprète qui maîtrise tout. Qui même parfois, s’il écrit mal, c’est plus valorisé qu’il écrive ses textes, même s’ils sont moins bien que si quelqu’un écrivait. Là où avant on aimait collaborer, il y avait une vertu à ça. Je trouve qu’un un vrai groupe, quelque chose qui donne vraiment le côté « on vit en société quelque part », je trouve ça assez inspirant pour nous les artistes, mais même pour tout le monde.
De se dire qu’en fait ça existe l’exigence à plusieurs. Parce que souvent on te dit pour que ça plaise à plein de monde, il faut servir un peu de la soupe. Là je trouve ça assez puissant. Et c’est aussi peut-être pour ça les vertus du temps. Où l’on ne se précipite pas à sortir un album, où là encore l’industrie nous demande de sortir un album tous les deux trois ans. Mais qu’il faut le temps aussi d’avoir des nouvelles choses à dire.
Lionel Vancauwenberge : Quand tu crées, c’est si tu as vraiment un truc qui t’enthousiasme et qui te soulève un truc, ça nous arrive souvent. Quand tu écoutes ce que tu as fait et que tu es vraiment content. C’est quand même bien parti pour que tu le donnes aux gens aussi.
Martin Luminet : Ouais, clairement.
Lionel Vancauwenberge : On n’a pas vraiment d’exemple de trucs qui ont vraiment plu aux gens alors que tu as ramé comme un ouf et que tu ne ressens rien. Je ne crois pas trop à la formule, il faut quand même, que ce soit excitant. Ça se transmet, je veux dire.
Martin Luminet : J’avais une dernière question, c’est plutôt dernier petit chapitre. L’album Everest, c’est un album que j’ai beaucoup écouté. Pour les chansons qu’il y a dedans et puis pour toute l’histoire. Je trouve que c’est dur de parler du deuil en musique. C’est dur de traîner son deuil même en musique. C’était le sujet aussi de mon album donc c’est un truc qui m’interroge. Parce que je vois très peu de gens en parler ouvertement et avoir ce courage-là d’en parler.
Et je voulais savoir, comment est-ce que dans une vie de musicien et dans une vie tout court, on fait pour vivre avec son deuil tout en laissant une juste place et continuer d’avancer. Sans pour autant oublier la personne, oublier l’histoire et se rendre compte à quel point les choses comptent par leur absence. Comment est-ce qu’on vit avec un deuil humainement et musicalement selon vous ?
Antoine Wielemans : Je dirais qu’à la longue, c’est le temps qui fait que les choses s’apaisent. Mais je me souviens bien qu’au moment d’Everest, c’était vraiment très étrange comme période. En même temps être super contents qu’on ait refait un disque et sentir que le disque est quand même assez fort. D’avoir des super retours des gens, d’être, nous, dans une excitation terrible, d’être de retour sur scène. Et en même temps, d’être un peu gênés ou déstabilisés. Je sais que tous les premiers concerts qu’on a faits au moment de la sortie du disque, c’était super déstabilisant. Un sentiment très contrasté.
C’est un peu ça entre le deuil, la culpabilité. Te dire « ben OK nous on a fait un disque de ça. Pourquoi nous, on a le droit de faire ça ? » Des questionnements un peu personnels. En fait, c’est assez bizarre parce que c’est presque un deuil un peu… forcé à un moment. Parce que tu accueilles un nouveau batteur, parce qu’il y a une nouvelle formule du groupe. Parce qu’on commence à faire des photos de presse… Il faut que le groupe retrouve une identité et que le groupe avance. Parfois, tu te sens un peu obligé d’effacer la personne, en l’occurrence Denis, notre ancien batteur.
Et pourtant tout le disque, lui était quelque part un peu dédié. Et en même temps, tu dois faire abstraction de ça. Mais en fait, ce sont plein d’émotions qui s’entrechoquent. Toutes ces tournées-là, c’était vraiment très particulier. Je crois que nous en tout cas, on a solutionné ça. En étant très fougueux sur scène. Parfois un peu dans la colère, parfois un peu dans l’énergie très brute. Je pense qu’il n’y a pas un moment où on a joué plus fort sur scène que cette tournée-là. Tout allait à fond. Ça ne nous ressemblait pas spécialement. Sauf que là il y avait une certaine colère qui marche bien avec la pochette du disque, de tsunami ou de vagues ou de trucs d’énergie. D’énergie très brute, très violente comme ça.
Par rapport à la tournée d’après, Nocturne, où ça a été très travaillé. On avait vraiment envie d’arriver à maîtriser le son en live et en salle de plonger les gens et d’arriver à vraiment maîtriser les choses, plus comme quand on mixe un disque. Alors que sur Everest, on avait vraiment la guerre. On n’était pas vraiment tristes, on était un peu rageux comme ça, c’est particulier.
Lionel Vancauwenberge : Puis il y avait un truc qui renaissait aussi en tant que groupe. C’était vraiment inattendu. C’était exalté. Beaucoup de fêtes aussi.
Martin Luminet : Ouais, de compenser avec de la vie aussi, ce qui est énorme. Ouais, ce qui est une bonne réponse des fois. Enfin même souvent c’est ça. Parce que souvent on plonge avec la tristesse. On peut culpabiliser de trop vivre après ça. Et je pense que c’est la seule réponse valable : d’engager un truc de vie, d’urgence.
Antoine Wielemans : Après on faisait vraiment beaucoup la fête. On fumait comme des fous, on buvait comme des trous, on jouait à fond. Vraiment c’était les trucs qui nous ont le plus fatigué. Je pense qu’il y avait un truc où quand même on n’était pas complètement tranquilles dans notre tête non plus. Il y a quand même un truc bizarre où tu combats ça par des excès en vivant qui sont nécessaires. Mais qui ont fait que tu ailles tous les soirs sur scène un peu au bout du rouleau comme on a fait. Mais que, dans l’énergie du soir, ça fait le moment. On a commencé qu’à 25 ans et on fait vraiment beaucoup plus gaffe à notre santé, aux heures de sommeil en tournée. C’est vraiment plus du tout la même ambiance. Mais Everest, c’était sauvage.
Lionel Vancauwenberge : On sentait que ça allait être le moment ou jamais, de faire une dernière fois une bonne tournée bien sauvage.
Martin Luminet : Je pense que c’est aussi faire ton deuil publiquement, et ça c’est aussi autre chose. Souvent le deuil il se fait un peu chez soi, reclus dans des états dans lesquels on n’a pas envie d’être vu. Là c’est vrai que vous avez eu le courage, vous, de l’afficher et de rendre hommage à quelqu’un qui partait. Et de vivre deux fois plus comme si la personne était encore là.
Antoine Wielemans : Après, c’est un truc d’énergie. J’adore les tournées parce que c’est des énergies cumulées. Ça devient hyper fort, hyper puissant.
Lionel Vancauwenberge : J’ai l’impression qu’il y avait une belle équipe aussi.
Antoine Wielemans : C’est la première fois où on a mis tout en place. Comme il y avait une longue pause entre Plan Your Escape et Everest quand on est revenus. Tout a été mis en place un peu naturellement ou un peu parce qu’on y réfléchit aussi avec notre manager pour asseoir le groupe de manière plus professionnelle. C’est à ce moment-là qu’on a vraiment commencé à tourner en tourbus, avec un tourman, Nico, qui est toujours notre tourman. Il y a vraiment un environnement.
Avant sur les deux premiers disques, on gérait tout nous-mêmes mais c’était vraiment toujours un peu le bordel. On passait un peu pour des Guignols. On arrive avec nos installations, des télés et tous les gens pétaient les plombs. Chaque date c’était compliqué. C’est toujours nous, même pas de tourman. Donc on a fait des centaines de dates où on a dû se présenter. Et expliquer un peu ce qu’on voulait faire. On n’était pas au courant que le label n’avait pas envoyé la bonne fiche technique. Il n’y avait jamais eu de pré-contact dans les salles… Comme on est belges, on était sympas et ça se fixait autour d’une bière.
Alors à partir d’Everest, on est vraiment rentrés dans le truc où il y a vraiment une équipe technique en parallèle de nous qui nous permet de vraiment être sans pression, se relâcher et être vraiment détendus.
La Face B : Et concentrés sur la musique.
Antoine Wielemans : Et faire la fête (rires).
Martin Luminet : C’est donc cet album-là qui a fait la bascule de manière un peu accidentelle, je suppose. Parce que tu ne prévois pas un album comme ça…
Antoine Wielemans : Là, complètement. Ouais. C’est pour plein de raisons. On commençait tous à avoir mal au dos. On avait fait des centaines de dates avant, on portait tout nous-mêmes. En fait, on avait envie de recommencer, de relancer le truc. On se disait, « mais ouais, c’est bien ça, ça fait 150 dates ». On sentait que la tournée pouvait être assez conséquente et on sentait qu’il y avait de la demande.
Il y a aussi le fait que Denis est décédé dans un accident de voiture et qu’au niveau trajet, on voulait un truc sécurisé. Qui soit vraiment pro pour nous-même, conduire des camionnettes toute la nuit. On a fait des plans comme tous les groupes de rock où tu te demandes comment tu es arrivé au bout du truc, vivant.
Martin Luminet : Entre la fatigue, les excès et tout.
Antoine Wielemans : Ouais, c’était quand même le moment de bascule quand même.
Lionel Vancauwenberge : On est enfin devenus pros.
Martin Luminet : Des professionnels de la profession. (rires)
Antoine Wielemans : On a aussi une comptable à ce moment-là.
Martin Luminet : Mais non, ah bah fallait dire c’est le rock, ça.
Antoine Wielemans : Et oui, il y a eu un peu de travail, dix ans de non-comptabilité.
La Face B : J’avais une question. Vous avez fait une tournée anniversaire. Comment on vit quand on réalise que sa propre musique est devenue un élément de nostalgie pour les gens ? Comment on le vit cette idée-là ?
Antoine Wielemans : On le savait un peu. Parce que forcément, il y a très souvent des gens en vacances, des amis. Parfois on se fait attraper dans la rue, les gens viennent nous parler de notre premier album. En gros, on a été forcément confrontés à ça avant. Mais on ne se rendait absolument pas compte à quel point. En Belgique en tout cas, quand on a lancé la tournée des vingt ans. On s’est dit « Bah ça fait plaisir à des fans un peu hardcore, de la première heure. On va espérer remplir une voire deux Ancienne Belgique (AB) ». Et en fait, il y a eu un engouement de dingue.
Ouais, je pense que ça, c’est, je crois, le plus beau cadeau que tu peux recevoir quand tu es musicien. Je vois ça par rapport, à, je ne sais pas, Air qui font par exemple leur tournée actuellement, je vois cet album à quel point moi, il m’a marqué. Enfin, au niveau des albums d’Air. La BO de Virgin Suicides aussi. Mais oui, c’est génial en fait d’avoir cette chance. On se rend compte que la plupart des fans qui viennent nous voir après au marchandising évoquent nos albums ou nos morceaux en évoquant direct qui ils étaient, ce qu’ils faisaient. Ça les accompagnait dans une période.
Ça représente 6 mois, un an dans leur vie. Ils disent « Ah, on était en vacances en Espagne, on a écouté votre disque », « Pendant mes études, on était en colocation, on écoutait votre album tous les jours », c’est marrant. On fait partie de l’intimité de plein de gens. Et c’est vrai qu’avec le premier, on a le plus ça.
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> Nos photos du concert de Girls in Hawaii au Bivouac